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jeudi 15 février 2024

Monsieur Noir, tome 2

Elle n’arrêtait pas de lancer son cri : Yagermoe ! Yagermoe !


Ce tome constitue la seconde moitié d’un diptyque qui forme une histoire indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1995, la première partie étant parue en 1994. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Griffo (Werner Goelen) pour les dessins, et Anaïs pour les couleurs. Il compte soixante-deux pages. Dufaux & Griffo ont déjà collaboré sur d’autres séries comme Beatifica Blues (1986-1989, trois tomes), Samba Bugatti (1992-1997, quatre tomes), Giacomo C. (1988-2005, quinze tomes, et une suite en deux tomes 2017/2018).


Le monde de Blacktales est régi par sept cent quarante-huit rites qu’il vaut mieux assimiler au plus vite si on veut être accepté par ses habitants. Ces rites régissent la vie quotidienne du château. Ils se répètent, constants, immuables, précis. Ainsi de la cloche du matin qui annonce le jour du Seigneur. Elle ne peut être actionnée que par le tir d’une balle. Facile… Voire… Car, à Blacktales, on ne tire jamais de face ! Ce serait trop vulgaire ! Non, il faut se munir d’un miroir et tourner le dos à sa cible. On comprend dès lors pourquoi il faut parfois à Lord Charleston un certain temps pour atteindre son objectif. Quand il est atteint ! Car il est certains matins où rien ne lui réussit, où les balles s’égarent en des endroits inattendus, où l’on frôle les pires catastrophes ! De nombreux blessés peuvent en témoigner qui furent confondus un bref instant avec la cloche au-dessus de la chapelle. Et lorsque la cloche refuse obstinément de sonner, les gens de bon goût et de bon ton - en un mot le clan des Tohu – ne se lèvent pas. Certains le prennent sereinement, comme Lady Habanera qui en profite pour poursuivre ses lectures de la manière la plus agréables qui soit. Elle est confortablement installée dans son lit, avec le chat Black Bottom a portée de main pour le caresser, et Le capital de Karl Max pour lecture, le sens de chaque idée lui échappant toujours autant.


Pour d’autres, le fait de devoir passer le dimanche au lit ne paraît guère réjouissant. Alors qu’il y a tant à apprendre, à découvrir à Blacktales, voilà Fanny condamnée à l’inaction. Elle reste allongée sur son lit dans sa chambre : elle peut toujours s’occuper de sa peluche Grimsie : la brosser, faire reluire le bout de son nez, mais ce n’est pas la même chose… Ce n’est plus la même chose. Ce jour-là heureusement, la cloche sonne ! Lord Charleston s’est montré habile. Fanny se lève et enlève le haut de sa tenue de nuit, se tenant le torse nu devant le miroir qu’elle a fait installer dans sa chambre, un beau miroir dans lequel elle a pris l’habitude de se contempler longuement chaque matin. Car elle change, la petite fanny. En quelques mois, elle a acquis une maturité peu commune pour les fillettes de son âge. Et non seulement son esprit s’est affermi, mais le corps a suivi murissant harmonieusement en lignes longues et courbes douces. Ce que certains ne manqueront pas d’observer qui surgissent toujours aux moments les moins opportuns. Maître Gavotte se tient à sa porte pour l’emmener à la salle des cartes de Blacktales où se trouvent lady Habanera Charleston, Foxtrot et le savant Sarabande.



Bien évidemment, le lecteur se demande qui parviendra à s’approprier la plume (un stylo-plume dans les faits) et pourra ainsi signer le contrat de Monsieur Noir, ce qui fera de lui le maître incontesté du château démesuré de Blacktales. En son for intérieur, il a parié sur la petite nouvelle arrivée en première page du récit. Le scénariste mène à son terme son intrigue jusqu’à la signature dudit contrat, en bonne et due forme, avec les conséquences qui en découlent. Il raconte une histoire de mystère d’aventures, avec de nouvelles explorations dans ce château gigantesque toujours en cours de croissance, deux duels mortels, deux passages secrets, une meute de chiens tueurs, la présence d’une mystérieuse jeune fille insaisissable, et des intrigues de palais pour être dans le camp de ceux qui profiteront du changement de propriétaire. Griffo s’en donne à cœur joie dans ce registre : pièces gigantesques rendant les êtres humains d’autant plus fragiles par comparaison, pièce saccagée, pendu tirant la langue, frêle jeune fille tenant tête au cuisinier massif, grands couloirs sombres en ogive, fumée toxique, gueule de chien baveuse avec des crocs acérés, duels vifs avec des attaques et des esquives qui s’enchaînent logiquement, éclairage expressionniste mettant en valeur la tension des visages.


Le lecteur se rend compte qu’il sourit de temps à autre. Pourtant, il s’agit bien d’un drame, mais les auteurs ont conscience du caractère archétypal de la dynamique générale de leur récit, et ils s’en amusent, sans pour autant que cela nuise à la tension dramatique. Les sept cent quarante-huit rites avaient été évoqués dans le tome un, et le lecteur sait qu’il s’agit d’un élément du récit : Lord Charleston tirant la langue sous l’effort de concentration pour viser et tirer dans son dos apparaît un peu ridicule, sans que cela invalide la force du rite. Lorsque Fanny se regarde dans le miroir, le texte évoque son corps ayant mûri en lignes longues et courbes douces, alors que le miroir renvoie l’image d’une très jeune femme pas encore formée. Foxtrot est toujours aussi bossu, comme une caricature de Quasimodo. Sous l’effort de compréhension et l’effet de l’incompréhension, Lady Habanera fait des mines irrésistibles. La demi-douzaine de savants apparaît empesée et guindée dans leurs tenues officielles d’un autre âge, tout en faisant apparaître le besoin de l’existence d’une telle société. L’état second de Lord Arthur bien parti, tout en ne faisant aucun doute sur sa détresse psychique. Les mimiques de Passepied pour se donner de l’importance alors qu’il n’a aucune chance dans ce jeu politique d’adultes aguerris. La suite de pas inattendus pour reproduire la danse de Pavane afin d’identifier la bonne armure médiévale qui contient la plume, suite comique de pas et de mouvements hasardeux, tout en faisant sens dans la logique du récit.


Ces facéties viennent ajouter de la saveur à une narration visuelle fort élaborée et très riche. Dans le dossier de fin, l’artiste explicite certains de ses choix. Il explique que le château est un personnage important de l’histoire, c’est un être vivant. Il a un côté organique que Griffo a marqué par des détails d’architecture en formes de plantes, des voûtes en corolles, etc. À de nombreuses reprises – par les escaliers en colimaçon, les ondoiements de planchers – il a également cherché à faire passer le mouvement qui l’anime. Il a une véritable personnalité. Et pour rendre cette demeure encore plus vivante, il a voulu que chaque pièce ressemble à un personnage et qu’elle en garde ses proportions démesurées. Par ailleurs, il prend chaque scène au premier degré avec sérieux, avec des pages ou des cases impressionnantes : le vol du rapace au-dessus du château dans la première page, la sensualité naissante de Fanny se regardant dans le miroir, l’agressivité du chat Black Bottom à l’encontre de Fanny, la tentative de meurtre de Fanny endormie dans son lit dans un page presque muette, le jeu d’acteur de Fanny face à maître Surf pour lui imposer son autorité et empêcher la mise à mort d’un jeune garçon, suivi du relâchement de sa tension une fois sortie de la cuisine et hors de vue, les chiens pourchassant Campagnole et Fanny, la bave aux lèvres, le calme glaçant de Monsieur Noir.



Dans le dossier en fin d’ouvrage, le scénariste donne des clés de compréhension du récit. Il explicite son intention : Blacktales, où se déroule cette histoire, est une représentation du système politique, on y assiste à une valse des dirigeants et la violence ne peut s’y exprimer qu’en respectant un code très complexe. Sept cent quarante-huit règles ponctuent, un véritable corpus de lois, la vie de cet univers pratiquement clos comme isolé du reste du monde. Mais on ne peut tout contrôler par des lois et des rites, aussi stricts soient-ils. On pervertit la nourriture, on dénature l’éducation, qui se borne à apprendre les règles, et le professeur est tellement mauvais qu’il s’endort lui-même. Dans une telle structure, personne n’est sûr de sa place, poursuit le scénariste. Les habitants portent d’ailleurs des noms de danse parce qu’ils sont tous mouvants. Lorsque le bail viendra à échéance, ils pourront aussi bien se retrouver en bas de l’échelle sociale qu’en haut. Jean Dufaux ajoute que Le Mal est incontrôlable, il s’insinue partout, et qu’il est représenté ici par cette fumée rougeâtre qui envahit le château, qui n’appartient pas à l’ordre établi et dont il faut se défendre en l’expulsant. Le lecteur peut aussi interpréter certaines caractéristiques du récit comme des métaphores psychanalytiques. Ce château en extension peut figurer l’esprit de Fanny qui se développe au fur et à mesure qu’elle grandit en âge. Chaque personnage devient une expression d’une facette consciente ou inconsciente de sa personnalité. La disparition et la réapparition de certains personnages peuvent se voir comme le refoulement de certains souvenirs, et leur réapparition par les conséquences de ces formes de déni. Si ce point de vue n’explique pas tous les éléments du scénario, cela donne du sens aux tableaux annonçant le destin de Fanny ou d’autres personnages, comme étant la conséquence logique et inéluctable de processus psychique, ou des révélateurs de l’inconscient de la jeune fille.


Seconde partie de ce diptyque : les auteurs tiennent une forme éblouissante du début à la fin, que ce soit pour la narration premier degré de l’intrigue, pour la saveur comique, pour la tension dans les aventures et explorations, dans les éléments horrifiques. Le lecteur savoure ce conte, entre politique et psychanalytique, jusqu’à la signature du contrat avec Monsieur Noir, et le prix à payer, aussi inéluctable que les saisons de la vie qui défilent avec le temps qui passe. Un vrai conte.



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