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lundi 1 novembre 2021

Les fleurs de cimetière

Nous sommes le résultat non fini d'un processus venu du chaos.


Ce tome contient une histoire autobiographique, indépendante de tout autre, une connaissance très superficielle de l'auteur suffit pour l'apprécier. La première édition date de 2021. Il s'agit d'une bande dessinée de 280 pages en noir & blanc, avec quelques pages en couleurs, entièrement réalisées par Edmond Baudoin, auteur d'environ soixante-dix bandes dessinées. Il commence avec une copieuse introduction de deux pages en petits caractères, écrite par Nadia Vadori-Gauthier (Une minute de danse par jour) en novembre 2020. Elle commence par poser des questions. Quelle est la mesure de la durée d'une vie ? Celle d'un homme ? Celle d'un arbre ? Elle évoque la façon dont les vies qui ont façonné celle de l'auteur se superposent, comment les dessins sont composés de sensations, des voyages, des arbres, des corps. Le lecteur se laisse porter par les sujets évoqués et les questionnements, tout en se demandant à quoi peut bien ressembler la bande dessinée dont elle parle.


Quatre dessins représentant Edmond Baudoin sur la première page, quatre autres sur la seconde et encore deux sur la troisième, chacune le montrant à un âge différent : naissance en 1942, en 1950, en 1954, en 1958, en 1963, en 1972, en 1980, en 1998, en 2009 et en 2015. Sous les deux dernières, l'auteur indique que : Les mamans n'ont pas dans leur organisme toutes les calories nécessaires, les richesses essentielles pour parachever le cerveau de leur bébé. Pour cette raison, à l'instant de l'accouchement, nous ne sommes pas finis. C'est quand, la vraie naissance ? Puis il évoque une de ses premières bandes dessinées, parue en 1982, alors qu'il avait quarante ans. Il s'y représente enfant, adolescent, adulte et vieux. Enfant et adolescent, il l'avait été. Adulte, il l'était. Et il se projetait en vieillard. Ces personnages se côtoient sur la place d'un village, Villars-sur-Var. Nice est à cinquante kilomètres au sud.


Ce livre forme une photographie d'époque, et il a aujourd'hui une couleur sépia. Le temps est passé. Faire des photos, du cinéma, écrire, c'est enregistrer la mort à l'œuvre pour la regarder en face, lui opposer la vie. Au début de L'Œuvre, Émile Zola raconte la vie d'un jeune peintre arrivant de la province à Paris. Il va en haut de Montmartre, et se promet qu'un jour cette ville lui appartiendra, quelque chose comme ça. Zola s'était inspiré de Cézanne pour le jeune peintre. Quand comme lui, l'auteur est venu pour la première fois dans la capitale, il a fait le pèlerinage. En haut des marches, il a crié : tu sauras qui je suis. Mais Paris n'en avait cure. Les éditeurs aussi, ils lui répétaient de revenir plus tard. En 1978, au retour d'un de ses voyages infructueux, la honte de retrouver son amie avec un panier vide, le fit errer sur le port de Nice jusqu'à la nuit. Il y avait du vent, les filins métalliques fouettaient les mats, ses dents crissaient. Le froid l'a décidé à affronter Béatrice. Dans les escaliers, à chaque marche, il a donné un coup de poing dans le mur, en répétant qu'il défoncerait tout le monde. Il habitait au troisième.



En 2021, Edmond Baudoin est âgé de soixante-dix-neuf ans, sa carrière de bédéiste est longue d'une quarantaine d'années et riche de plus de soixante-dix albums. D'une certaine manière, cette bande dessinée constitue une autobiographie savamment recomposée. L'auteur évoque sa mère, son père, son frère avec qui il entretenait une amitié fusionnelle, plusieurs de ses relations amoureuses, ses enfants, et plus rapidement ses petits-enfants. L'artistes les représente avec un noir & blanc un peu sec, parfois un peu griffé, parfois avec des traits charbonneux. Il intègre également des photographies sur quelques pages, par exemple page 148. Il évoque ses cinq enfants, certains plus en détail que d'autres, ses neuf petits-enfants, et même ses deux arrière-petits-enfants, ainsi que les différentes mères, le temps qu'il a consacré à sa progéniture, parfois plusieurs années, plus souvent quelques moments épars. Il parle de son mode de vie, de ses voyages qui n'étaient pas très compatibles avec une présence durable auprès d'eux. Il parle du cancer de l'un d'eux, des études de marionnettiste d'un autre, confié, encore adolescent, à un homme de l'art. Il parle de ce qu'il leur a transmis de l'exemple qu'il leur a donné, mais aussi de tout ce que eux lui ont donné et apporté, comment l'individu qu'il est a été construit par eux.


L'auteur évoque également son rapport avec les femmes, les nombreuses femmes avec qui il a eu des relations, quelques fois des enfants. Il les dessine sous forme de portrait, ou en train de lui parler, ou même comme une allégorie du mystère de la femme qu'il a surnommée Aile (pour Elle) et qui lui parle, l'interroge, commente son travail. Il les a dessinées, régulièrement nues, essayant de rendre compte de la vie qui anime les corps, mais aussi du mystère insaisissable qui demeure. Quelques-unes de ces peintures sont incluses dans l'ouvrage. Il parle également de ce qu'elles lui ont apporté, du fait qu'elles aussi ont contribué à son développement, à sa construction, à sa personnalité. Il évoque la découverte de la danse contemporaine avec Béatrice, ce qui donnera lieu à une bande dessinée : Le corps collectif Danser l'invisible, en 2019. Le lecteur éprouve la sensation de suivre le vagabondage de l'esprit de l'auteur, au fil de ses remémorations, une idée ou une formulation ou un dessin le faisant partir dans une direction différente. Puis il expose une autre séquence de sa vie quand le lecteur tourne la page, sans lien logique explicite. Il assume le fait de faire œuvre de reconstruction de ses souvenirs, leur partialité. Son flux de pensée s'avère protéiforme et sa matérialisation est très visuelle. La graphie de l'écriture change régulièrement : manuscrite, de type machine à écrire, pattes de mouche, et parfois article de journal. De la même manière, le registre des dessins passe d'esquisse, à des peintures monochromes, jusqu'à des photographies, ou de véritables tableaux naïfs ou expressionnistes, et même des portraits de lui réalisé par des collègues ou des étudiants.



Le lecteur se retrouve embarqué dans les pensées de l'auteur, entre état de fugue et associations libres d'idées et d'émotions, et remarques ou réflexions bénéficiant d'une prise de recul. Baudoin se laisse aussi bien guider par le texte que par les images. Le lecteur peut parfois éprouver l'impression que le scénariste s'est demandé comment caser certains éléments de sa vie lui tenant à cœur, mais pas assez conséquents ou substantiels pour donner lieu à un ouvrage à part entière. C'est ainsi que de la page 34 à la page 117 (avec une ou deux interruptions), chaque page de droite (impaire) est constitué du dessin d'un arbre, différent à chaque fois, représenté en pleine page, dessiné quand l'auteur était professeur de dessin à l'université du Québec de 1999 à 2003. Ces natures mortes ont été réalisées à l'hiver, des dessins allant du descriptif précis à l'impressionnisme, visiblement un exercice de style de l'artiste, mais aussi une occupation dans laquelle il s'est beaucoup investi, qui a compté pour lui. Ces pages ont tout à fait leur place dans un ouvrage autobiographique, leur positionnement dans la narration induit que ces études font partie intégrante de l'individu au même titre que tout le reste. Cela participe donc à cette immersion non linéaire, à la forme si particulière, dans l'esprit de l'artiste.


La narration n'est pas présentée explicitement comme une autobiographie, et d'ailleurs elle est lacunaire et elle n'aborde pas toutes les dimensions de cette vie. L'auteur ne donne pas d'éléments sur des éléments matériels comme ses revenus, sa santé, ou son hygiène alimentaire. Il évoque partiellement son œuvre, citant plusieurs de ses ouvrages comme Passe le temps (1982), Couma acò (1991), Piero (1998), Le corps collectif (2019), sa participation au magazine Le canard sauvage dans les années 1970, Le goût de la terre (2013) avec Troubs, Viva la vida (2011) également avec Troubs, J'ai été sniper (2013), ou encore Le chemin de Saint Jean (2002) dont le présent ouvrage pourrait être la suite. Pour autant, il ne s'agit pas d'un ouvrage narcissique car il cite également de nombreux auteurs qui ont laissé une empreinte durable dans sa vie, qui l'ont construit comme Christian Boltanski, Leonard Cohen, Maria Rilke, Francisco Coloane, Aude Mermilliod (et sa BD Il fallait que je vous le dise, 2019), Nelson Mandela (1918-2013) amoureux, Craig Thompson (et sa BD Blankets, 2003), Pier Pasolini, Gilles Deleuze, Fernand Bouisset (1859-1925, auteur de l'affiche pour le chocolat Menier), ou encore Jean-Marc Troubs avec qui il a réalisé plusieurs albums, et tant d'autres.



Comme l'annonce Nadia Vadori-Gauthier dans la préface de l'ouvrage certaines thématiques courent tout le long de ce livre : les personnes qui ont nourri son être, ses relations avec les femmes, son besoin de dessiner, sa soif inextinguible de liberté, les morts de migrants chaque année, les violences faites aux enfants et aux femmes, le temps qui passe et les façons de rester en vie pour résister à la mort, les souvenirs, la danse, les voyages, etc. Alors qu'il pourrait craindre une série d'anecdotes plus ou moins originales, plus ou moins parlantes, le lecteur découvre une vie sortant de l'ordinaire, une forme de liberté à la fois égoïste et très généreuse pour les autres, ainsi qu'une sensibilité poétique unique donnant à comprendre une vision du monde solidaire. Enfin, la forme choisie et construite par l'auteur donne la sensation au lecteur de s'introduire dans son esprit, de partager la richesse de sa vie, de penser à sa manière : ce qui aurait pu s'apparenter à un assemblage hétéroclite de dessins épars et sans rapport forme la tapisserie de sa psyché.


En feuilletant l'ouvrage, le lecteur se demande s'il s'agit bien d'une bande dessinée, ou d'un livre illustré. À la lecture, il s'avère qu'il s'agit un peu des deux, une forme hybride et libre découlant directement du mode de penser de l'auteur, affranchi de tout dogmatisme académique sur son moyen d'expression. Le lecteur s'immerge dans sa vie, non pas par un récit chronologique et factuel, ni par une rêverie décousue, mais dans un riche flux de pensées, un partage d'une rare prodigalité, une expérience quasi fusionnelle avec l'auteur. Le lecteur ressent qu'Edmond Baudoin participe à sa construction, qu'il le nourrit en lui offrant sans compter les expériences uniques de toute une vie. Chef d'œuvre.



2 commentaires:

  1. Edmond Baudoin : Je n'ai jamais entendu parler de cet auteur, pourtant récompensé trois fois à Angoulême. L'article que Wikipédia lui consacre est assez fourni.

    "En 2021, Edmond Baudoin est âgé de soixante-dix-neuf ans, etc." Je ne sais pas pourquoi, mais il y a quelque chose d'émouvant, ici. Sans doute l'énumération de sa descendance, les malheurs de certains, et le ressenti de l'auteur sur sa relation avec sa progéniture.

    Merci d'avoir partagé cet article à la conclusion très claire. Sans ton billet, je n'aurais certainement jamais accordé d'attention ni à cet ouvrage ni à son auteur.

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    1. C'est mon 2ème article pour une BD de cet auteur, et je compte bien en lire d'autres car il a une voix singulière et des thèmes qui sortent de l'ordinaire.

      J'ai également trouvé quelque chose d'émouvant dans ce regard en arrière sur une vie inhabituelle, et l'éventualité que ce soit sa dernière œuvre, propos tenu dans la BD, mais aussi sur le plateau de télé où je l'ai vu, et sur France Culture. Baudoin est d'une rare honnêteté et certains de ses choix peuvent être moralement discutables, comme de confier son fils à un saltimbanque, une prise de risque qui fait réfléchir.

      https://www.youtube.com/watch?v=Wn7B3ANhrzY

      L'arleri, d'Edmond Baudoin :

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2019/05/larleri-ce-tome-contient-une-histoire.html

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