Il faut croire les choses possibles.
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa publication initiale date de 2017. Il a été réalisé par la documentariste Mireille Hannon et le bédéiste Edmond Baudoin. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, qui comptent soixante-dix-neuf planches. Elle s’ouvre avec un texte d’introduction de deux pages, rédigé par Thomas Bouchet, enseignant chercheur en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, intitulé De barricades en barricades. Ce texte porte sur l’expérience révolutionnaire et républicaine des années 1848-1851. Il comporte cinq parties : le 24 février 1848 la France entre en République, quatre mois plus tard le 26 juin 1848 Paris saigne, six mois plus tard le 20 décembre 1848 un quasi inconnu devient président, dix-sept mois plus tard le 31 mai 1850 le droit de vote est confisqué à des milliers de Français, dix-huit mois plus tard au matin du 2 décembre 1851 le Président assassine la République.
Clamecy. La ville a longtemps été la capitale du flottage du bois de chauffage coupé dans les forêts du Morvan et transporté par voie d’eau en passant par Clamecy jusqu’à Paris. Mais pourquoi Clamecy s’est révoltée en 1851 ? C’est à cause de la République de 48 (1848). En 1848, la deuxième République est instaurée en France. Elle va appliquer pour la première fois le suffrage universel masculin, abolir définitivement l’esclavage dans les colonies françaises, prendre des mesures sociales. Elle va être abolie par un coup d’état le 2 décembre 1851. C’est le futur Napoléon III qui fit le Coup d’État. Ce fut pour beaucoup de Français une grande tristesse. Il y eut des révoltes contre l’abolition de la République. En fait en décembre 1848, Napoléon III n’est pas encore empereur, mais le prince Louis-Napoléon Bonaparte, premier président français à avoir été élu au suffrage universel. Paris-Clamecy, ce n’était pas proche à l’époque des diligences. Pourtant les liens étaient étroits. Avec les travailleurs du bois qui montaient régulièrement sur l’Yonne ravitailler la capitale, les idées de la République étaient largement partagées. Difficile d’imaginer aujourd’hui le climat politique explosif de l’époque. Des millions d’individus accédèrent en 1848 pour la première fois à la parole politique. C’est l’affirmation d’une citoyenneté toute nouvelle qui s’exprime. C’est l’allégresse. Des arbres de la Liberté, bénis par le clergé, sont plantés dès février jusqu’en avril. En 1848, la ville de Clamecy compte 6.200 habitants. Deux arbres de la Liberté y sont plantés : place de Bethléem et place des Barrières. Les républicains fondent des associations, des clubs, des comités qui fonctionnent en réseaux à l’échelle des départements. Des contacts avec Paris et avec les grandes villes sont constitués. À Clamecy, on se réunit dans plusieurs cafés, chez Gannier place des Jeux, et chez Denis Kock dans le quartier de Bethléem. On peut aussi citer le cabaret Rollin en Beuvron.
En compagnie de Mireille Hannon, Edmond Baudoin séjourne à Clamecy. Il réalise le portrait de quarante-quatre Clamecycois en l’échange de leur réponse à la question : quel est votre rêve d’une société idéale ?
La couverture est composée d’une mosaïque de vingt visages, des habitants de Clamecy, commune française située dans le département de la Nièvre, en région Bourgogne-Franche-Comté, comptant environ trois mille cinq cents habitants. L’introduction explique l’expérience révolutionnaire et républicaine des années 1848-1851. Le début de l’ouvrage porte sur cette expérience à Clamecy. Le lecteur se dit que cette partie a été réalisée par la documentariste et que Baudoin a joué le rôle de dessinateur, peut-être en apportant sa touche au texte. Comme à son habitude, il construit ses pages à sa guise, sans se soucier d’une quelconque doctrine en matière de bande dessinée. Ainsi dans les cinq premières pages, le lecteur voit des dessins au pinceau ou à l’encre, avec du texte sur le côté, ou au-dessus, ou en dessous, presque des illustrations montrant les lieux ou les actions, complétant le texte. Puis en pages cinq et six, le lecteur découvre une photographie d’une une du quotidien Le bien du Peuple, et une autre d’une affiche de proclamation du comité démocratique provisoire et permanent de Clamecy, deux documents des années 1850. Puis les pages neuf et dix sont dépourvues de mot, la première comprenant deux cases de la largeur de la page, la seconde une illustration en pleine page de type expressionniste avec le visage d’un homme surimprimé sur le tronc d’un arbre, un cavalier militaire le pourchassant en arrière-plan. Dans les deux pages suivantes, l’artiste se met en scène évoquant deux de ses précédentes œuvres avec Troubs. Puis la page d’après s’apparente à une planche de bande dessinée traditionnelle avec des cases qui racontent une séquence dans une unité de temps.
Sur les soixante-neuf pages de l’ouvrage, vingt-huit sont consacrées à la résistance contre le gouvernement de Napoléon III et la répression que subissent les Rouges : le lecteur y perçoit la voix de la scénariste, même si la narration visuelle, le lettrage sont du Baudoin pur jus. En fonction des séquences, il représente des scènes de combat de rue, une armée en ombre chinoise, un officier en train de lire une proclamation, ou même il intègre une photographie d’une troupe de militaire, faisant usage de sa liberté de forme en termes de narration visuelle. Le lecteur peut ainsi suivre le déroulement de cette deuxième République à Clamecy, la répression qui a suivi, jusqu’à l’amnistie quelques années plus tard. Il sent bien qu’il s’agit du travail de la documentariste, que Baudoin transpose sous une forme condensée et adaptée à la bande dessinée telle qu’il la pratique. Il s’agit d’une reconstitution historique vivante, avec un bon dosage entre les décisions du gouvernement, les événements nationaux, et la vie quotidienne au travers de plusieurs habitants de Clamecy. Le lecteur perçoit bien également l’implication de Baudoin, sa soif de liberté et d’égalité, son refus de l’indifférence, son indignation toujours vivace face aux souffrances des êtres humains qu’il croise et à l’injustice du monde.
Pour la première fois dans ce genre d’ouvrage, Edmond Baudoin inclut l’intégralité des portraits qu’il a réalisés, certainement parce qu’il disposait d’outils de reprographie facilement accessibles pour en faire une copie. Il évoque au début de l’ouvrage les deux autres qu’il avait précédemment réalisés avec Troubs (Jean-Marc Troubet). Viva la vida (2011), à Ciudad Juárez, ville située au nord de l'État de Chihuahua au Mexique, en échange d’un portrait, ils demandaient à leur interlocuteur de leur donne son rêve de vie. Dans Le goût de la terre, en Colombie, en échange d’un portrait, ils posaient la question : donner votre souvenir de la terre. Cette fois-ci, le bédéiste est seul pour recueillir les réponses à la question du rêve d’une société idéale, et seul à réaliser les portraits. Les réponses évoquent les thèmes suivants : l’éducation, revaloriser le travail manuel, la liberté, donner du travail, la fraternité, la disparition de la monnaie, l’abolition de la dictature de l’argent, faire confiance à la jeunesse, que le bien public de tous soit une finalité, un partage plus équitable des richesses du monde, que la Terre ne soit qu’un seul et même pays, la possibilité de se loger, de travailler pour gagner de quoi manger, élever ses enfants, la décroissance, une sobriété heureuse, l’égalité sans racisme, l’honnêteté sans mensonge, le respect entre les gens, l’égalité de droit, moins de misère et plus de solidarité, moins de discrimination, préserver la nature, rêver… Le lecteur perçoit qu’il s’agit souvent de réactions par rapport aux injustices sociales, mais aussi par rapport au fonctionnement systémique du capitalisme, et à des préoccupations plus globales comme le devenir écologique de la Terre ou les conditions de la santé mentale et du vivre ensemble.
Le lecteur considère ces portraits d’inconnus avec leur nom, admirant la manière dont le dessinateur capture leur personnalité tout en étant bien incapable d’établir un lien empathique avec eux, car cela reste des traits noirs sur une page, même s’il est possible de se faire une idée de leur statut social, même si leur regard capte l’attention. Fidèle à son habitude, Edmond Baudoin développe quelques réflexions sur son travail : Chaque visage est comme un nouveau pays, un nouveau voyage. À chaque fois, il lui faut comprendre ce pays étranger, faire venir à la surface de sa conscience ce que cet inconnu éveille en son humanité. La part de soi qui est dans l’autre ; la part de l’autre qui est en soi. Un peu plus loin, le portraitiste continue : Faire un portrait, c’est s’arrêter, arrêter sa fuite en avant, arrêter un être humain parmi sept milliards d’êtres humain, s’arrêter avec un inconnu pas toujours sympathique. Il poursuit : Il est comme tout le monde, il a des a priori. Toujours le modèle regarde son portrait en devenir, il lève les yeux quand le pinceau quitte la feuille. Il y a alors deux êtres humains qui se regardent, deux humains dans un quart d’heure d’intensité, ce n’est pas si souvent.
Un nouvel ouvrage d’Edmond Baudoin, un nouveau voyage en terre inconnu, aux côtés d’un guide familier et bienveillant, pour le lecteur et pour les autres. Le lecteur a bien conscience que le bédéiste n’a pas réalisé cette bande dessinée tout seul, car la partie historique sur le deuxième République française et la répression des Républicains qui s’en est suivi relève plus du documentaire, que des BD habituelles de l’auteur. Cette partie s’avère intéressante et édifiante, rendue concrète et vivante par la narration visuelle atypique. Entre deux phases de l’Histoire, s’intercalent les quarante-quatre portraits, ainsi que deux réflexions sur l’exercice du portrait, et la relation qui s’établit entre artiste et modèle, ce dernier thème étant une constante dans l’œuvre de Baudoin. Le lecteur qui a pu apprécier les collaborations entre lui et Troubs se retrouve fort aise de pouvoir découvrir la galerie complète de portraits, et de voir se dessiner les rêves sociétaux des habitants, et en creux une société éminemment perfectible.
Super, un Baudoin ! 😆
RépondreSupprimersoixante-dix-neuf planches - Bizarre, ce nombre impair. Complètement inhabituel, non ?
C’est à cause de la République de 1848 - Une période de notre histoire que je ne connais absolument pas et qui ne m'intéresse pas le moins du monde. Je ne sais pas pourquoi. Sans doute que personne ne m'a transmis sa passion pour cette période-là. Va savoir. Toi, en revanche, tu y reviens assez régulièrement. Peut-être est-ce toi qui vas me pousser à m'y intéresser, en fin de compte.
Difficile d’imaginer aujourd’hui le climat politique explosif de l’époque. - Effectivement, mais l'explication qui suit permet néanmoins d'avoir une (toute) petite idée. Si l'on compare avec les niveaux d'abstentionnisme d'aujourd'hui, c'est révélateur.
Comme à son habitude, il construit ses pages à sa guise, sans se soucier d’une quelconque doctrine en matière de bande dessinée. - Je le reconnais bien là. Quand je pense que tu me traitais de punk parce que je n'attribuais que quatre étoiles à un bouquin d'Ellis. 😆
Faire un portrait, c’est s’arrêter, arrêter sa fuite en avant, arrêter un être humain parmi sept milliards d’êtres humain, s’arrêter avec un inconnu pas toujours sympathique. Il poursuit : Il est comme tout le monde, il a des a priori. - Une belle pensée. Concernant la dernière partie : ça, au moins, ça a le mérite d'être clair.
Le nombre de planches : je pense que Baudoin s'arrête quand il pense qu'il a tout dit, sans se soucier de la pagination, ça ne me surprendrait pas venant de sa part.
SupprimerAvec ma mémoire de passoire pour toute connaissance historique, j'ai l'impression de découvrir pour la première fois chaque période, même si j'ai déjà lu une BD copieuse sur le sujet (j'exagère à peine).
Ah mais pas du tout, Baudoin n'est pas punk, mais un artiste qui va là où le mène sa muse. 😁
Faire un portrait [...] : cette phrase m'a marqué, et j'ai retrouvé cette observation dans un de ses ouvrages ultérieurs, celui sur Grenoble.