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lundi 13 mai 2024

Histoire de Jérusalem

En fait, Bonaparte n’est jamais venu à Jérusalem


Ce tome retrace l’histoire la ville de Jérusalem depuis -1900 jusqu’en 2022. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Vincent Lemire pour le texte et le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et Marie Galopin pour les couleurs. Il comprend deux-cent-quarante-cinq pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une carte de Jérusalem aujourd’hui : les différents quartiers, les huit portes (des Lions, Dorée, des Maghrébins, de Sion, de Jaffa, Neuve, de Damas, d’Hérode), ainsi que la ligne de cessez-le-feu de 1949 séparant Jérusalem Ouest et Est. En fin de tome se trouvent deux pages de repères chronologiques pour chacun des dix chapitres, deux pages de ressources et bibliographie (recueils de sources, ressources en lignes, quelques ouvrages cités, ouvrages de synthèse, pour aller plus loin), une page de remerciements, et une page listant les autres ouvrages du scénariste et du dessinateur.


Un olivier salue le lecteur. Il se présente : il s’appelle Zeitoun, ou Olivia, comme on préfère. Il est né il y a environ quatre mille ans, au sommet d’une colline qui porte son nom : le mont des Oliviers. Har Ha-Zeitim en hébreu, Jabal al-Zaytoun en arabe. Derrière lui, le soleil levant, le désert à perte de vue, la mer Morte. Devant lui, Jérusalem, le soleil couchant, la plaine fertile et la Méditerranée. Sur cette ligne de crête, à huit cents mètres d’altitude, entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux, entre le monde des vivants et le monde des morts. Jérusalem est le point de contact entre tout cela. Au commencement de cette histoire, il n’y avait rien. Enfin, il y avait lui, un noyau craché au sol par un berger qui passait par là. Il a fallu de l’eau, beaucoup d’eau, peut-être même un déluge, un peu de chance et du soleil. Beaucoup de soleil. Depuis quatre mille ans, ses racines se sont enfoncées dans le sol, ses branches se sont élancées haut dans le ciel. Il a tout vu, tout vécu, tout observé.



Pas facile de comprendre comment cette petite ville perdue au milieu des montagnes est devenue le nombril du monde. D’abord, Jérusalem est presque dépourvue d’eau potable. Jusqu’au milieu du 20e siècle, ce sera une vraie contrainte pour son développement. Il y a bien une maigre source, le Gihon, qui coule au pied du mont des Oliviers. C’est autour de ce point d’eau que les premières populations sédentaires se sont installées il y a environ 4000 ans, à l’époque où il est né. Il a alors vu apparaître les premières sépultures, sur le versant oriental du Cédron… et cela n’a jamais cessé depuis. Il est bien placé pour savoir que le climat de Jérusalem est particulièrement rude. Pas une goutte de pluie pendant six mois de l’année, entre avril et octobre. Des hivers rigoureux, des tempêtes de neige, des étés suffocants, des nuits froides, des orages, du vent. Dans la Ville sainte, le ciel se rappelle souvent au bon souvenir des hommes. Et puis, Jérusalem a toujours été située à l’écart des routes commerciales. De fait, Jérusalem est une ville assez inaccessible, on n’y vient pas par hasard.


L’histoire de Jérusalem en bande dessinée contient une double promesse, celle d’un ouvrage sérieux et documenté, et celle d’une lecture plus facile grâce aux dessins. L’auteur a adopté une construction chronologique, depuis -2000 à l’époque contemporaine. Cet exposé est découpé en dix chapitres : Au commencement était le Temple (–2000 à -586), L’ombre des empires (-586 à 312), Genèse de la Jérusalem chrétienne (312-614), Al-Qods, ville sainte de l’Islam (614-1095), Le siècle des croisades (1095-1187), L’héritage de Saladin, l’empire des Mamelouks (1187-1516), La paix des Ottomans (1516-1799), La Ville sainte réinventée (1799-1897), Le rêve de Sion (1897-1947), L’impossible capitale (1947-…). Ces différentes époques sont racontées au travers de séquences mettant en scène des personnages historiques et de simples citoyens de différentes confessions. L’exposé se fait sous la forme de cellules de texte et de phylactères, comme pour une bande dessinée traditionnelle. Comme il est coutume dans ce genre d’ouvrage historique, l’exposé mène la narration et les dessins y sont assujettis. Le registre visuel est de nature réaliste avec un degré de simplification dans le rendu, et de nombreux détails descriptifs pour la reconstitution historique. Comme l’indique le titre, le point de vue choisi se focalise sur l’évolution de la ville, la coexistence des différentes communautés, les alternances de gouvernance, les guerres, les croisades, etc.



Le lecteur constate rapidement qu’il s’agit d’un livre d’histoire d’un genre différent, dans le sens où il ne raconte pas ou il ne reconstitue pas des événements historiques, par exemple il ne détaille pas la destruction du premier Temple ou du second Temple, il ne contextualise pas les conquêtes de Saladin, il ne donne pas le contexte de la guerre des Six Jours. Dans le même ordre idée, il ne fait œuvre d’aucune manière de prosélytisme pour l’une ou l’autre des religions, ni ne porte de jugement de valeur sur leur credo. L’exposé commence par une contextualisation géographie sur le relief, le climat et l’approvisionnement en eau. Puis il est question des premiers témoignages existants sur cette cité, sur son développement, mêlé à la tradition comme le sacrifice d’Isaac ou la vocation de bâtisseur du roi Salomon fils de David. Viennent ensuite des personnages dont la réalité historique est avérée conquérant Jérusalem ou l’administrant. Une ville conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite. L’auteur met l’accent sur l’installation des tenants d’une religion puis d’une autre, sur leur cohabitation pacifique, sur les tensions, les massacres, la nature de l’autorité plutôt bienveillante et tolérante, ou au contraire exclusive et persécutrice. La gestion des lieux de culte et des lieux saints occupent une place essentielle dans chaque chapitre : leur préservation, leur gestion, leur accaparation.


Il est vraisemblable que le lecteur soit venu à cet ouvrage parce qu’il s’agit d’une bande dessinée, c’est-à-dire une forme narrative particulière qu’il apprécie ou qui lui semble appropriée à sa sensibilité pour aborder ce sujet complexe et passionnant. Il sait par avance que cette narration visuelle présentera un goût et un rythme très différent de celui d’une bande dessinée d’aventure, quel que soit le genre littéraire. Dans un premier temps, il goûte à l’incarnation du narrateur sous la forme d’un olivier, à la présentation visuelle de la ville, de ses abords, par le biais du survol d’une colombe. Puis il voit bien ce qu’apporte une reconstitution visuelle : montrer une époque au travers des tenues vestimentaires, des accessoires, des ameublements, des rues et des pièces intérieures, et bien sûr les états successifs du développement de la ville. Les limites de l’exercice lui apparaissent tout autant : la densité fluctuante du niveau de détails, les cases attestant d’un manque de matériau source pour représenter l’aspect d’un mur, ou l’aménagement d’une voirie. Pour autant, cela ne retire rien au fait de voir chaque époque, les bâtiments, les individus vivant dans cette ville.



Rapidement, le lecteur prend le rythme : la densité d’informations à chaque page, la mise en scène visuelle. L’artiste fait vivre les personnages aux différentes époques, permettant à ces différentes phases de s’incarner, faisant apparaître la continuité des lieux. Il montre aussi bien des scènes de la vie quotidienne que des moments historiques significatifs, ou encore le regard porté par des voyageurs ayant écrit sur la ville, et des voyageurs connus, écrivains ou généraux, chefs d’état. À quelques reprises, il met en scène un guide commentant un site aux bénéfices de touristes. Le lecteur prend progressivement conscience de la coordination entre scénariste et dessinateur, de ce que le premier a confié au second en faisant porter des informations par les visuels. Il retrouve régulièrement cette conscience incarnée dans un olivier plurimillénaire. Il se rend compte que l’auteur a conçu un mode d’exposé qui repose essentiellement sur la parole des individus, par opposition à des sentences ou des explications professorales. Contrairement à ses a priori, le lecteur voit que les dessins dépassent la simple illustration littérale, pour raconter beaucoup dans une interaction pensée spécifiquement pour cet exposé.


Les auteurs tiennent la distance pour retracer les grandes phases de l’évolution de Jérusalem au fil des siècles. Ils font des choix quant à ce qu’ils évoquent, et ce qu’ils laissent de côté, au cours de ces quatre millénaires d’histoire. De séquence en séquence, le lecteur voit se dessiner des thèmes récurrents : les conquêtes de la ville, la prise par les armes, la politique inclusive ou exclusive, l’appropriation et l’accaparation de certains lieux symboliques. Les différents paramètres qui régissent la coexistence pacifique ou antagoniste entre les différentes religions. Le deuxième effet est une évidence qui devient concrète : tout n'a pas toujours été comme la situation contemporaine. Le troisième effet émerge petit à petit : au fil de l’alternance des gouvernances et la popularité de la Ville sainte en Europe, la façon dont elle est envisagée alterne entre un lieu de résidence pour des pratiquants bien vivants, et une ville abritant des lieux saints devant être préservés, sanctuarisés, comme dans un musée. Et bien sûr, chaque communauté l’instrumentalise pour son propre bénéfice, au gré des siècles.


Un projet déraisonnable : rendre compte du développement, de la vie d’une ville, encore plus ambitieux du fait qu’il s’agit de Jérusalem. Tout ne peut pas tenir dans un tel ouvrage : les auteurs ont fait des choix qui donnent un point de vue à leur approche, ainsi qu’une cohérence thématique tout du long, sans prendre parti, sans prosélytisme. Le lecteur voit Jérusalem se développer sous yeux, voit les populations gérer l’importance accordée au lieux saints, cohabiter en bonne intelligence, se combattre, s’exterminer, subir les contingences politiques des empires et des nations. Mission accomplie.



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