Ce tome fait suite à Le Lama blanc, tome 1 : Le Premier Pas (1988) qu'il faut avoir lu avant pour pouvoir suivre l'intrigue. Sa première édition date de 1988. Il comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.
Dans les montagnes escarpés et enneigées du Tibet un coup de feu retentit, et un yéti touché à l'épaule, chute dans la neige. Un groupe d'une demi-douzaine d'hommes s'approche, avec à sa tête Kuten, sa carabine encore fumante. Tout en rechargeant son arme à feu, il rappelle à ses hommes que le monstre a tué son père. Mais le yéti est parvenu à se relever et il avance vers un gouffre… qu'il franchit d'un bond prodigieux. Kuten fait feu à nouveau, mais la poudre explose abîmant la carabine, sans que la balle ne soit tirée. Kuten hurle à plein poumon que le yéti a un ennemi et que son nom est Kuten et qu'il tuera sa légende. Le yéti s'éloigne en tenant son épaule ensanglantée et en répétant deux mots : Kuten, vengeance.
Gabriel Marpa a grandi, élevé adopté par la famille de Kuten, et entraîné dès son plus jeune âge par le moine Tzu. Alors qu'il a quatre ans, le moine lui mène la vie dure pour qu'il monte un poulain. L'enfant tombe encore et encore. Le moine insiste et le fait remonter en selle, sinon il continuera d'avoir peur jusqu'à la fin de ses jours : il lui faut vaincre sa peur. Gabriel chute à nouveau et reste à terre. Tzu l'admoneste : ses compagnons savent déjà maîtriser une monture en plein galop. L'enfant répond par un coup de poing sans force. Le moine lui enjoint de taper plus fort. Le jour où il lui fera toucher terre sera le plus beau jour de sa vie, car ce jour-là, il aura rempli sa mission. Il cessera d'être son maître. Gabriel jure qu'il le vaincra un jour. Tzu propose d'en arrêter là. Le garçon le rappelle : il lui demande de ne pas lui permettre de faiblir. Il se relève et remonte en selle. Quelques années plus tard, Gabriel est devenu un cavalier émérite, capable de chevaucher debout sur la selle, et de tirer des flèches en plein centre de cibles en osier que Tzu lance en l'air, et même plusieurs cibles en même temps. Il saute de cheval, alors que le moine enjoint un groupe de quatre adolescents d'attaquer Gabriel. Ce dernier leur fait mordre la poussière en un rien de temps. Il lui fait de nouveau se mesurer à son maître : celui pare son attaque et l'envoie à terre dans un même mouvement. Ils rentrent au village. Après la fonte des neiges, Kuten revient à la tête de sa caravane : il a pu tout vendre. C'était sa dernière expédition en Chine. Leur fortune est faite et il va se consacrer à la faire fructifier. Son épouse Atma l'informe que les travaux sont presque achevés pour leur nouvelle demeure. Il salue ensuite son frère Kesang.
Il y a quelque chose de déconcertant à se plonger dans ce second tome. Le premier présentait la naissance de Gabriel Parma et explicitait sa destinée. Il y a donc une forme d'histoire pour partie connue à l'avance. Le scénariste en rajoute une couche en planche 34 quand deux astrologues énoncent le chemin de vie du personnage principal : Jamais cet enfant ne sera le maître de ce domaine. Gabriel perdra tout, et c'est de ce néant qu'il repartira. Ceci est la condition de son succès. […] Gabriel rejoindra une lamaserie. Il y recevra l'enseignement d'un moine. Au bout de dures épreuves et tribulations, il apprendra ce qu'il est… Et le rayonnement de son âme illuminera le Tibet, bien au-delà de ses frontières. Bon, ben voilà, c'est plié : le lecteur a déjà la trame de l'histoire. D'une certaine manière, il peut ressentir l'impression que l'auteur se tire une balle dans le pied en se privant de toute surprise. C'est parti pour la fin de l'enfance de Gabriel Marpa, le début de son adolescence, et par la force des choses, son départ de sa famille d'adoption. De la même manière, le lecteur sait déjà qu'il va retrouver les paysages bien rendus par l'artiste : les montagnes enneigées en hiver, arides en été, le village et ses spécificités culturelles, et la lamaserie avec l'imposteur. Oui, mais…
Oui, mais ça ne produit la même impression de lire un résumé expéditif, et d'accompagner cet enfant dans ces épreuves. Le scénariste se montre matois en commençant par une scène non prévue au programme : la chasse au yéti, une créature anthropomorphe issue du folklore local. Le lecteur se retrouve sur ses gardes car il ne sait littéralement pas quelle valeur accorder à ce monstre. S'agit-il juste de mettre en œuvre une légende qui fournit ainsi un opposant bien pratique ? Faut-il y voir une licence artistique pour faire s'incarner la part d'animal de l'être humain ? Est-ce un raccourci intellectuel pour faire plus couleur locale ? Quoi qu'il en soit, les pages sont magnifiques. L'artiste rend la sensation visuelle de la neige et de la glace, tout en conservant la profondeur de champ, les différents plans et le relief, montrant ainsi clairement et de manière plausible, ce que commentent les personnages. Il représente avec exactitude la carabine. Cette séquence d'ouverture prouve, si besoin était, au lecteur que savoir ce qui va se passer n'est pas la même chose que le vivre, ou au moins le ressentir.
Cela n'empêche pas d'avoir les scènes attendues comme l'entraînement de Gabriel par le moine Tzu. Là aussi ce qui fait la différence, c'est la réalité de l'implication du dessinateur pour rendre la scène concrète et particulière. Un tout jeune enfant qui apprend à monter à cheval, puis un jeune adolescent qui réalise des prouesses en tant que cavalier, puis en combat à main nue. D'un côté, le scénariste pousse un peu le bouchon juste au-delà du réalisme pour bien rappeler qu'il s'agit d'un destin exceptionnel, que son héros est un être exceptionnel. De l'autre côté, le dessinateur ancre sa narration dans le naturalisme : la taille de l'enfant et sa morphologie, le poulain et son harnachement, la dureté des pierres et des cailloux, le langage corporel de l'enfant bien distinct de celui de l'adulte. L'affrontement physique contre les quatre autres adolescents se déroule dans une prise de vue qui permet au lecteur de suivre l'enchainement des mouvements, de voir l'intelligence de la succession de coups portés par Gabriel, la douleur physique de ses opposants quand ils percutent le sol, et de même quand Tzu se sert de l'élan de son élève pour l'envoyer balader.
L'implication et l'investissement des auteurs fait toute la différence entre une narration allant de poncifs en conventions, et un récit entraînant et divertissant qui implique le lecteur. Ce dernier en vient à regretter de ne pas assister plus longuement à l'entrainement de Gabriel. Mais le temps est venu pour Jodorowsky de rappeler qu'il y a d'autres personnages, dans une séquence de 5 pages. Gaylong se présente au lama Migmar pour réclamer le nouveau disciple pour son maître Bön. La scène de foule est prenante et Petit Jésus semble toujours autant souffrir d'une case en moins avec ses gestes désordonnés et imprévisibles. Puis Gaylong rapporte l'infortuné garçon ainsi désigné à son maître et le récit reprend une fibre ésotérique. Le lecteur éprouve la sensation de se trouver dans le temple abandonné et en piteux état de Bön, et il réprime un mouvement de recul en voyant l'intensité de la ferveur qui anime cet individu pour la déité Yamantaka. Ce deuxième tome est lui aussi découpé en quatre chapitres, comme le précédent, avec comme titres : La doctrine, le maître et le disciple, Les crapauds dans le temple, Solitude dans la fête, Tu seras le roi des aigles. Chaque chapitre recèle plusieurs surprises scénaristiques et le lecteur prend un grand plaisir à une narration visuelle fluide et des images régulièrement surprenantes : des pics de montagne rocailleux partiellement enneigés, la carabine Winchester 94 représentée avec précision, la cérémonie de la prophétie au village, la progression harassante du jeune Gabriel vers une lamaserie, etc. De manière discrète et élégante, Georges Bess joue avec les couleurs, glissant imperceptiblement du naturalisme vers l'expressionnisme à certains moments, pour des cases saisissantes, ajoutant à l'étrangeté d'un instant. Par exemple, planche 34, il applique des nuances de violet pâle dans une case se déroulant en pleine journée, et il reprend ces nuances dans la case inférieure en pleine nuit pour un effet de continuité émotionnelle très réussi.
C'est également annoncé dans le titre : Gabriel Marpa va devenir un lama, et en plus il n'est pas issu du peuple tibétain, mais c'est un européen blanc. Cela peut paraître étrange cette forme d'appropriation culturelle, mais d'un autre côté, c'est sûr qu'il va souffrir pour en arriver là. Et d'ailleurs pour en arriver où ? Les astrologues lui promettent un grand destin, mais en attendant le scénariste le fait souffrir et peut-être même halluciner. La quête spirituelle de Gabriel lui est imposée et elle débute par la mort de ses parents, se poursuit par un entraînement avec une discipline rigoureuse dès le plus jeune âge, et des châtiments corporels. L'auteur met en avant qu'il faut souffrir pour grandir, savoir s'impliquer de tout son être, recevoir des coups physiques, continuer malgré les coups du sort, accepter de tout sacrifier volontairement ou non. Comme dans le premier tome, il apparaît deux personnages disposant de capacités surnaturelles que le lecteur peut choisir de prendre au premier degré comme des superpouvoirs dans un divertissement, ou comme des métaphores d'un éveil spirituel qui n'est pas entièrement explicité, et dont les tenants de la foi ne sont pas exposés.
Alejandro Jodorowsky et Georges Bess relèvent le pari d'annoncer au lecteur le déroulé de leur récit en avance, et ils parviennent à le surprendre avec une narration sortant des clichés prêts à l'emploi, que ce soit pour l'intrigue, ou pour les images.
"Gabriel Marpa a grandi, élevé adopté par la famille de Kuten, et entraîné dès son plus jeune âge par le moine Tzu." Je reconnais volontiers que je suis vraiment friand de ces histoires d'apprentissage, dans lesquelles le disciple en bave invariablement sous la férule d'un mentor souvent haut en couleur. Il y en a beaucoup dans les comics, d'ailleurs ; je pense à Stick, forcément, mais aussi à Batman et Robin.
RépondreSupprimer"Il y a donc une forme d'histoire pour partie connue à l'avance." Lorsque ça m'arrive, j'essaie de me persuader qu'il s'agit d'une ruse de la part du scénariste pour amener un renversement de situation complètement inattendu. En général, je me refuse à croire que l'auteur dévoile brusquement la teneur de son scénario.
"La chasse au yéti". Assez curieux, le yéti du dessinateur. Il ressemble plus à une créature d'outre-espace qu'à un grand singe. La volonté d'être original et de ne faire aucune référence à "Tintin au Tibet", peut-être ?
Les histoires d'apprentissage : une spécialité des mangas shonen également.
RépondreSupprimerEn échangeant avec toi, et sur le site de Bruce, je me rends compte qu'en tant que lecteur je n'essaye plus d'anticiper. Je prends les choses comme elles viennent sans essayer de devancer l'intrigue ou l'auteur. Je suppose que ça me vient de la lecture des policiers d'Agatha Christie et de Cerebus de Dave Sim : quels que soient les efforts que je pouvais consacrer à essayer d'anticiper, ces auteurs me surprenaient toujours. C'est en lisant une interview de Mike Barr sur sa série policière Maze Agency, avec Adam Hughes, que j'ai fini par comprendre pourquoi. Il avait annoncé qu'il écrirait les enquêtes en donnant tous les indices au lecteur pour qu'il puisse trouver par lui-même, tout en ajoutant que chaque auteur s'arrange avec la présentation des éléments pour éviter que le fin mot puisse être réellement découvert. Dave Sim était encore pire : il emmenait le lecteur dans les supputations de ses personnages, au 1er degré, puis en faisant des suppositions sur les stratégies des adversaires de Cerebus, stratégies prenant en compte les propres stratégies supposées de Cerebus. Impossible d'anticiper quoi que ce soit.
Le yéti : avec cette morphologie, j'y ai vu l'intention d'avoir une créature issue d'une branche dérivée de l'humanité, car il semble avoir une étincelle de conscience et d'intelligence.