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mercredi 12 juillet 2023

Marshal Bass T04 Yuma

Il n’y a pas de bonne décision.


Ce tome fait suite à Marshal Bass T03: Son nom est Personne (2018). Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Nikola Vitković pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.


Washington D.C., 1876. Le colonel Terrence B. Helena s’est rendu au Capitol à la demande de Robert Little de la chambre des représentants des États-Unis, du parti d’Abraham Lincoln, pour le rencontrer. Little, un afro-américain lui offre un verre et lui confie un secret : il est noir. Le colonel entre dans son jeu et le représentant entame la conversation. Il affirme que pourtant n’importe lequel de ses collègues du Congrès dirait au colonel, qu’il est aussi blanc que du linge de maison. Ce ne sont que des hypocrites, car jamais ils ne votent une loi qu’il a initiée. Son parti, celui de Lincoln, ne récolte jamais assez de voix. Il enchaîne : est-ce que le colonel connaît le chef Powell ? ? Un politicien new-yorkais influent. Une vermine. Il a détourné plus de douze millions de dollars des fonds de la ville, des impôts payés par des pauvres gens. On l’a attrapé et envoyé en prison. Powell a été envoyé à la prison de Ludlow Street. C’est pour ainsi dire un hôtel où les riches criminels blancs peuvent jouer au billard et se faire livrer du homard. Little a tiré quelques ficelles et réussi à le faire transférer dans un vrai pénitencier. Mais contre toute attente, il règne en maître là-bas aussi. N’y a-t-il donc pas de punition pour les riches ? Pas d’espoir pour les pauvres ? Ce qu’il attend, c’est un coup de main de quelqu’un qui n’a que faire de secouer quelques plumes à Washington. Le colonel connaîtrait-il un homme qui pourrait infiltrer Yuma et faire tomber cette vermine une bonne fois pour toute, au nom de la justice ? Le colonel lui répond qu’il pourrait bien connaître l’homme qu’il faut au représentant.



River Bass voyage comme prisonnier dans un fourgon pénitentiaire. Il demande au gamin qui partage le fourgon surchauffé sous le soleil ce qu’il a bien pu faire pour se retrouver là. L’autre refuse de répondre, et Bass explique que lui a tué un homme, un Indien. Jupiter Johnson, pas encore adulte, a du mal à le croire : personne ne finit en prison pour avoir tué un Indien. Le fourgon passe devant un campement de fortune : trois femmes, épouses de détenus, leur demandent de saluer leur mari pour elles : respectivement Moïse Washington, Mustafa, Théodore Adams. Jupiter explique qu’il a été arrêté parce qu’il est noir, enfin principalement à cause de ça. Au sein de l’établissement pénitentiaire, le garde Morris voit le fourgon approcher et il va en avertir le major Philip Foyle, directeur de la prison. Celui-ci répond que c’est au sergent Corke de s’en occuper, qu’il se fiche des règles que ce soit à lui de s’en occuper, qu’ils n’ont pas remporté la guerre en respectant les règles et il en appelle à l’esprit d’initiative du soldat. Se lève un individu qui était assis sur une chaise sous une toile tendue entre des poteaux, à côté d’une table avec des rafraîchissements. Thomas Powell prend le directeur par l’épaule tout en faisant signe à Morris de s’éloigner. Il lui offre un verre que l’autre accepte après avoir mollement argué de l’heure matinale. Ça le détend. En réponse à une question de Powell, il lui répond que ce qui lui ferait aller mieux serait que son interlocuteur lui donne l’argent qu’il lui a promis. Powell répond qu’il l’aura dans deux jours.


Le lecteur n’est pas bien sûr si le scénariste va reprendre l’histoire juste après la fin du tome précédent, ou s’il va raconter une autre histoire sans rapport. Les rares éléments de contexte semble indiquer qu’il s’agit d’une nouvelle mission, très périlleuse, pour River Bass : infiltrer une prison sous un faux nom (il se fait appeler Marcus Miller) pour faire tomber une huile qui a fait usage de sa fortune et de son entregent pour vivre tranquillement à l’ombre, avec un régime de faveur qui donne l’impression que c’est lui qui dirige l’établissement. Ce centre d’incarcération est peuplé d’afro-américains et de quelques repris de justice Indiens, peut-être quelques blancs. Les gardes appliquent une discipline sévère, se faisant respecter par des coups distribués avec libéralité et sans besoin d’avoir une raison. Le lecteur ne sait donc pas trop sur quel pied danser quant à l’état d’esprit du personnage principal, mais le tome précédent a bien imprimé dans son esprit que la série délivre des drames d’une rare noirceur. En outre, l’infiltration d’un membre de la police comme détenu dans une prison s’inscrit dans les grands classiques, et il est assuré que le pauvre représentant de la Loi va être soumis à d’horribles traitements, et va découvrir une corruption vicieuse et sadique sans oublier qu’il aggrave encore son cas en état un afro-américain.



Dès la couverture, le lecteur ressent qu’il s’immerge dans un récit singulier et pas dans une variation préfabriquée et sans âme d’un récit de prison. Il éprouve l’impression de pouvoir palper la granulosité des pierres et la situation du River Bass est accablante, sans issue. Comme depuis le premier tome, les dessins charrient la consistance de chaque matériau, des lieux conçus à partir d’un plan clair. Ainsi chaque plan, quel que soit le point de vue de la caméra, s’avère raccord avec le plan général de la prison, donnant au lecteur d’un lieu qui existe vraiment. Cet investissement de l’artiste dans la dimension descriptive de son art fait exister cette prison qui, du coup, présente un caractère concret, sans rapport avec un décor en carton-pâte, ou une toile tendue en fond de scène ou en fond de case. Quel que soit le degré d’attention qu’il porte aux décors, le lecteur éprouve la sensation qu’il évolue dans cet établissement pénitentiaire bien réel. Le dessinateur variant également les cadrages plus ou moins à distance ou en gros plan en fonction de la nature de la scène, la narration visuelle donne à voir cet environnement : la forme particulière de l’escalier qui permet d’accéder à la tour de guet, l’horrible dispositif qui maintient un prisonnier immobile et lui fait subir le supplice de l’eau, les grilles fermant l’unique accès extérieur à la cour, le sol de terre battue, les cellules à l’exigüité renforcée par des cadrages en gros plans dans lesquels les prisonniers ne peuvent pas tenir dans une case et la surpopulation, les miradors en bois érigés au-dessus des épais murs d’enceinte en pierre, une vue globale des bâtiments à la tombée de la nuit, le réservoir d’eau, la table servant à distribuer le petit déjeuner (essentiellement ce qui passe pour du café) aux détenus dans la cour, l’étroit escalier menant à l’équivalent du chemin de ronde, les tuiles des toits, le tout culminant par ce dessin en double page, quarante-huit & quarante-neuf, à l’occasion de la mutinerie, avec un joli envol de colombes à la John Woo.


Les auteurs exposent la mission de River Bass dans les trois premières pages : efficace et un tantinet sarcastique avec ce membre afro-américain de la chambre des représentants des États-Unis. Le lecteur peut voir le colonel bien calé dans son fauteuil avec son verre d’alcool, et le représentant qui s’agite, faisant son spectacle comme s’il était en représentation devant ses confrères ou des citoyens, et en même temps sans illusion sur son rôle de pure bonne conscience pour les membres blancs de cette chambre. La mise en scène accompagne Robert Little dans ses pas et ses mouvements autour du fauteuil, rendant compte de son agitation, ou plutôt de son indignation intérieure. En bas de la page quatre, se trouve une case de la largeur de la page montrant les passants dans la rue devant la demeure du représentant, avec une voiture tirée par un cheval, des piétons, voiture qui fait écho au fourgon pénitencier qui traverse une étendue désertique en page six. Dès la page dix, River Bass se trouve dans l’enceinte de la prison, et le reste de l’histoire va s’y dérouler avec une courte escapade pour deux gardiens pour aller voir des dames de petite vertu. Les châtiments et les épreuves commencent tout de suite, avec une variante de courir la bouline, en passant entre deux haies de détenus armés de manche. Le pauvre jeune homme Jupiter Johnston se fait rouer de coups sans atteindre l’extrémité de la haie ; River Bass tombe à terre dès les premiers coups.



Il s’en suit une mise en scène du rapport de force entre les détenus et les gardiens, entre le directeur de prison et Thomas Powell. Le lecteur se souvient des tomes précédents, pleinement conscient que les auteurs savent y faire pour mettre en scène le pire dont l’âme humaine est capable. En outre, la situation de Bass s’aggrave très vite quand un détenu reconnaît en lui un marshal et en informe Powell. Le scénariste sait faire comprendre au lecteur qu’il est très conscient du rapport de force qui existe entre détenus et gardes, au sein même des détenus, entre ceux qui ne peuvent pas supporter les brimades, et ceux qui sont prêts à atténuer les brimades en collaborant, en participant à l’oppression des autres détenus. Ça ne peut pas bien se passer. Les plus costauds jouent au caïd, mettant à profit leur force physique et leur résistance aux coups pour devenir eux aussi des oppresseurs. Mais quand même… L’attitude de River Bass ne fait pas sens tout de suite. Sa mission est claire : être le bras armé de la justice, envers Thomas Powell qui se la coule douce. Le lecteur le sait, et il ne comprend pas son comportement pour autant, ses provocations intolérables vis-à-vis de Powell et du major Philip Foyle, le directeur. Son comportement doit être motivé par une stratégie particulière, mais pourquoi agit-il comme il le fait ? Le lecteur constate que les auteurs l’ont complètement happé, à la fois dans cette mission punitive, à la fois dans cette tension au sein du pénitencier, la toxicité de la relation entre Powell et le directeur, à la fois par le mystère de la stratégie de River Bass. Sans compter que plusieurs autres personnages s’avèrent attachants, que ce soit le jeune Jupiter Johnson, ou Beef le détenu qui a déjà eu maille à partir avec le marshal. Ça ne peut pas bien se terminer. La nature humaine reste toujours aussi vile, et les individus mesquins sans même qu’ils ne s’en rendent compte. Le lecteur ne peut qu’être pris de dégout et de mépris pour le sergent Cork prêt à obéir aveuglément à Powell, pour la promesse d’une paie augmentée de deux dollars. Certes cette somme devait être plus consistante à l’époque, mais même. Sans parler des pauvres femmes de détenus qui attendent à l’extérieur, elles aussi prêtes à tout pour améliorer le sort de leur homme.


Après trois tomes, après la scène finale du précédent, le lecteur est un homme averti, il en vaut deux. Pourtant son esprit a déjà atténué la réalité de la qualité de la narration visuelle, qu’il retrouve avec un appétit qu’il avait oublié, s’immergeant dans un environnement totalement concret et plausible, au milieu d’individus véritablement incarnés, esquissant même parfois un moment de recul, de peur de se prendre un coup qui ne lui était pas destiné. L’intrigue suit son cours jusqu’à la mutinerie inéluctable, sans pour autant être prévisible du fait de plusieurs seconds rôles bien développés, et du comportement décalé de River Bass, qui trouve son explication à la fin. Encore un western intense et suffocant, un récit de genre qui s’en approprie les conventions les plus noires, pour une peinture crue des penchants humains méprisables.



5 commentaires:

  1. Powell a été envoyé à la prison de Ludlow Street. C’est pour ainsi dire un hôtel où les riches criminels blancs peuvent jouer au billard et se faire livrer du homard. - Ça, c'est de la prison ! Ça me rappelle les affranchis, je crois, où les types passent des jours tranquilles en taule ; sans pour autant manger du homard.

    En outre, l’infiltration d’un membre de la police comme détenu dans une prison s’inscrit dans les grands classiques - Ça, c'est on ne peut plus vrai. Bien vu. Je ne sais plus quel exemple j'ai en tête. Ah, si. "Escape Plan". Et pas seulement dans les prisons, d'ailleurs.

    Une pensée me saute à l'esprit, à la suite de notre récent échange concernant Corben. Dirais-tu que Kordey a été influencé par Corben ? Parce que d'un seul coup, ça me semble évident en consultant les planches que tu proposes en extraits.

    Ça ne peut pas bien se terminer. La nature humaine reste toujours aussi vile - Très bien, je vois que la série semble rester dans le même ton, en tout cas de ce que j'avais retenu du volume précédent.

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    1. Un hôtel où les riches criminels blancs peuvent jouer au billard et se faire livrer du homard : chez certains scénaristes cela pourrait n'être qu'un artifice narratif superficiel, dans cette série j'ai la sensation que la lutte des classes n'est pas une vague notion pour le scénariste ou un ingrédient préfabriqué pour relever le goût d'un mélange trop fade, mais une réalité tangible.

      L'infiltration dans la prison : Punisher, Daredevil, Batman dans le registre des comics de superhéros.

      Influencé par Corben ? Intéressante idée, pourquoi pas, dans l'esprit pour certains personnages, dans l'approche de la mise en couleurs pour le volume des nuages par exemple. Je ne sais pas si Igor Kordey a lu du Richard Corben, mais j'y détecte des similitudes. Ce qui me fait penser à cette campagne :

      https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/den-le-chef-d-oeuvre-fondateur-de-richard-corben

      La série semble rester dans le même ton : je le confirme. Le tome 10 m'attend dans ma pile, 10 tomes de parus de puis 2017.

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    2. Bizarre de faire rééditer une œuvre alors que son auteur ne le souhaitait pas, si j'ai bien compris ? À quoi bon...

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    3. De mémoire, Richard Corben envisageait Den comme une œuvre de son passé sur laquelle il ne souhaitait pas revenir, pas investir du temps pour sa restauration. D'un autre côté, Den a marqué les lecteurs de plusieurs générations, dont certains sont devenus bédéistes à leur tour, devenant une œuvre patrimoniale. Moi-même, je céderai à la tentation de lire la version restauré, même si j'ai toujours mon édition Métal Hurlant.

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    4. Merci pour cette précision.

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