Je suis sûr d'avoir vu ces deux types sortir de l'eau et aller vers…
Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021. Le scénario a été écrit par LEO (Luiz Eduardo de Oliveira) & Rodolphe Daniel Jacquette. Elle a été illustrée par Zoran Janjetov pour les dessins et Joran Zanzetov junior pour les couleurs. Les mêmes créateurs ont également réalisé la série Centaurus (2015-2019) en 5 tomes.
Quelque part dans une banlieue urbaine avec des tours HLM, la sœur de Suzanne Saint-Loup est déjà attablée et elle l'appelle ainsi que son mari, pour le repas. À la télé, les infos évoquent l'absence de nouvelles concernant la dernière mission d'exploration qui s'est posée sur Europa en avril dernier. Le journaliste rappelle qu'Europa est la deuxième lune de Jupiter et que la science place de grands espoirs dans les recherches concernant son étonnant océan souterrain. Mais toutes les liaisons ont été brusquement interrompues avec la mission, et malgré tous les efforts menés pour les rétablir, Europa reste étrangement silencieuse. Après le repas, Suzanne décide de sortir se promener, et elle emmène le chien Rufus avec elle, à la demande de sa sœur. Elle passe devant un groupe de trois jeunes hommes désœuvrés qui se retiennent bien de l'enquiquiner car ils savent qu'elle a du répondant, même sans le chien. À sa grande surprise, elle reçoit un appel du colonel Jean Delarue qui lui demande se présenter au CESS le lendemain pour une mission en vol interplanétaire. Elle a du mal à y croire.
Suzanne Saint-Loup se présente en uniforme au siège du CESS comme convenu, et est reçue par le colonel Delarue lui-même. Il l'emmène dans son spacieux bureau et passe en revue ses compétences : réussite brillante à tous les examens théoriques et pratiques de pilote spatial, expérience de pilotage de la nouvelle génération de la navette Orion 4. Deux responsables observent l'entretien par le biais du circuit de surveillance vidéo en évoquant les difficultés relationnelles de Suzanne, une forme d'autisme qui a conduit à l'écarter de toute mission pendant plusieurs mois, mais là ils n'ont plus le choix. Le colonel continue : le CESS n'a plus de nouvelles de la mission sur Europa et la prochaine fusée à partir décolle dans neuf jours, avec à son bord une équipe pour une nouvelle mission sur Europa. Elle a été choisie pour en être la pilote. Elle accepte sur le champ. Le colonel l'emmène dans une salle de réunion où se trouvent déjà 4 autres membres de la mission : la colonelle Bella Sontag, le capitaine Anton Scorg, le capitaine Vincent Cassani (un médecin), tous trois membres des forces spatiales de l'ONU, et le civil Winston Plump planétologue au CERN. Il ajoute que le commandant de leur mission ne peut pas être présent aujourd'hui : Paul Douglas. Puis il passe à une présentation avec le divisionnaire Rousseau, pour exposer les derniers faits connus : les paramètres de la précédente mission, et les dernières communications.
Dans un avenir vraisemblablement pas si proche que ça puisque l'humanité est parvenue à réaliser de vols spatiaux longs, mais pas si lointain que ça non plus puisque les accessoires de base (table, chaises, modalités de repas, bâtiments) n'ont pas été transformés par des évolutions technologiques radicales. Curieux, le lecteur observe chaque élément dessiné pour se faire une idée de ce futur : l'appartement de la sœur de Suzanne et son écran télé au mur sans technologie holographique, graffitis sur les murs des immeubles et lampadaires très ordinaires, tour du CESS dont l'architecture évoque une de La Défense, salle de réunion basique et fonctionnelle, grand bureau spacieux et tamisé au Vatican sans ordinateur préservé de tout artefact informatique : les dessins minutieux, cliniques et précis permettent au lecteur de se faire une idée très concrète de ce futur très banal. Les éléments de science-fiction s'intègrent sans solution de continuité, décrits avec la même minutie et le même degré de détails. Le lecteur regarde l'intérieur de la fusée, puis de la navette, puis de la base sur Europa : une conception classique pour ce genre de décors, à l'apparence peut-être un peu fade, tout en étant très substantiels, l'artiste ne se limitant jamais à 3 formes vaguement esquissées en arrière-plan. Il est visible que Janjetov a conçu un modèle 3D complet de la fusée. Le coloriste ajoutant des textures, des effets de volume et de relief, des formes abstraites mais plausibles sur les écrans de contrôle. Ce mode de représentation produit un effet très paradoxal sur le lecteur : d'un côté il peut se projeter dans cette navette, cette base lunaire, d'un autre côté ce qui est représenté est d'une telle évidence que ces décors semblent banals et sans relief. Il faut que survienne une séquence sur Terre pour le lecteur mesure à quel point l'artiste conçoit et représente des environnements très fouillés, par exemple en voyant la zone pavillonnaire avec sa large rue tranquille, ses pelouses bien vertes sans clôture, ses arbres fournissant des zones ombragées, sans oublier la carriole des Amish.
Le lecteur ressent d'entrée de jeu une sensation de quasi-normalité, les images lui montrant une réalité familière, banale et quotidienne, cette sensation s'étendant au voyage dans l'espace et à la découverte de la base lunaire. Elle imprègne également les personnages pour un effet étrange. D'un côté, les auteurs savent leur donner une identité facilement mémorisable : que ce soit leur nom, leur compétence, ou leur apparence visuelle. Il s'amuse à donner le visage de l'acteur Peter Graves (né en 1926, interprète de Jim Phelps) au professeur Woodrow, seul survivant de la première mission. D'un autre côté, ils semblent un fades, comme construits sans beaucoup d'épaisseur. Voire le lecteur finit par se demander quelle importance il doit accorder à certaines affirmations. Le caractère réputé difficile de Suzanne ne transparaît pas dans son comportement. Le commandant Paul Douglas a une réputation d'alcoolique, mais ce n'est pas visible dans son comportement, si ce n'est qu'il boit un verre ou une lampée de temps à autre. Ce décalage provoque alors une forme de distanciation chez le lecteur : chaque membre de cette troisième mission se comporte de manière très professionnelle, fonctionnelle, un peu froide, ce qui obère d'autant tout investissement émotionnel dans l'un ou l'autre. Les dessins sont en phase avec cette approche des personnages : des gestes mesurés, des expressions de visage neutres. Même les trois zonards au pied de l'immeuble semblent calmes, sans agressivité. Il faut attendre de voir l'inspecteur Aldo Guilippi embrasser sa mère sur le front, puis un enfant être étonné par l'apparence des Amish pour voir une émotion.
Éprouvant presque la sensation générée par un reportage naturaliste, le lecteur observe avec une forme de détachement clinique les personnages, tout en reportant sa concentration sur l'intrigue proprement dite. Il est alors à l'affut des informations significatives vis-à-vis de l'intrigue, et peut-être même révélatrices. Il se dit qu'il faut qu'il retienne les noms des membres de la mission et les deux ou trois particularités personnelles associées, car nul doute qu'ils joueront un rôle différencié par la suite. Il se rend compte que leur apparence physique ne permet pas d'en apprendre plus sur eux, ni leur langage corporel très standardisé et mesuré. Il a tôt fait de constater que l'alcoolisme supposé du commandant Douglas n'a pas d'incidence réelle sur l'intrigue, ou son comportement. Il est tout aussi surpris du peu d'incidence du supposé autisme de Saint-Loup. Il a bien noté que les membres de la deuxième mission restent introuvables, même une fois ceux de la troisième en train d'explorer la base. Il enregistre ce que dit le commandant sur le fait que les conditions de pression, de température et de gravité, sans oublier la lumière, ne sont pas normales par rapport à ce que prévoient les lois de la physique, mais là encore sans conséquence autre que de pouvoir montrer un environnement surprenant, celui de l'océan souterrain.
Ne parvenant pas à interpréter les informations qui lui sont données sur la mission spatiale, il finit par reporter son intérêt sur les séquences terrestres, plus inattendues à la fois visuellement, à la fois pour l'histoire. Il éprouve quelques difficultés à prendre au premier degré ce complot au sein du Vatican, très basique et manichéen. L'acte criminel de Simon & Ézéchiel, les deux amish, étant tout aussi irréconciliable avec les tenants de leur foi. Là encore, les dessins très descriptifs ne laissent aucune place au doute quant à la réalité de ce qui vient de survenir. D'un côté, le lecteur se laisse emmener par le savoir-faire narratif du dessinateur qui a déjà travaillé à plusieurs reprises avec Alejandro Jodorowsky, sur Avant l'Incal (1988-1995), Les technopères (1998-2006), L'Ogregod (2010-2012), ainsi que par le savoir-faire des coscénaristes ayant déjà produit une série aussi mémorable que Kenya, Namibia, Amazonie, et plus récemment Centaurus. Il se dit que l'intrigue doit receler une explication cachée plus élaborée comme une réalité virtuelle qui expliquerait ces comportements simples au point d'en frôler la caricature, et qu'elle gagnera en consistance au cours des 5 tomes prévus.
Une nouvelle collaboration entre LEO, Rodolphe et Janjetov, ça ne se refuse pas. Effectivement la qualité et le professionnalisme sont au rendez-vous : dessins descriptifs dépourvus de raccourcis pour les réaliser plus vite, et immersion facile pour le lecteur qui prouve la sensation d'évoluer aux côtés des personnages dans un quotidien banal, celui d'un futur proche, où le voyage dans l'espace est presque devenu un trajet comme un autre. Les coscénaristes agrippent le lecteur dès la première séquence avec une base spatiale qui ne répond plus, puis avec une mission d'enquête et de secours, en saupoudrant de quelques mystères bien sentis comme un passage par le Vatican, et un autre avec des amish. Malgré tout peut-être que le lecteur reste sur faim du fait de l'évidence de la narration et d'indices très cadrés.
On avait déjà eu cette discussion, mais je me réjouis toujours de découvrir une œuvre de science-fiction sur ton site, sans doute parce qu'elles y sont rares et que c'est un genre avec lequel j'ai de vraies affinités. A contrario, mon blog n'en regorge pas non plus...
RépondreSupprimerJe n'ai jamais rien lu de ces auteurs. Pourtant, entre "Aldébaran", "Antarès", ou encore "Bételgeuse", ce n'est pas le choix qui manque. Dois-je en déduire que tu as lu "Centauraus" ?
"Les dessins sont en phase avec cette approche des personnages : des gestes mesurés, des expressions de visage neutres." Faut-il en conclure que tu as trouvé que les personnages manquaient généralement d'expressivité, ou est-ce une conclusion hâtive ?
J'ai l'impression que ta conclusion est peut-être plus positive, plus enthousiaste que les paragraphes qui la précèdent ? Ou est-ce ma propre perception ?
C'est à la suite de notre discussion que j'ai acheté deux ou trois BD de SF pour reprendre la température de l'eau. Je n'ai pas lu Centaurus, mais les couvertures me faisaient très envie. J'avais lu les premiers tomes d'Aldébaran, et j'en guette toujours la réédition de l'intégrale pour me relancer dedans. J'avais également lu les premiers tomes de Kenya, déjà une collaboration de LEO & Rodolphe.
SupprimerJe n'ai pas trouvé que les personnages manquent d'expressivité : ils sont le plus souvent sur la réserve ou dans un mode de relation sociale neutre, comme dans la vie de tous les jours.
Je viens de relire ma conclusion : elle est plus positive que les paragraphes, parce que je ne peux pas nier l'évidence. C'est du bon travail pour la narration graphique, avec un investissement manifeste pour créer un environnement du futur, et pas des décors génériques sans particularités et sans épaisseur. Néanmoins, je n'ai pas pris beaucoup de plaisir à cette lecture. Je me suis rendu compte que je suis très vite passé en mode analytique pour relever ses caractéristiques, sans beaucoup m'intéresser à l'histoire. D'un autre côté, je n'arrive pas à juger l'histoire sur la base uniquement du premier chapitre.
Un exemple : les scénaristes ont choisi d'intégrer l'église catholique comme opposée à ces explorations, étant vraisemblablement responsable d'actions criminelles pour mettre des bâtons dans les roues de l'expédition. Cela sort de nulle part, peu cohérent avec les préceptes de l'église, une sorte de bras armé clandestin pas assez développé pour que j'accepte d'accorder le surplus de suspension consentie d'incrédulité nécessaire pour ça fonctionne pour moi.
Arguments reçus cinq sur cinq. Merci de ces explications complémentaires.
SupprimerJ'attends donc la suite.