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vendredi 20 août 2021

Algernon Woodcock T06: Le Dernier Matagot

C'est une très ancienne forêt… peut-être l'ainée…


Ce tome fait suite à Algernon Woodcock T05: Alisandre le Bel (2007) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome car il y a un fil rouge qui court tout du long de la série. Il a été publié pour la première fois en 2011. Les planches de cet album sont numérotées 1 à 52. Il a été réalisé par Mathieu Gallié dont le travail est qualifié de traduction et adaptation, et par Guillaume Sorel pour les dessins et les couleurs. Malheureusement, la série a été interrompue et la deuxième moitié de ce récit n'a jamais vu le jour.


Après leur précédente aventure à l'île d'Arran, Algernon Woodcock et William McKennan sont retournés à leur vie civile à Édimbourg. Le premier a décidé de quitter la ville et la faculté de médecine pour aller s'installer dans un cottage en campagne. Il se consacre alors à l'éducation de Benedict, le fils de Keridwen, et à parcourir le pays avoisinant avec un carnet et un crayon à la main pour y consigner contes, légendes et autres recettes de grand-mères ou de sorciers. De son côté, McKennan avait recroisé Deirdre Diarmid sur le chemin du retour et six mois plus tard l'épousait en petit comité. Le couple s'installe alors dans une demeure cossue du faubourg, et il ouvre un cabinet médical. La patientèle étant abondante, il prend un associé : James Holson. Celui-ci emménage donc, d'abord sous leur toit, puis s'émancipe dans sa propre demeure à quelques pâtés de maison de leur domicile.



Six ans plus tard, Algernon Woodcock et Benedict viennent rendre visite à leur ami. Dans la diligence, l'adulte fait réviser sa leçon à l'enfant : la potion à préparer pour se rendre invisible et la manière de la préparer. Les autres passagers sont scandalisés par cette démonstration impie. Le cocher arrête le véhicule et vient indiquer aux passagers qu'une fillette se tient au milieu de la route sous la pluie, et qu'elle a un pli à remettre en main propre à Algernon. Celui-ci descend en pleine lande et prend le pli. Il détourne son regard un instant pour regarder l'enveloppe et quand il relève la tête, la fillette a disparu comme par enchantement. Une fois arrivé chez son ami, il lui raconte l'incident et ça leur rappelle tous les deux Arran et la dissipation de Browne. Ils en arrivent tous les deux à la même conclusion : cette missive émane de la mère de l'enfant, et il est temps pour Algernon de remettre Benedict à l'émissaire de mère. Le père adoptif ne sait pas si lui-même est prêt. Les deux hommes passent en cuisine où Deirdre est en train d'expliquer à l'enfant comment cuire une viande en la faisant bouillir. Elle s'arrête au beau milieu d'une phrase et laisse tomber le plat par terre. Sur le pas de la porte se tient un homme tout de noir vêtu. Ontzlake Browne est venu en personne pour avertir Woodcock que la lettre est un faux, que c'est un piège tendu par l'ennemi de la reine. Qui plus est, cet ennemi n'est autre qu'Alisandre le Bel, et ses nervis sont déjà en approche de la demeure des McKennan.


Après l'énorme plaisir de lecture des cinq premiers tomes, impossible de se priver du sixième, même s'il est à craindre que l'histoire ne soit jamais achevée. Dans une interview de 2014, Guillaume Sorel expliquait que le scénariste s'était fâché avec le monde de la BD, et un peu avec lui. Mais lors d'une prise de contact ultérieure entre eux, ils avaient établi qu'il ne restait plus qu'un tome pour mener à bien l'histoire complète, et que Gallié pourrait envisager de la terminer sous réserve de trouver la motivation. Quoi qu'il en soit, le lecteur replonge avec délice dans cette fin de dix-neuvième siècle en Écosse où la présence du petit peuple se fait encore sentir de temps à autre. Pour ce nouveau diptyque, les auteurs établissent une ellipse temporelle avec le précédent, résumant les faits dans deux pages sous la forme d'un texte illustré. Le lecteur se projette ainsi aux côtés de Woodcock assis en pleine lande, contemplant un promontoire rocheux s'avançant dans l'océan, en écoutant un vieil homme aux sourcils blancs et broussailleux, lui raconter des histoires anciennes, puis dans la salle à manger du cottage pour voir Benedict distrait par un papillon lors de sa leçon avec son tuteur. Le texte est clair et concis, portant la marque de la personnalité du docteur McKennan. Le lecteur est tout de suite remis en situation, sans avoir besoin de faire un effort de mémoire sur les événements des tomes précédents.



Lorsqu'il entame l'histoire, l'horizon d'attente du lecteur est limpide : de belles pages envoûtantes, la suite de l'intrigue de fond de la série, et une ou deux remarques en passant du scénariste. Cette dernière se produit dans la planche 34 quand Ontzlake Browne répond à Woodcock que ses questions concernant Alisandre sont licites, mais que raconter qui est réellement un personnage aussi double et complexe serait une tâche bien ardue, surtout en aussi peu de temps. En écho à d'autres remarques du même registre dans les tomes précédents, il s'agit d'un conseil du scénariste, élégamment présenté, d'aller lire le tome 5 consacré au dit personnage, ce qui fait sourire le lecteur. Il découvre également que les belles pages et les belles cases sont au rendez-vous : l'atmosphère tendue dans la diligence les autres voyageurs réprouvant les propos de Woodcock, ce dernier devant la jeune fille au milieu de la route traversant la lande, sous la pluie, l'ambiance acajou douillette du bureau du docteur, celle tout aussi douillette et un peu plus chaude de la cuisine… l'affrontement électrique entre Browne et les orcs, l'apparition teintée de sang sombre d'Alisandre, les frondaisons riches et lumineuses de la forêt, etc. Comme à son habitude, l'artiste met en œuvre des ambiances lumineuses riches et immersives, installant un état émotionnel particulier : la couleur mordorée chaude et réconfortante du foyer des McKennan, le rouge pour la férocité des orcs et la présence menaçante d'Alisandre, le vert rafraîchissant et protecteur de la forêt, sans oublier le blanc comme absence ou comme zone infranchissable lors de la séparation planche 25.


Le lecteur peut donc se projeter avec facilité dans chaque environnement, aux côtés des personnages, éprouvant des sensations comme l'inconfort généré par le froid et l'humidité de la lande sous la pluie, la détente dans le calme du bureau du docteur, la violence alors que les orcs et les gnomes progressent dans les pièces de la maison, le poids des siècles passés en se tenant au pied d'un château en pierre, le désespoir dans une lumière crépusculaire cramoisie, l'émerveillement inquiet en s'avançant dans la forêt. L'artiste est passé maître dans l'art de construire un équilibre parfait entre les contours détourés, les textures à la couleur directe, les éléments suggérés. Les personnages sont tout aussi remarquables. Le lecteur éprouve un grand plaisir à côtoyer de nouveau Algernon Woodcock, individu de petite taille à la silhouette étrange du fait de son chapeau haut-de-forme démesuré, au visage souvent empreint d'une touche de tristesse. Il observe avec curiosité Deirdre, épouse dévouée dont le visage exprime des sentiments inattendus, Ontzlake Browne homme ténébreux et mystérieux au professionnalisme inaltérable, Alisandre un individu cruel et méprisable, totalement plausible. Comme à chaque fois, il prend le temps de regarder chaque tenue vestimentaire, ainsi que les effets de texture de chaque étoffe, chaque matériau.



Dans ce tome, le lecteur découvre des pages de combats physiques mémorables. Guillaume Sorel avait la preuve de ses talents de metteur en scène pour ce type de scène dans le tome précédent : les combats de ce tome sont tout aussi vivants, tout en tension, avec des pics de violence choquants. Browne est d'une vivacité redoutable quand il s'attaque aux orcs sous sa forme de Sème-la-mort, un qualificatif qu'il n'a pas usurpé. Deirdre surprend car elle est d'une rare sauvagerie en massacrant un orc à terre, à coup de poêle à frire, brutalité soulignée par une giclée de sang. En total contraste, les images dégagent une rare poésie quand Browne fait usage de son pouvoir pour quitter la réalité terrestre afin de voyager plus vite. Le lecteur est donc entièrement sous le charme de la narration visuelle et il ne regrette à aucun moment de s'être lancé dans ce tome, même si la deuxième moitié du récit ne voit jamais le jour. Cette idée ne l'empêche en rien de jouir de l'intrigue. Le scénariste livre de nouvelles pièces du puzzle sur le mystère de fond présent depuis le premier tome. Il évoque l'identité du père de Benedict, et en dit un tout petit plus sur Algernon Woodcock lui-même. Le lecteur ne peut pas réprimer l'élan qui le pousse à répondre à cette dimension ludique du récit, en élaborant une ou deux conjectures sur ce qu'il reste à découvrir sur Woodcock.


Le lecteur sait qu'il lui est impossible de résister à l'envie de lire un tome de la série, même s'il s'agit de la première moitié d'un diptyque et que la deuxième moitié risque de ne jamais exister. Il retrouve toutes les qualités qui rendent ces bandes dessinées extraordinaires : la narration visuelle enchanteresse, l'intrigue élégante, les personnages attachants. Même si le récit n'arrivera jamais à destination, le voyage est magnifique et inestimable.



2 commentaires:

  1. Superbe couverture, encore une fois. Le cheval impressionne.

    "Guillaume Sorel expliquait que le scénariste s'était fâché avec le monde de la BD, et un peu avec lui." J'aimerais bien connaître la raison de cette fâcherie de Gallié avec le monde de la BD, tiens. Ça doit être profond, car le bonhomme n'a rien écrit - pour la BD, en tout cas - depuis 2011 ; ça fait dix ans, quand même. Quant à sa fâcherie avec Sorel, j'ai cru comprendre qu'il y avait une embrouille sur un projet de resto qui a finalement été abandonné par Sorel.

    "Il ne restait plus qu'un tome pour mener à bien l'histoire complète, et que Gallié pourrait envisager de la terminer sous réserve de trouver la motivation." / "Le lecteur sait qu'il lui est impossible de résister à l'envie de lire un tome de la série, même s'il s'agit de la première moitié d'un diptyque et que la deuxième moitié risque de ne jamais exister. " Du coup, et après dix ans de pause du scénariste, est-il encore permis d'espérer que cette série soit achevée un jour ?

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    1. Je viens de trouver l'interview sur ActuaBD où Sorel parle de cette histoire de restaurant, et des autres projets qu'il avait entamés entretemps faute de recevoir des scénarios de Gallié.

      L'interview sur laquelle je me suis basée (dernière question) :

      https://www.vampirisme.com/interview/sorel-interview-horla-mother/

      C'est une interview réalisée en 2014. Du coup, ça ramène à 7 ans après, au lieu de 10… :)
      Personnellement, j'y crois peu. Sorel vient de terminer son adaptation de Macbeth, avec Thomas Day (tome à paraître le 22/09/21). Donc il devrait être libre pour faire autre chose, mais la balle est visiblement dans le camp du scénariste.

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