Ma liste de blogs

mardi 30 novembre 2021

Le paradis perdu de John Milton

Comment supporter cette dette immense d'une reconnaissance éternelle ?

Ce tome est indépendant de tout autre et constitue une adaptation du poème épique Le Paradis Perdu (première version en 10 parties en 1667, deuxième version en 12 parties en 1674), de John Milton (1608-1674). Il a été réalisé par Pablo Auladell, et sa première édition date de 2015. La traduction de l'espagnol en français a été réalisée par Benoît Mitaine, en suivant la traduction de 1836, réalisée par François-René Chateaubriand (1768-1848). L'ouvrage commence avec un avant-propos de l'auteur expliquant la genèse de cette adaptation débutée en 2010, interrompue pendant deux ans, puis reprise pendant trois ans.


Dans l'obscurité, Satan dort contre une ange dans son lit. Le jour se lève sur la cité radieuse : Satan écarte le rideau et regarde par la fenêtre. Il aperçoit au loin l'archange majeur Michel debout sur un rempart et regardant dans le lointain. Michel tourne son regard perçant vers lui, puis il lève son épée vers le ciel alors que la pluie se met à tomber. Un chapeau avec un ruban chute dans les ténèbres, dans le gouffre des Tartares. Dans l'Enfer s'élève le panache d'un feu, et des oiseaux planent au-dessus d'un charnier. Des anges gisent semblant morts, des épées et des lances éparses à proximité d'eux. Le narrateur s'interroge : quelle cause poussa les premiers parents à se séparer de leur Créateur ? Qui les entraîna à cette honteuse révolte ? À transgresser leur unique interdit ? Dans les eaux noires du lac, une silhouette bouge et se redresse : le serpent, l'infernal serpent, Satan. Son orgueil l'avait précipité du ciel avec son armée d'anges rebelles. Jeté la tête en bas par le souverain Pouvoir, entouré de flammes, depuis la voute éthérée.



Satan se redresse et contemple l'environnement qui l'entoure. Il est tombé dans le gouffre dans fond de la perdition, dans des régions de chagrin où ni repos, ni espérance ne pourraient jamais habiter. Il découvre un autre corps entre deux eaux et le reconnaît : Belzébuth. Il lui fait prendre conscience de quelle hauteur, dans quel abîme ils sont tombés. Mais tout n'est pas perdu. Ni sa colère, ni sa puissance ne pourront jamais soumettre sa volonté et son courage. Satan ne demandera point grâce d'un genou suppliant, et il ne respectera point un pouvoir venu à douter de son empire, par la terreur de son bras. Belzébuth a repris conscience et l'interroge : et si leur vainqueur avait laissé entiers leur esprit et leur vigueur afin qu'ils puissent endurer la souffrance d'un éternel châtiment ? Satan fait quelques pas de côté et saisi une lance fichée dans l'eau. Il s'envole et survole l'étendue sous lui. Est-ce ici le séjour où ils devront changer contre le ciel ? Soit, plus loin de Lui ils seront, mieux ce sera. Qu'importe où il sera, s'il est toujours le même et ce qu'il doit être. Ici au moins, ils seront libres. Mieux vaut régner dans l'Enfer, que servir dans le Ciel. Mais abandonnera-t-il ses amis fidèles dans le lac de l'Oubli ? Satan prend sa lance, tue une bête, la décapite, couvre la tête de Belzébuth avec elle de l'animal. Les deux s'envolent vers un promontoire, et Satan s'adresse aux autres anges encore inanimés.


Voilà un projet ambitieux : transcrire en bande dessinée, le long poème épique de Milton. Dans sa traduction de 1836, Chateaubriand explicitait ses choix de traducteur pour conserver les qualités propres de l'œuvre, sans la trahir, malgré certaines de ses particularités la rendant parfois maladroite, parfois obscure. Dans son introduction, il rappelle entre autres que John Milton était aveugle quand il a composé son œuvre. Bentley prétend que, Milton étant aveugle, les éditeurs ont introduit dans le Paradis perdu des interpolations qu’il n’a pas connues : c’est peut-être aller loin ; mais il est certain que la cécité du chantre d’Éden a pu nuire à la correction de son ouvrage. Le poète composait la nuit ; quand il avait fait quelques vers, il sonnait ; sa fille ou sa femme descendait ; il dictait : ce premier jet, qu’il oubliait nécessairement bientôt après, restait à peu près tel qu’il était sorti de son génie. Le poème fut ainsi conduit à sa fin par inspirations et par dictées ; l’auteur ne put en revoir l’ensemble ni sur le manuscrit ni sur les épreuves. Or il y a des négligences, des répétitions de mots, des cacophonies qu’on n’aperçoit, et pour ainsi dire, qu’on n’entend qu’avec l’œil, en parcourant les épreuves. Milton isolé, sans assistance, sans secours, presque sans amis, était obligé de faire tous les changements dans son esprit, et de relire son poème d’un bout à l’autre dans sa mémoire. Quel prodigieux effort de souvenir ! et combien de fautes ont dû lui échapper ! Chateaubriand évoque également le fait que cette œuvre comprend des références culturelles évidentes au dix-septième siècle, mais déjà perdues au dix-neuvième siècle, rendant certains vers incompréhensibles.



En entamant cette bande dessinée, le lecteur a peut-être une idée déjà précise du récit ou de l'intrigue, du style du poète, ou pas du tout. Mais il doit avoir à l'esprit qu'il plonge dans une narration reposant sur des idées et des façons de penser qui datent du dix-septième siècle. Du point de vue de l'adaptation, Pablo Auladell a choisi les passages qu'il a retenus, et ceux qu'il a condensés ou laissés de côté. Le lecteur ne retrouve donc pas l'intégralité des douze livres de la seconde édition. De même, il a fait des choix esthétiques dans la manière de donner à voir ces êtres bibliques, la cité de Dieu, le Paradis, les anges, et les anges déchus. L'histoire est donc celle de la chute de Satan ange déchu et de ses légions, ainsi que celle d'Ève et Adam, vivants au jardin d'Éden. L'auteur se retrouve à représenter les anges, les démons, les chérubins, Dieu et le Diable. C'est un défi de parvenir à proposer une interprétation visuelle qui ne soit ni naïve, ni stéréotypée, ni emprunte de grandiloquence ridicule, ou de religiosité plus ou moins sincère. L'artiste a choisi de donner des silhouettes anthropomorphes à chacun de ces personnages, avec quelques exceptions pour les chérubins, ou lorsque l'Ennemi prend la forme du serpent dans le jardin d'Éden. Satan dispose d'un corps de haute taille, bien découplé, sans être musculeux, nu du début jusqu'à la fin, avec des attributs sexuels masculins. Il ne porte comme tout vêtement qu'un chapeau à rebord avec un ruban, ce qui permet de l'identifier à coup sûr. Il est doté d'une paire d'ailes. Son visage est souvent fermé, peu expressif. Les autres démons ont également une forme humanoïde, parfois un peu plus massive, seul Belzébuth ayant un visage vraiment différent.


La représentation des anges et de Dieu est tout aussi délicate. Le lecteur constate que leurs visages sont un peu plus différenciés pour l'archange Michel, Gabriel, Raphael et Abdiel. De manière inattendue, le dessinateur a choisi de leur donner un vêtement, une tunique, ou un chapeau, pour augmenter leur différenciation, par opposition à la multitude des anges déchus. Michel est celui qui fait la plus forte impression sur le lecteur avec son nez aquilin, et son regard bleuté perçant. Auladell a également effectué des choix pour le Très Haut : un individu d'une forte corpulence, quasiment pas de cou, et une tête un peu petite. Le lecteur n'en tire pas d'interprétation particulière, si ce n'est qu'il a effectivement fait les hommes à son image. Ève et Adam sont deux êtres humains normaux, vivant nus au Paradis, dépourvus de toute pilosité. Il apparaît quatre autres personnages fort surprenants, au physique un peu différent, la fille de Satan et le fils de cette dernière, ainsi que Chaos et Nuit. Les lieux ne sont pas très nombreux : l'Enfer, la citadelle de Dieu, le jardin d'Éden. Le premier est une zone désolée s'étendant à perte de vue, rocheuse avec des étendues d'eau noire. Le dessinateur met alors essentiellement en œuvre des nuances de gris, avec une touche de brun.



La citadelle céleste ressemble à un haut palais perché dans les nuages, avec une belle architecture que l'on retrouve également pour le mur de clôture du jardin d'Éden. Cet environnement est plus clair, avec des touches de bleu. À nouveau, le lecteur n'y voit pas de sens particulier, si ce n'est que l'artiste s'en est tenu à la vision de John Milton, et à celles qui existaient à son époque. Le jardin d'Éden est verdoyant dans une teinte un peu foncée et un peu terne. Il est visible que le couple d'humains y vit en toute sérénité. Les animaux et les végétaux ont une allure un peu fantastique et un peu naïve, attestant du fait que c'est un jardin mythologique. Au fil des séquences, le lecteur constate que l'auteur privilégie les mises en page sous la forme de deux cases de la largeur de la page, mais il peut passer en mode 3, 4 ou 6 cases par page quand la nature de la scène le nécessite. Le choix des couleurs sombre produit un effet ténébreux très palpable pour l'Enfer, et semble faire peser comme une contrainte invisible dans le jardin d'Éden et la cité céleste. Le lecteur peut l'interpréter comme la présence de Dieu, ou plutôt l'omniprésence de sa volonté en toute chose et en tout être. Régulièrement le lecteur est surpris par un visuel inattendu comme la tour construite autour de Satan, ou le regard scrutateur et perçant de l'archange Michel.


Même s'il connaît l'argument de l'œuvre, le lecteur se laisse emmener par cette visualisation de la chute de Lucifer, de la levée de son armée en Enfer, et de la tentation à laquelle il soumet Ève. En fonction de ses convictions religieuses, il peut soit confronter sa foi à cette représentation, tout en conservant à l'esprit qu'elle a été formulée à une autre époque, soit prendre le récit sur un plan mythologique. Il attend évidemment avec impatience la célèbre réplique : Mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le ciel. La scène s'avère intense et prenante. Il savoure le développement de Satan sur sa motivation : Moi qui m'élevais avec gloire […] jusqu'à ce que l'orgueil et l'ambition m'aient précipité dans l'abîme pour déclarer la guerre au roi du ciel ! Il m'avait créé dans un rang éminent. Être à son service n'avait rien de rude. Mais sa bonté n'a produit en moi que malice. Comment supporter cette dette immense d'une reconnaissance éternelle ? Payer et toujours payer, et toujours devoir.


Il est fort probable que le lecteur ait choisi de se lancer dans cette bande dessinée en toute connaissance de cause : l'adaptation d'un long poème épique dont il a déjà apprécié la lecture, ou qu'il souhaite découvrir sous une forme plus accessible. Pablo Auladell a réalisé un solide travail d'adaptation en restant fidèle à l'esprit de l'œuvre, tout en effectuant des choix, d'une part en mettant en avant certains passages et en en passant d’autres sous silence, ensuite en donnant à voir un monde où la volonté de Dieu est omniprésente. Le lecteur apprécie ainsi le récit pour l'intrigue, mais aussi pour la manière dont il fait s'incarner la vision de la foi chrétienne de John Milton.



2 commentaires:

  1. "Satan" et "Belzébuth". J'avoue que j'ai longtemps confondu les deux.

    "Voilà un projet ambitieux : transcrire en bande dessinée, le long poème épique de Milton." Je dois reconnaître que j'admire les artistes qui s'attaquent à des monuments de la littérature. Du coup, par association d'idées, j'ai cherché si quelqu'un s'était attaqué à "La Divine Comédie", de Dante, et je n'ai trouvé qu'un triptyque signé Gō Nagai, le créateur de Mazinger Z. Ça m'a surpris ; pas l'adaptation en manga, mais le faible nombre d'adaptations.

    "Quel prodigieux effort de souvenir !" En effet, l'histoire de la conception de l'œuvre est tout bonnement stupéfiante.

    "l'adaptation d'un long poème épique dont il a déjà apprécié la lecture" : est-ce ton cas ? L'as-tu lu ? Fais-tu plutôt partie de ceux qui ont souhaité le "découvrir sous une forme plus accessible" ?

    Je peine un peu à en conclure à propos de ton appréciation de l'œuvre. Je ne te sens pas d'enthousiasme sans réserve émerger de ton commentaire. Me trompé-je ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'ai pas lu le poème de John Milton. En rédigeant ce commentaire, j'ai parcouru la page wikipedia de John Milton, puis celle du Paradis Perdu, à plusieurs reprises. En bas de page, on trouve un lien vers la traduction de Chateaubriand. J'ai lu l'introduction, puis le début. J'ai vite capitulé. Outre le forme poétique qui constitue une difficulté pour moi, il y a cette barrière culturelle qui fait que je sais que je fais des faux-sens ou des contre-sens, que je ne comprends pas ce que dit l'auteur.

      http://www.samizdat.qc.ca/arts/lit/Paradis_perdu.pdf

      Du coup, mon appréciation de cette bande dessinée est partagée entre l'admiration pour avoir accompli un tel projet, et le regret qu'il ne soit que partiel.

      Adapter la Divine Comédie de Dante Alighieri : je suppose que la difficulté culturelle est encore plus élevée. D'un côté, c'est facile de transcrire les événements, la dimension exploration et aventure (Claremont l'avait fait dans le numéro annuel 4 des X-Men en 1980) ; d'un autre côté, je ne vois pas comment en transcrire la dimension spirituelle et religieuse.

      La hiérarchie des Enfers : Neil Gaiman (et d'autres auteurs de comics avant lui) s'en était servie dans la série Sandman.

      Supprimer