Le meilleur des pères… Il m’aimait tant.
Ce tome fait suite à Le Mercenaire, tome 3 : Les épreuves (1984). La première édition de ce tome date de 1988, réalisée intégralement par Vicente Segrelles, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. L’intégralité de la série a été rééditée dans une intégrale en trois volumes, en 2021/2022.Pour un autre point de vue sur cet album, Les BD de Barbüz : Le sacrifice.
Mercenaire se trouve sur un petit promontoire rocheux, devant une grande étendue d’eau. Il abat son épée sur le monstre attaché à la pierre, devant lui. Le sang coule de la blessure du cadavre et tombe dans l’eau du lac. Mercenaire se tient bien droit avec un grappin dans la main gauche. Il regarde le grand pic rocheux au loin au milieu du lac, ainsi que le pont à arches qui y mène. Il voit un éclat rouge s’élever de la tour à l’extrémité du pont. Il comprend que la cérémonie a commencé. Il espère qu’il ne tardera pas. En contemplant l’eau, il remarque une ridule bien droit qui vient vers lui : le voilà. La tête d’un immense monstre marin surgit de l’eau, juste devant lui. Il saute dans la gueule du monstre et s’accroche à la paroi de son palais avec l’une des griffes du grappin. Voilà Mercenaire ainsi arrimé à l’intérieur de la bouche du monstre, juste avant le début de sa gorge. Le monstre happe le cadavre de la bête immolée, referme sa bouche et s’enfonce sous l’eau. Mercenaire a affermi sa prise, en plantant un poignard de sa main droite, dans le palais, et tenant toujours le grappin bien fiché, de sa main gauche. Le monstre sous-marin nage gracieusement dans les fonds du lac, jusqu’à l’entrée de sa tanière, dans la roche. Il y pénètre, et, toujours aussi gracieusement, il remonte le long boyau jusqu’à la surface. Sa tête sort enfin de l’eau à l’autre extrémité. Mercenaire a bien senti le mouvement de montée et il s’apprête à sortir.
Mercenaire remonte le long des conduits nasaux du monstre jusqu’à se retrouver en position pour planter son épée. Il l’enfonce d’un coup sec et assurée, et commence à réaliser une entaille précise. Une fois son geste de coupe terminé, il peut sortir par la plaie ainsi créée, juste au-dessus de l’œil droit du monstre, ce dernier grondant de douleur. Mercenaire trouve un sentier à même la roche, mais il craint que la bestiole ne soit trop repérable et qu’il n’ait pas le temps d’avancer avant d’être découvert. Il reprend son grappin en main, et le lance pour qu’il s’accroche autour de la tourelle du petit bâtiment devant lui, une porte d’entrée vers le temple dans lequel il doit s’infiltrer. Il parvient juste à temps, juste avant que la gueule du monstre ne puisse le croquer. Il remonte la pente sur quelques mètres et se met en position d’attente. Il entend le gong résonner : c’est l’heure. Un enfant ligoté chute le long de la pente, un sacrifice destiné au monstre sous-marin. Mercenaire l’intercepte dans sa chute et coupe ses liens. Il le serre dans ses bras en l’enjoignant de se calmer et en l’informant que c’est son père qui l’envoie. Il lui explique que tant qu’il est pendu, la corde reste tendue. Si le monstre le mange, la corde se détend.
Dans le tome précédent, Mercenaire a été intronisé dans la communauté du monastère, après avoir passé avec succès les épreuves. L’auteur a donc mis en place une dynamique pour l’intrigue : Mercenaire a évolué dans son statut social, il s’est sédentarisé, et il n’exerce plus le métier dont il a choisi le nom comme patronyme. En outre, la pérennité de ladite communauté est menacée par les agissements de l’alchimiste Claust qui est parvenu à dérober le secret de la poudre explosive au monastère. Le présent tome commence avec une mission de sauvetage, et la seconde partie est consacrée à la défense du monastère qui subit une attaque de grande ampleur par la force armée de Claust. Il s’agit donc d’un tome tourné vers l’action. L’album commence avec une page composée de trois grandes cases dépourvues de mots : Mercenaire enfonce sa lame dans un animal sans défense. C’est brutal et sans explication. Dans la deuxième page, ne se trouvent que deux courtes bulles de pensée, une grande case de la largeur de la page en occupant les trois cinquièmes en partie supérieur : le lecteur se tient dans le dos de Mercenaire et peut voir ce qu’il regarde. Les trois cases de la bande inférieure sont en vue subjective, comme si le lecteur se trouvait sur le dos du monstre marin approchant de l’animal sacrifié. Dans la troisième page, juste deux effets sonores, et cette action très spectaculaire de Mercenaire qui saute dans la gueule grande ouverte du monstre, et qui plante son grappin dans l’intérieur de sa joue.
Le lecteur se cale tranquillement pour profiter du spectacle que lui offre l’auteur. Après cette entrée en matière brutale et fantastique, il voit le monstre marin glisser dans les eaux, la formidable construction du temple de la lumière avec cette grand place, ce cristal taillé monumental, ces passerelles en pierre surplombant des abîmes vertigineux, cette improbable décharge d’électricité statique, les couloirs au mur de pierre, les énormes mécanismes en bois avec des rouages, des engrenages, des cordes, des chaînes, des portes guillotines (et le prêtre qui meurt écrasé sous l’une d’elle). Puis dans la seconde partie, le dessinateur conserve cette narration avant tout visuelle : le lac souterrain, avec le chemin taillé dans le roc, passant entre d’immenses stalactites et stalagmites, un autre monstre marin à la stature effrayante, puis un dédale de cavernes, de tunnels creusés dans la roche. Comme dans les tomes précédents, la technique de réalisation des images en couleur directe, en plus à la peinture à l’huile, apporte une texture tactile à chaque élément. Ainsi les rochers ne sont pas que des formes vagues et passe-partout, mais de vrais blocs massifs et consistants. Le lecteur éprouve la sensation de pouvoir toucher la surface de l’eau. Il apprécie la douce luminescence des paysages sous-marins du lac. Il se rend bien compte de la différence de luminosité entre le lac entourant le temple de la lumière, et celui que doivent franchir Mercenaire, Nan-Tay et le garçon pour arriver jusqu’au monastère.
L’auteur a donc décidé de réaliser un album orienté action qui en met plein la vue. Il ne s’agit pas pour lui de se contenter d’une enfilade d’images spectaculaires. En fait, le tome commence par une image qui constitue un plan en coupe du monastère souterrain et des chemins d’accès permettant de situer les éléments suivants : gong d’appel, tunnel inférieur, escalier d’accès au monastère, extrémité du pont suspendu détruit par un énorme reptile, porte d’inspection pour vérifier l’état de la rivière souterraine, rochers qui s’ils se détachent peuvent provoquer le débordement de la rivière souterraine, champs de cultures. Même s’il ne prend pas le temps de regarder ce dessin, le lecteur est assuré de la cohérence des déplacements des personnages, de la pertinence de la stratégie de l’armée de Claust, et de la manière dont la communauté va essayer de le contrecarrer. D’un autre côté, cela implique également que le scénariste ne dispose pas de beaucoup de place pour développer les personnages, ou même l’intrigue de fond de sa série. Dans le même temps, il parvient à établir les enjeux de la guerre qui oppose Claust au monastère. D’une manière toujours étrange, avec l’air de ne pas y toucher, il sait apposer de petites touches pour apporter un peu d’épaisseur aux personnages : l’inquiétude du petit garçon même s’il n’est pas nommé, un souvenir d’enfance de Mercenaire, la compétence sans faille de Nan-Tay. Ainsi, ils ne sont pas réduits à l’état de pantin utilisé comme artifice narratif, mais bien animés par une motivation identifiée.
Mercenaire incarne toujours ce héros fort et sombre, homme de peu de mots, n’hésitant à braver le danger qu’il prenne la forme de prouesses physiques, de confrontations avec des animaux monstrueux ou, pire, contre des hommes animés de mauvaises intentions. Il sauve un garçon pas encore adolescent utilisé comme victime sacrificielle par un culte, il n’hésite pas à tuer ses ennemis, il est prêt à se sacrifier pour une cause. Comme dans les tomes précédents, la bravoure de Mercenaire n’a d’égale que celle des deux autres personnages principaux. Nan-Tay, une femme en armure, se bat aussi bien que lui, le sauve une nouvelle fois d’une mort certaine. Le lecteur note que pour une fois elle ne se retrouve pas déshabillée, et qu’il n’y a même aucune nudité féminine dans ce tome. Le petit garçon fait preuve d’un acte de bravoure qui dépasse même ceux des adultes, Mercenaire et Nan-Tay. D’une certaine manière, il donne l’exemple aux adultes. Les héros luttent pour préserver la vie de la communauté du monastère, contre l’avidité de conquête et de puissance de Claust. Si cette trame d’intrigue est très classique, la narration visuelle lui donne une consistance et une originalité peu communes.
Ce tome confirme que Mercenaire a changé de statut : il sert la cause de la communauté du monastère, sans plus chercher de contrat juteux. Ses actions le désignent comme un héros viril à l’ancienne, accomplissant des actes de bravoure fantastique, dans un monde vaguement médiéval avec des créatures monstrueuses et des temples incroyables. Pour autant, l’implication totale de Vicente Segrelles donne corps à des endroits palpables, tout aussi ordinaires ou fantastiques qu’ils puissent être. Bien qu’il semble rester à distance de ses personnages, le lecteur en perçoit la personnalité par des détails, comme il peut apprendre à connaître les individus qu’il côtoie au quotidien. Une belle série d’aventures plus humaine qu’il n’y paraît.
"Une belle série d’aventures plus humaine qu’il n’y paraît." Mais oui, c'est complètement ça. Je l'ai lu deux fois : à la seconde lecture, j'ai fait des allers et retours entre le plan du début et le développement de l'intrigue, et rien n'est laissé au hasard. Leurs actions sont à la fois formidables mais presque réalistes, bien loin des exploits que l'on peut voir au cinéma où la suspension volontaire de crédulité est mise à bien plus rude épreuve. Niveau narration, c'est limpide, ce qui n'est pas du tout présagé par le dessin qu'on pourrait trouver tape à l'oeil ou figé. Le Mercenaire continue à m'épater et à proposer bien plus qu'on ne pourrait le croire à première vue.
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour ton retour.
SupprimerLeurs actions sont à la fois formidables mais presque réalistes, bien loin des exploits que l'on peut voir au cinéma où la suspension volontaire de crédulité est mise à bien plus rude épreuve. - Je trouve que la narration visuelle, son niveau de détails, son approche très concrète, fait beaucoup pour ce réalisme.
Merci de m'avoir cité.
RépondreSupprimerAprès cette entrée en matière brutale et fantastique - Tu m'étonnes ! Ce monstre marin par Segrelles, c'est quand même quelque chose !
"un souvenir d’enfance de Mercenaire - Je me souviens de ça. C'est, sauf erreur, la seule référence à l'enfance du Mercenaire.
pour une fois elle ne se retrouve pas déshabillée, et qu’il n’y a même aucune nudité féminine dans ce tome. - Quoi ?! C'est inacceptable ! Mais que fait la police ?
Ses actions le désignent comme un héros viril à l’ancienne - Le parfait guerrier valeureux et droit des univers de jeux de rôles.
J'avais trouvé que ce tome était en deçà des précédents. Peut-être étais-je mal luné, va savoir.
J'ai été pris par le charme de la narration de Vicente Segrelles dans ce tome, comme dans les autres. J'ai conscience de ne pas être impartial, parce que je retrouve à chaque fois ce que je viens chercher.
SupprimerJe pourrais me montrer un peu déçu par le caractère lisse de Mercenaire, son absence de passé, sa rectitude morale sans faille, la déstabilisante absence de trame de fond ou de construction par étape, alors que le scénariste ajoute des pans de mythologie dans chaque album, etc. Mais le plaisir de lecture, d'aventure se montre plus fort que tout.