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mercredi 1 mai 2024

L'Héritage d'Emilie, tome 2 : Maeve

Mais la jeunesse est infidèle et la sienne le quittait déjà.


Ce tome fait suite à L'Héritage d'Emilie, tome 1 : Le Domaine Hatcliff (2002). Sa première édition date de 2003. Il a entièrement été réalisé par Florence Magnin, scénario, dessin et couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale publiée en 2023.


Émilie Bertin a franchi les portes du domaine d’Hatcliff et elle avance à pied dans la large allée bordée d’arbres à l’épaisse frondaison, sa valise et son parapluie dans une main, son manteau de l’autre. Elle regarde de part et d’autre, prenant le temps d’admirer les arbres et le statuaire. Elle arrive enfin devant le majestueux château, avec ses tours et ses créneaux, au milieu d’une large clairière. Depuis une fenêtre à l’étage, à l’abri d’une lourde tenture, Christopher Jenkins la regarde s’approcher et il commente son avancée à Lady Darkmooth confortablement installée dans un moelleux fauteuil, sa canne à la main. Émilie pénètre dans la cuisine où elle fait sursauter Nancy la cuisinière qui ne l’avait pas entendu arriver. Elle s’excuse et s’explique : la grille était ouverte, elle s’est permise d’entrer, maître Duclos ne l’avait pas avertie de son arrivée ? Elle se présente de manière plus explicite : elle est l’arrière-arrière-petite-nièce de John Hatcliff et son héritière. La cuisinière joint les mains devant elle, en s’exclamant que Lady Darkmooth avait raison. Nancy invite Émilie à s’assoir, et Nancy continue : ils vivent très retirés, Lady Darkmooth ne sort jamais, et les autres… c’est-à-dire sa dame de compagnie, le docteur et Christopher Jenkins, ce dernier étant le descendant de l’ami d’Hatcliff.



Émilie s’étonne que tous vivent au château. Nancy explique : après la mort d’Hatcliff, il a bien fallu s’occuper des terres. C’est Jenkins qui s’en est chargé. Seulement ses rentes n’y suffisaient pas, c’est que ça coûte une maison pareille ! Heureusement qu’il avait des relations. Les Darkmooth, ce sont eux qui l’ont aidé à garder cet endroit. Ils y venaient l’été. Le reste du temps, un gardien s’occupait du parc. Mais à la fin du siècle, la dernière du nom s’est trouvé ruinée. Plus un sou ! C’est alors qu’elle a décidé de s’installer ici. Aussi, qui aurait pu prévoir qu’on retrouverait Émilie un jour ?! Nancy continue : Émilie fera connaissance avec Lady Darkmooth ce soir, en attendant elle va installer Émilie dans une des chambres. Émilie va pouvoir voir que rien n’a changé depuis l’époque d’Hatcliff. La jeune femme emboîte le pas de la cuisinière. Elles passent par le hall monumental, et montent les marches de l’escalier, recouvertes d’un tapis rouge. Émilie regarde à nouveau autour d’elle, admirant les trophées animaliers accrochés au mur. Puis elle s’installe tranquillement dans sa chambre, pendant que Nancy se hâte d’aller faire son rapport à Lady Darkmooth, Christopher Jenkins, et Meghan sa dame de compagnie. Émilie ressort de sa chambre et monte encore d’un étage par une échelle en bois, aboutissant au grenier. Parmi les malles et les commodes, elle trouve une robe d’un autre siècle qu’elle essaye devant un miroir en pied.


Pas de surprise : le lecteur retrouve exactement la même ambiance que dans le tome un, une forme de douceur et de calme, portée par des dessins posés et détaillés. Émilie Bertin agit comme une jeune femme calme et tranquille, gentille et curieuse. Elle arrive tout naturellement au château, marchant posément, pénétrant par la petite porte, celle de la cuisine. Elle papote avec la cuisinière d’égale à égale, elle s’installe dans sa chambre en toute simplicité, elle en ressort en avançant sereinement dans le couloir, puis en empruntant une échelle de bois. Elle se laisse guider par sa curiosité en essayant une robe. Elle devise poliment avec les autres convives et elle se laisse guider par sa curiosité lors de sa balade du soir, et elle ressort un autre soir, toujours guidée par sa curiosité. Les images montrent une personne avec des gestes posés, des mouvements fluides et confiants. Le lecteur éprouve la sensation de regarder le paysage et les intérieurs avec le calme d’Émilie. Il suit son regard alors qu’elle marche dans la grande allée : les arbres ; les statues et leurs postures, les nombreux ustensiles dans sa cuisine qui n’échappent pas au regard de la jeune femme, l’architecture intérieur de la demeure, les habits dans le grenier, l’aménagement de l’immense parc du château, le village abandonné, les fêtes à l’époque de John Hatcliff, la décoration de l’appartement à Paris, etc.



Dans le même temps, que va découvrir Émilie ? Le lecteur s’en est fait une petite idée dans le tome un et il découvre qu’il a raison : une gentille histoire de petit peuple… mais pas seulement. Autour d’Émilie, tout le monde semble en savoir plus qu’elle. Les personnes vivant dans le château d’Hatcliff connaissent tout de la demeure, de son histoire et du sort de Louis-André Bertin, le trisaïeul de la jeune femme. Dans les environs du château, les gens du voyage disposent également d’une connaissance étendue de la situation. À Paris, un groupe d’individus attend avec impatience de savoir quels événements Émilie va déclencher, afin d’en tirer avantage. À tel point que Lady Darkmooth finit par qualifier Émilie d’oie blanche. Mais elle ajoute que cette héritière en sait beaucoup plus qu’il n’y paraît, et qu’il va falloir la faire parler en recourant aux services du mystérieux docteur. En observant l’héroïne, le lecteur voit bien qu’elle n’a rien de naïve ou d’ingénue. Elle se laisse guider par sa curiosité pour explorer d’autres pièces du château, pour sortir de nuit dans l’immense domaine, et bien sûr pour continuer à lire le journal de son ancêtre. Elle s’avère également être moins farouche que son apparence pure ne le laisse supposer, ce qui renvoie le lecteur au métier qu’elle exerçait au début du premier tome.


Dans le même registre, l’intrigue comprend des moments durs et des actions cruelles. Paradoxalement, le lecteur peut ne pas s’y arrêter, car ces situations sont racontées avec la même douceur que les scènes calmes, ou les discussions feutrées. Cependant, il n’y a pas à s’y tromper : la mort d’un chien dans une chute de plusieurs dizaines de mètres, la vengeance du roi Brendan qui terrorise la région avec ses étranges guerriers, sans laisser d’autres traces que les ruines qui brûlaient derrière eux, une noyade, l’appétit d’une reine, le manque d’empathie de Lady Darkmooth et Meghan qui ne voient en Émilie qu’un moyen pour parvenir à une fin, sans état d’âme. D’un côté, le lecteur sent bien que certains personnages sont animés de mauvaises intentions ; de l’autre côté, il lui faut prendre le temps d’y penser pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas de vilains d’opérette, mais d’un comportement très humain, d’individus mus par des émotions crédibles et normales en un sens. De même, l’autrice retourne dans le passé, à une époque plus ancienne que celle évoquée au travers du voyage de Louis-André Bertin et Christopher Jenkins, pour évoquer la relation entre le roi Brendan et Maeve, celle mentionnée dans le titre.



Il est vraisemblable que le lecteur soit également revenu pour la narration visuelle, à nouveau sa douceur et son attention aux détails, menant à des images qui restent en mémoire. Impossible de résister à l’envie de se promener dans le domaine du château d’Hatcliff : la large allée bénéficiant de l’ombre du feuillage des arbres, avec ces statues placées à intervalles irréguliers, une vision du jardin sous la neige alors que Nancy évoque la fin du siècle précédent, des parterres de roses, une clairière tapissée d’herbe tendre, les belles allées bien droites du jardin, la vision de ce même domaine de nuit dans une ambiance baignée de vert émeraude, la partie marécageuse du domaine avec des essences d’arbre très différentes, une plongée sous la surface de l’eau. Le lecteur aimerait bien pouvoir passer plus de temps à explorer les pièces du château, de la cuisine au grenier, pour en admirer l’ameublement et les décorations.


Outre des moments mémorables, le lecteur admire le doigté avec lequel l’artiste sait faire insensiblement glisser la narration visuelle d’un registre vers un autre. Il sourit de contentement en décelant les légères variations de consistance et de luminosité qui attestent de l’influence du petit peuple. Il se trouve épaté de la manière dont les dessins savent faire coexister sur le même plan le naturel et le surnaturel, sans solution de continuité, tout en distinguant bien ce qui relève de la réalité prosaïque et ce qui vient y apporter du merveilleux. Il se rend compte à posteriori de ce que l’artiste parvient à faire passer comme normal et qui lui apparaît comme sortant de l’ordinaire avec le recul : l’envie d’Émilie d’essayer une robe, le jeu élégant de Bran interagissant avec Émilie, l’ascendant naturel de Lady Darkmooth en tant que vieille dame imposant le respect, la bizarrerie d’une fillette jouant du pipeau la nuit, le vol de magnifiques papillons, et même le spectre d’un brontosaure.


Trop facile d’accès, trop doux à l’œil ? Le charme de la narration tant visuelle que situationnelle opère à l’insu du lecteur totalement séduit par ces images sereines et cette héroïne sans aspérité. Mais gentillesse n’est pas faiblesse, et douceur n’est pas fadeur : Émilie avance au gré de sa volonté, progressant dans le mystère du passé de son trisaïeul, en dépit de son image d’oie blanche dans ceux qui souhaitent profiter d’elle. Rasséréné par la narration visuelle, le lecteur retrouve le merveilleux de l’enfance, tout en conservant son regard d’adulte. La nature humaine conserve toutes ses imperfections. Du grand art.



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