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mercredi 8 mai 2024

Cerveaux augmentés (humanité diminuée ?)

Le cerveau ne voit pas, n’entend pas ne parle pas, ni ne pense.



Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, plutôt une réflexion sur le sujet. Sa publication originale date de 2023. Il a été réalisé conjointement par Miguel Benasayag pour le livre original Cerveau augmenté, homme diminué (2016) et pour la discussion, avec Thierry Murat bédéiste qui en a réalisé cette adaptation, ou plutôt cette lecture commentée. Il s’agit d’un ouvrage en noir & blanc avec une teinte marron. Il comprend cent-quatre-vingt-deux pages de bande dessinée.


Un courriel du 21 juillet 2021 à 15h32 : Thierry indique à Miguel qu’il est en possession de son adresse mail. Les éditions Delcourt via les éditions La Découverte la lui ont gentiment communiquée, à la demande du philosophe. Il le remercie pour cette délicate attention, et lui propose de se parler un peu au téléphone, un de ces jours d’été afin de faire connaissance. Miguel lui répond un peu plus tard : il est très content de la proposition et indique qu’ils peuvent aussi se parler par Skype, un de ces prochains jours. Cela désole le bédéiste car il déteste Skype, il déteste tous ces moyens de communication où l’on est obligé de regarder bouger virtuellement les lèvres de son interlocuteur. Ça le stresse et il déteste le stress. Malgré tout il lui répond que ça lui va, et que l’application est installée sur la tablette de sa fille dont il lui communique l’adresse. S’en suivent quelques échanges. Thierry se souvient que chez Paul Auster, dans Cité de verre, c’est un faux numéro de téléphone qui déclenche tout. Là, c’est une véritable lettre qui est à l’origine de cette bande dessinée, celle que Thierry a adressée au philosophe pour adapter son livre.



Après des échanges téléphoniques, l’artiste met son projet en suspens quelques semaines car il est invité par l’alliance française en Colombie. Dans l’avion, n’arrivant pas à choisir dans la multitude de films à regarder, il repense au dilemme de l’âne idiot de Buridan. Finalement il s’endort. Rêver que l’on est en train de dormir, ou rêver que l’on est en train de rêver, est un état de conscience tout aussi vertigineux que l’étude de l’objet par l’objet lui-même. Depuis la nuit des temps, le cerveau humain observe, connaît, étudie, s’explique des choses, comprend… Mais à partir du XXIe siècle, grâce aux récentes avancées en imagerie médicale, en biochimie, en neurosciences, le cerveau humain en est arrivé au stade où il est devenu… son propre sujet d’étude. Cette auto-rencontre est une rupture anthropologique sans précédent, certainement la quatrième blessure narcissique de l’humanité. Les trois premières blessures narcissiques, infligées par la science à l’homme dans l’histoire de l’Occident, on le sait, furent douloureuses et le sont peut-être encore. La première déclenchée par Copernic et Galilée : non seulement la Terre n’est pas au centre de l’univers, sous le regard de plein d’amour paternel de Dieu, mais elle n’est qu’un simple caillou parmi tant d’autres, perdu dans l’infini intersidéral. La deuxième, causée par Darwin…


Au cours de la bande dessinée, le bédéiste indique que les éditeurs qualifient ce genre d’ouvrage d’Essai graphique, terme repris dans le texte de la quatrième de couverture. S’il lui prend l’envie de feuilleter l’ouvrage pour s’en faire une première idée, le lecteur découvre des illustrations disposées en case, à raison en moyenne de trois par page, avec des cartouches de texte plus ou moins copieux, une forme de bande dessinée, mais pas de narration séquentielle. S’il n’est pas a priori attiré par le sujet ou par l’auteur, il est possible qu’il en reste là, craignant une lecture fastidieuse, et peut-être intellectuelle dans le mauvais sens du terme. Sinon, il franchit le pas en pleine connaissance de cause, et il éprouve la surprise de d’une lecture agréable, même s’il ne s’agit pas effectivement d’une narration traditionnelle en bande dessinée. Le bédéiste aborde explicitement cette question au cours de l’ouvrage en disant : On s’imagine souvent que la bande dessinée doit formellement et absolument mettre en scène des bonshommes à gros nez, bavardant frénétiquement à grands coups de phylactère ovoïde… Il continue : Certains lecteurs auront alors été un peu déstabilisés à la lecture des premières pages du présent ouvrage, où il s’essaie librement à ce genre nouveau que les éditeurs, les libraires et les journalistes de la modernité ont baptisé : l’essai graphique. Il s’agit surtout, là aussi, de créer un monde pour inventer une forme narrative. Ne pas prendre le lecteur pour un âne. Ne pas se contenter de penser que l’on a trouvé ce qu’on cherche en illustrant un catéchisme savant… Ne pas se faire croire que le lecteur doit systématiquement être en position confortable. Chercher. Essayer… Oser surestimer ce qui se passe entre les cases, et y explorer cette temporalité alternative de la lecture que permet le médium Bande dessinée. Les idées visuelles enfermées dans des cases ne sont rien avant de prendre corps entre les mains du lecteur. Libre à lui d’en faire des points d’exclamation, d’interrogation, ou de suspension.



Seconde originalité dans cet ouvrage, Thierry Murat fait plus que simplement mettre en image le livre du philosophe franco-argentin : il en reprend la structure, les thèmes, la logique, et il évoque son dialogue avec l’auteur sur différents passages, sur certains questionnements, évoquant également la résonnance avec son quotidien ou ses propres choix. Ce parti pris constitue effectivement un prolongement de l’ouvrage initial, et le lecteur peut faire l’expérience de la rencontre entre ces deux auteurs, de leurs idées communes, exprimées chacun à leur manière. Ce principe est affiché dès les première pages dans lesquelles le bédéiste alterne des images de circuits imprimés schématisés, avec les paysages des Landes en mode semi-nocturne, alors qu’il conduit sa voiture, opposant ainsi le minéral du silicone au paysage ouvert des silhouettes d’arbres et des oiseaux dans le ciel. Dans le même temps, il évoque le processus laborieux de prise de contact directe avec le philosophe, et sa réticence à utiliser un logiciel de visioconférence. Les auteurs mettent en scène l’opposition entre l’artificialité du monde numérique et le vivant organique du réel. Enfin une première conversation téléphonique peut avoir lieu, puis Murat doit différer la réalisation de ce projet du fait de son départ pour la Colombie. Puis le dessinateur évoque le paradoxe de l’âne de Buridan (Jean Buridan, 1292-1363, philosophe français) : cette question philosophique est reprise par la suite sous un angle de logique, en évoquant Deep Blue, développé par IBM au début des années 1990, le logiciel qui a battu Gary Kasparov aux échecs en 1997.


Le lecteur se prend rapidement au jeu de la lecture : les échanges entre les deux auteurs qui reprennent le processus de création de l’adaptation et de la bande dessinée, induisant à la fois une forme légère de mise en abîme, une lecture personnelle de l’œuvre, une invitation à la prise de recul de la part du lecteur. Le titre annonce clairement le positionnement des auteurs sur le sujet : le point d’interrogation étant quasiment superflu. En effet, Murat annonce qu’il a abandonné l’usage de tous les réseaux sociaux, Benasayag insistant dès le début sur la comparaison erronée entre le fonctionnement d’une intelligence artificielle et celle du cerveau. Le titre de ses ouvrages parle d’eux-mêmes : La singularité du vivant (2017), Fonctionner ou exister (2018), La tyrannie des algorithmes (2019). Conscient du parti pris des auteurs, le lecteur relève plus facilement que tous les arguments contre le monde du numérique sont à charge. Il se rend compte des omissions sciemment effectuées ou de l’absence de mention des apports du numérique au sens large dans la vie quotidienne, ce qui ne diminue en rien le point de vue des auteurs. Dans cette forme unique, ils évoquent aussi bien les spécificités du fonctionnement organique du cerveau humain, que les techniques de captation de l’attention, le circuit de récompense de la dopamine, ou encore les conséquences des fonctions déléguées aux machines informatiques et aux algorithmes. Il s’agit donc d’une lecture active, se faisant tout naturellement, sans avoir besoin de s’arrêter pour réfléchir sciemment aux liens entre textes et images, au pourquoi du choix de telles illustrations.



L’artiste impressionne par son usage de silhouettes, d’icônes, de paysages naturels, de rapprochements visuels, de métaphores imagées. Il couvre tout le spectre de la représentation du dessin descriptif réaliste au symbole visuel, en passant par l’image conceptuelle à en être parfois abstraite si elle est prise hors de contexte de celle d’avant ou celle d’après (ce qui illustre le travail du cerveau pour identifier les schémas et produire du sens, ce qui se passe entre les cases), le facsimilé de bande dessinée humoristique (Les aventures de Thierry & Miguel), des dessins reproduisant des artefacts culturels comme un écran de Pac-Man, le tableau La Joconde, des affiches de réclame, des logos d’entreprise, d’autres œuvres d’art (une sculpture d’Alberto Giacometti, 1901-1966), des écrans d’ordinateur d’avant l’interface graphique, des kanjis, etc., pour une grande diversité graphique que ne laisse pas supposer un simple feuilletage préalable.


Cet exposé graphique s’avère fort riche dans son ensemble. Il fait appel à de nombreux éléments cultures, par exemple : La cité de verre (1987) de Paul Auster, Moby Dick (1851), d’Herman Melville (1819-1891), la notion d’apercetion de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), La grande vague de Kanagawa (environ 1830) de Katsushika Hokusai (1760-1849), la qualité des pensées que l’on a en marchant d’après Friedrich Nietzsche (1844-1900), Blade Runner (1982) de Ridley Scott, l’invention de l’imprimerie par Johannes Gutenberg (1400-1468), la fable du scorpion et de la grenouille de Lev Nitoburg (1899-1937), le corps sans organe d’Antonin Artaud (1896-1948), l’utilité de l’inutile développé par Tchouang Tseu (-369 à -288), l’autobiographie de Corto Maltese (Le désir d’être inutile) par Hugo Pratt (1927-1995), lé dégénérescence des utopies par Claude Shannon (1916-2001, mathématicien, un des fondateurs de la théorie de l’information) & Norbert Wiener (1894-1964, père fondateur de la cybernétique), Bug (2017-2022) d’Enki Bilal, la notion de biopouvoir développée par Michel Foucault (1926-1984), Le petit Prince (1943) d’Antoine Saint Exupéry (1900-1944), etc. Les auteurs savent apporter les informations nécessaires pour que tous les lecteurs puissent comprendre ces références et leur rapport avec l’exposé. Ainsi le lecteur saisit aisément la différence fondamentale entre le fonctionnement du cerveau et une intelligence informatique (Tout le corps pense… Pas seulement le cerveau.), la réalité déjà présente du transhumanisme (l’impact de l’omniprésence de l’information disponible en permanence par exemple), le problème avec le progrès (on voit ce qu’on gagne, mais on ignore ce qu’on perd), l’avènement de la société normative (ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas), le principe de mariage parfait qui unit aujourd’hui les technosciences et la macroéconomie néolibérale (deux formes d’une même dérégulation), etc.


Le titre indique clairement que les auteurs adoptent un point de vue partial sur la question, certainement pour compenser la généralisation et l’enthousiasme pour les technologies numériques sous toutes leurs formes. Malgré une apparence éloignée d’une bande dessinée traditionnelle, le lecteur se rend vite compte du confort de lecture, de l’intelligence de la mise en images, conçue sur mesure pour cet exposé graphique. Il apprécie les points de vue du philosophe grâce à la richesse des références, la clarté du propos, sans pour autant perdre son propre esprit critique. Du grand art, de la réflexion très humaine.



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