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lundi 5 février 2024

Les sauvages

Avec la pluie, leurs bouses arrivent jusqu’ici et contaminent les éléphants.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Julien Frey pour le récit, Nadar pour le dessin et la couleur, et les exposés ont été réalisés par Joanne Frey. Il s’achève avec une postface rédigée par Johan Michaux, professeur à l’Université de Liège, directeur de recherche au FNRS (Fonds national de la recherche scientifique, équivalent belge du CNRS), conseiller scientifique et chroniqueur à la RTBF pour les émissions Le jardin extraordinaire, et C’est pas fini. Il y aborde le nombre de morts causées par la pandémie de Covid-19, les hypothèses sur l’origine du virus, la destruction des forêts particulièrement en régions tropicales, le commerce d’animaux sauvages à des fins médicinales, le risque d’apparition de nouvelles maladies transmises à l’humain par les animaux, le taux d’extinction des espèces, les solutions comme la lutte contre le réchauffement climatique, contre la déforestation, contre les pollutions chimiques, la régulation des populations humaines, la gestion des espèces domestiques, l’impulsion de changements venant de la population, selon une stratégie partant du grand public vers les décideurs.


Juin 2019, cela fait un an que la famille Frey a quitté Montpellier pour vivre à Sarlat dans une belle maison, avec un grand terrain. Le paradis pour les deux enfants Joanne et Benjamin, qui profitent de la balançoire pendant que Aude la mère se détend dans un transat. L’enfer pour Julien, le père, qui tond la pelouse : 3.123 mètres carrés de jardin, deux heures pour tondre le terrain. Cette année, ils récoltent trente kilos de cerises, quarante kilos de prunes, dix kilos de figues. Aude a l’impression que faire des confitures ne s’arrêtera jamais. Julien en rajoute : ça s’arrêtera en octobre avec les noix. Joanne souhaite savoir ce qu’il y a à manger le midi, son père lui demande de mettre un teeshirt, et elle trouve que ce n’est pas juste car son petit frère n’en a pas, c’est juste parce que c’est une fille.



Joanne a dix ans. Elle lit, parfois elle parle à son père comme une adolescente, parfois elle lui demande un câlin encore comme une enfant. Ils se sont installés à Sarlat pour le travail de Aude : elle dirige un centre de formation pour adultes. Deux mois après son arrivée, le siège a réorganisé l’activité et a doublé son secteur. Le monde doit tourner de plus en plus vite, alors Aude, roule, roule, roule. Lui n’a pas d’atelier pour travailler à Sarlat, mais il y a pire pour écrire. Il s’installe à la terrasse d’un café pour écrire, et regarde les gens passer. Puis il va s’installer dans une pièce de leur maison mais le chien aboie et le distrait de trop. Joanne parle souvent des animaux sauvages comme les éléphants ou les orangs outans et elle s’inquiète de leur disparition. Julien décide que plutôt que laisser passer le rêve de sa fille, il pourrait en faire quelque chose : scénariste de BD et sa fille de dix ans qui aime les animaux, cherchent mission scientifique pour voir animaux en voie de disparition et faire une bande dessinée. Johan Michaux, biologiste et chercheur de l’Université de Liège leur répond.


Ainsi, en février 2020 Julien et sa fille Joanne partent avec le professeur Michaux et une étudiante en mission en Indonésie. Cette bande dessinée réalisée par Julien (et illustrée par Nadar) raconte le séjour du père et de la fille à partir de Bandar Lampung, vers le parc de Way Kambas, avec un bref séjour sur l’île de Rinca. Ils commencent par voir des éléphants, mais des éléphants captifs, puis ils auront l’occasion de voir plusieurs animaux de l’île : héron pourpré (page 52), ibis (p.52), faisan (p.56), serpent liane (Ahaetulla prasina, p.57), grenouille (p.59), rhinocéros (p.61), gecko (p.66), barbu bigarré (p.67), pygargue (p.72), gibbon siamang (p.79), périophtalme (p.88), ours malais (p.97), orang-outan (p.98), raie manta (p.109), dragon de Komodo (p.114). En fonction du lieu et de la faune, Joanne peut réaliser un exposé sur le vif, pendant une page, le plus souvent interrompue par une remarque, plus moins saugrenue, de son père. Ce dernier se rend compte qu’il est beaucoup plus ignorant que sa fille sur lesdits animaux, et sur leur milieu naturel. Au fur et à mesure des environnements qu’ils découvrent, ils bénéficient des explications soit du directeur de recherche, soit de son étudiante Chloé, soit de Wishu, le collègue indonésien du professeur. Ces explications sont courtes et précises, reprises pour partie et développées pour une autre dans la postface.



De prime abord, le lecteur se trouve attiré par la couverture : une jolie teinte de vert rendant bien la fraîcheur de l’ombre produite par un feuillage dense, le sympathique gecko au premier plan, et le rappel de la forêt en aquarelle dans l’arrière-plan. De fait l’artiste dose élégamment les éléments descriptifs délimités par des traits encrés, et ceux évoqués par la peinture, comme en couleur directe. Le lecteur relève les détails concrets donnant de la consistance et une impression de réel : l’abri pour mettre la voiture à l’ombre, le grand fait-tout pour les confitures, les crans sur les montants du transat pour régler son inclinaison, un recueil de Love and the Rockets, des frères Gilbert & Jaime Hernandez lu par Julien, le bazar sur le bureau d’écolière de Joanne, le portique décoré à l’entrée du parc national Way Kambas, les chaises en plastique sur la terrasse du site d’étude, le grand canot à moteur pour naviguer sur le fleuve, les serres abritant les pousses de palétuvier, le parc aquatique surdimensionné, le centre d’affaires de Jakarta, les rues plus traditionnelles alentour, etc. Par comparaison, l’évocation des milieux naturels terrestres semblent plus reposer sur la couleur directe : pour rendre compte de la verdure, des zones humides. Pour autant, ces environnements ne finissent pas tous par se ressembler, car l’artiste leur donne à chaque fois une disposition, une profondeur différente, rien à voir entre l’immense enclos pour les éléphants en captivité ou la mangrove.


Le lecteur observe les personnages, et se rend compte qu’ils sont à la fois très normaux, banals mêmes, et qu’il s’y attache très rapidement. Joanne apparaît comme une jeune demoiselle bien élevée, d’une humeur quasi égale du début à la fin, sans comédie, ou simagrées, souriant la plupart du temps. Julien se montre calme, souvent réservé, régulièrement surpris par la faune, par des informations qui le désarçonnent. Les autres personnages se comportent avec naturel, bienveillants et pédagogiques. De temps à autre, un des personnages manifeste plus de curiosité, un peu de déception quand l’accès au parc naturel leur est refusé, une pointe d’agacement pour Wishnu devant les réactions des Européens. L’artiste met en œuvre une direction d’acteur des plus naturalistes, sans éclat spectaculaire, avec un respect palpable et une réelle gentillesse. Les séquences de découverte d’animaux sont mises en scène avec le même naturel et la même évidence, dans sensationnalisme, sans même l’émerveillement touristique… Jusqu’à la page cent-sept où le petit groupe effectue du snorkeling. Là, le miroitement de l’eau de la surface vue d’en-dessous, la variété des poissons exotiques, et la grâce des raies mantas suscitent tout naturellement l’émerveillement du lecteur, qu’il ait déjà pratiqué cette activité dans de tels eaux, ou non.



Tout naturellement, Joanne et son père se posent des questions sur ce qu’ils vont découvrir, puis sur ce qui les entoure. Cela commence dès le voyage en avion au cours duquel le professeur Michaux et son étudiante expliquent les méthodes du laboratoire Géolab, un des premiers laboratoires européens à étudier les animaux en utilisant des techniques non invasives, c’est-à-dire qui ne perturbent pas l’animal. Il est possible d’étudier les animaux sans les voir, sans les déranger : en récupérant quelques gouttes de salive, quelques poils ou un échantillon de crotte. Au fil du séjour, le petit groupe parle de plusieurs sujets, Julien jouant souvent le rôle de béotien. Certains échanges portent sur des sujets connexes comme le sujet du mémoire de Chloé (L’impact des bruits urbains sur le chant des fauvettes à tête noire), la tâche de stimuler la prostate d’un éléphant pour recueillir son sperme, la diffusion progressive du Covid-19 en Europe, etc. La majeure partie des discussions porte sur la faune d’Indonésie et son territoire qui diminue d’année en année. Les personnages évoquent ainsi la population d’éléphants à Sumatra (entre 1.000 et 2.000), de rhinocéros à Sumatra et Bornéo (entre trente et quatre-vingts) ou de dragons de Komodo (entre 3.000 et 5.000), le besoin en nourriture d’un éléphant sauvage (150 kilos d’herbe et de fourrage par jour), la culture de l’huile de palme et l’enjeu économique, la récolte de l’hévéa et son enjeu économique, le risque de l’exploitation minière, la croissance de la population indonésienne et son besoin de logements, la possibilité du déplacement de la capitale de l’Indonésie, etc. En milieu d’ouvrage, une déclaration à l’emporte-pièce du quarante-cinquième président des États-Unis sur l’absence de Coronavirus sur le sol américain établit un contraste saisissant avec la réalité de ce que vivent les voyageurs.


Emmené par une narration visuelle élégamment composée entre éléments détourés et évocations en couleur directe, le lecteur accompagne le scénariste et sa fille dans un voyage en Indonésie, pour aller voir des animaux exotiques dans leur habitat naturel, des sauvages. Il bénéficie des remarques éclairantes d’un professeur d’Université et d’une étudiante, sans pédanterie ni exposé magistral, en faisant l’expérience par lui-même de l’observation de la faune, et de la mise en perspective de l’évolution de leur environnement. Cette nature si riche et si fragile.



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