Qu’est-ce qui explique une telle ferveur ?
Ce tome constitue une biographie tout public de la chanteuse Oum Kalthoum. Sa première parution date de 2023. Il a été réalisé par Chadia Loueslati pour les dessins, et Nadia Hathroubi-Safsaf pour le scénario. Il se termine avec trois pages consacrées à la présentation de son entourage (Cheikh Aboul al Mohammed, Zakaria Amhmed, Ahmed Mohammed Rami, Sadik Ahmed, Gamal Abdel Nasser, Hassan el Hafnaoui), un arbre généalogique (ses parents, son frère, sa sœur), deux pages recensant les décorations et distinctions reçues à travers le monde arabe par la chanteuse), une page consacrée à une aperçu de sa discographie, une page de bibliographie, expositions et documentaires, huit pages croquis et de recherches graphiques.
Paris, le treize novembre 1967, la journaliste Diane Moulins se rend à un concert à l’Olympia. Elle remonte la longue file de spectateurs, canalisés par des barrières de police, qui attendent pour pouvoir accéder à la salle de spectacle. Elle n’en croit pas ses yeux, du nombre de personnes dans la queue. L’un d’eux lui adresse la parole, surpris qu’elle ne sache pas qui est Oum Kalthoum, car c’est la plus grande chanteuse du monde arabe. L’astre d’Orient, la diva égyptienne. Elle parvient à entrer dans le bâtiment. Elle explique qu’elle est journaliste et qu’elle a été invitée par Bruno Coquatrix. Un monsieur à l’accueil lui indique qu’il va l’en informer. Elle rejoint la salle et s’assoit. Les musiciens en costume entrent en scène. Les applaudissements retentissent, fournis. L’orchestre entame la première chanson, et Oum Kalthoum fait son apparition, rejoignant lentement le micro, son mouchoir à la main. Elle entame la mélopée, et dans les spectateurs sont en extase, en transe même pour certains.
La représentation se termine sous des applaudissements nourris. Quelle performance ! Tenir trois heures sur scène avec seulement trois chansons. Chaque récital est unique. C’est la signature d’une diva. Diane Moulins fait la connaissance de Bruno Coquatrix qui lui confie que la réussite de ce soir n’était pas gagnée d’avance. Il y a trois jours, il n’avait pas vendu la moitié des billets, et aujourd’hui c’est plein à craquer. L’idée de ce spectacle lui a été suggérée par Charles de Gaulle lui-même qui a beaucoup d’admiration pour elle. Alors que la chanteuse sort sous le crépitement des flashs, la journaliste demande au directeur s’il pourrait lui organiser un entretien avec elle avant son départ. Le lendemain, elle pénètre dans la suite de Kalthoum à l’hôtel George V. Elle fait la connaissance de Sadik Ahmed, son imprésario, puis d’Oum Kalthoum elle-même. Tout le monde prend place dans le salon, avec une tasse de thé, et l’entretien peut commencer. À la question sur son succès, la chanteuse répond qu’elle ne triche pas et que les spectateurs le sentent. Elle est à eux totalement à chaque récital. Elle ne se cache derrière aucun artifice. Ils la reconnaissent comme une des leurs. Une femme du peuple ! Elle continue : elle est née en Égypte, un soir de ramadan à Tmaé, un village du delta du Nil, au nord du Caire.
Le lecteur peut être intimidé par la couverture austère de l’ouvrage, capturant bien l’identité visuelle de la chanteuse. Il ouvre le tome et entame sa lecture : il se rend compte qu’il s’agit d’une narration tout public emprunte de gentillesse, sans aspérité ou critique sur l’artiste, avec un niveau basique d’information. Pour autant les autrices ne donnent pas dans l’hagiographie. Elles s’en tiennent aux informations essentielles, factuelles, sans jugement de valeur, sans louanges. Elles ont opté pour une tonalité qui montre le chemin parcouru depuis le petit village et l’absence d’éducation, jusqu’à devenir une chanteuse en arabe à la renommée internationale. En quelque sorte, il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation sur la vie d’Oum Kalthoum. Le lecteur ne doit pas s’attendre à une analyse de ses chansons, de l’évolution de son orchestre au fil des décennies, ou de ses prises de position politiques. Pour autant, l’ouvrage s’appuie sur un véritable travail de recherche. Il suffit de découvrir la première scène pour pouvoir apprécier la maîtrise du sujet par les autrices. Elles ont choisi la première prestation d’Oum Kalthoum dans un pays occidental, sa première date à l’Olympia (elle s’y est produite également le 15 novembre 1967). Elles ne mentionnent pas qu’elle a exigé du directeur, d’être l’artiste la mieux payée à jouer à l’Olympia, ni qu’elle a fait don de son cachet au gouvernement égyptien.
Après la très belle couverture, le lecteur découvre la narration visuelle des pages intérieures. Cela commence par une magnifique case occupant les deux tiers de la page, et montrant les toits de Paris, avec la tour Eiffel en fond. L’effet est magnifique avec des dégradés de gris pour différencier les surfaces contigües. La journaliste remonte la file d’attente, et le lecteur apprécie à nouveau la qualité esthétique des cases, tout en s’interrogeant sur l’exactitude de ce qui est représenté. Il remarque qu’un fois à l’intérieur de l’Olympia, les fonds de case perdent en niveau de détail, même si l’usage de camaïeux à base de nuances de gris produit des fonds du plus bel effet. Le lecteur continue de regarder les paysages et les environnements : d’autres toits de Paris très, très propres sur eux, un peu plus conformes à la réalité, la salle de réception de la suite de de la chanteuse au George V, très propre sur elle, le village Tmaé et ses rues en terre battue, un champ de coton, les jardins d’une demeure luxueuse, le train qui emmène la jeune adolescente au Caire, les pyramides du plateau de Gizeh, etc. Tout baigne dans une douce lumière, avec une sensation aseptisée et apaisée. Le lecteur se dit que d’un côté il éprouve la sensation d’évoluer dans des décors tellement nets qu’ils en deviennent factices, et que de l’autre côté, il comprend bien où se déroule chaque scène. D’un côté, il voyage dans ce wagon de train bondé ; de l’autre côté la largeur intérieure du wagon est peu plausible. Juste auparavant, il effectue un voyage en cariole (page 75) dont les rayons des roues sont d’une perfection géométrique et d’une finesse impossibles. Et dans le même temps, le niveau de détails de certains environnements est d’une densité impressionnante.
Les personnages produisent une autre impression : ils sont tous souriants, ou au moins gentils, mais aussi avec des caractéristiques physiques ou vestimentaires bien différenciées, permettant de les distinguer facilement. La ressemblance d’Oum Kalthoum est rendue avec justesse, ainsi que celle des autres personnalités connues. Dans un premier temps, le lecteur peut se dire que ces individus bienveillants semblent sortir d’un manga pour filles, mais en avançant dans sa lecture, il se dit que ce mode de représentation se rapproche plus des caractéristiques des dessins animés tout public des grands studios américains. Cependant la narration visuelle n’en devient pas mièvre ou naïve pour autant. Cette approche tout public, avec des décors créés à l’infographie et une douce luminosité qui nimbe tout, rend les pages très agréables à l’œil et accentue les moments délicats. Le lecteur suspend sa lecture à plusieurs reprises pour apprécier un visuel marquant : les cinq pages (douze à seize) du concert parisien d’Oum Kalthoum (une vraie diva : sa présence, ses gestes, son absence de retenue pour être tout entière pour son public), la très jeune Oum essayant de convaincre ses parents de l’envoyer étudier au kouttab (école coranique) avec l’innocence de l’enfance, la récolte du coton dans les champs, la représentation du chant du rossignol sous la forme de calligraphies arabes superbes, la suite d’une dizaine de petites silhouettes pour montrer Oum s’habillant en garçon en page quatre-vingt-un, Oum et Hassen el Hafnaoui se donnant la main sur une berge du Nil alors qu’ils viennent de décider de se marier, etc. La dessinatrice apparaît d’une belle sincérité dans sa narration visuelle.
En fonction de sa familiarité avec la chanteuse, le lecteur peut trouver l’ouvrage très léger, une présentation très sommaire, ou au contraire apprécier d’avoir ainsi un premier contact avec une dame à la vie hors du commun. Entre les deux, il peut regretter que les autrices ne développent pas la dimension musicale de son œuvre, son inscription dans la tradition et son intégration d’éléments modernes, ou même tout simplement la qualité de sa voix et sa capacité à transmettre les émotions dans ses interprétations. Il aurait bien aimé également en savoir plus sur ses engagements politiques. Dans le même temps, à voir ainsi se dérouler la vie d’Oum Kalthoum, il mesure l’exemple qu’elle a donné d’une femme émancipée, respectable, pouvant faire elle-même ses choix de carrière, apportant son soutien à l’indépendance de l’Égypte. Il découvre une vie rendue un peu lisse par les choix narratifs, impressionnante par le talent de la chanteuse, et par son implication dans la société.
La superbe couverture quelque peu austère ne doit pas effrayer le lecteur : à l’intérieur, il découvre une narration tout public, un peu lisse, très plaisante à l’œil, quelque peu édulcorée. Pour autant l’ouvrage remplit son office : une forme de vulgarisation de la vie d’Oum Kalthoum, permettant de découvrir son parcours, l’ampleur grandissante de sa renommée, la singularité de ses chansons en arabe, son implication dans la vie de son pays. Un ouvrage qui donne envie d’en savoir beaucoup plus et d’écouter l’astre de l’Orient.
Oum Kalthoum - Jamais écoutée, je ne connais cette artiste que très mal.
RépondreSupprimerTenir trois heures sur scène avec seulement trois chansons. - Effectivement, cela relève de l'exploit !
il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation sur la vie d’Oum Kalthoum. - Tu vas faire mentir mon commentaire à propos de ton article précédent.
Après la très belle couverture, le lecteur découvre la narration visuelle des pages intérieures. - Il y a comme une influence Disney que je n'aime pas trop.
il se dit que ce mode de représentation se rapproche plus des caractéristiques des dessins animés tout public des grands studios américains. - Eh bien voilà, je n'ai donc pas rêvé, et je me retrouve parfaitement dans cette phrase.
La superbe couverture quelque peu austère ne doit pas effrayer le lecteur - Elle est effectivement superbe, cette couv. Je pense à celle de l'ouvrage sur la Callas, bien qu'il ne s'agisse pas du même éditeur.
Pour autant l’ouvrage remplit son office - Soit, mais sans plus, de ce que je comprends.
As-tu vu ceci : https://www.youtube.com/watch?v=MxOZRSIgUmo
Court, mais instructif. La cause et l'objectif du concert de 1967 à Paris y sont révélés ; je ne sais pas si c'est le cas dans ton livre. D'après ce que je lis dans ton commentaire, j'en doute.
Je viens de regarder le lien que tu as partagé : super ! Cela vient compléter ma lecture et l'éclairer sur des points où les autrices étaient trop légères. Le visionnage des images d'archive m'ont permis de découvrir également un partie des références sources à partir desquelles elles ont travaillé. Merci beaucoup.
SupprimerLa forme de cette vulgarisation : un peu légère en faits à mon goût, des dessins un peu trop aérés à mon goût, et en même temps cet effet toujours saisissant de donner à voir la personne ce qui la rend plus vivante, et de donner à voir des moments pour lesquels il n'existe pas d'images d'archive, par exemple son enfance, sa jeunesse.
Les caractéristiques de dessin : un peu trop orientées vers un jeune lectorat féminin en ce qui me concerne, j'en ai déduit que je n'étais pas le lectorat cible.
L'ouvrage remplit son office sans plus : cela a été mon ressenti. Je pensais que j'allais plonger dans une lecture dense avec de nombreuses références historiques et géopolitiques, et il n'y en avait pas beaucoup. C'était presque (parce que j'ai dû rechercher plusieurs dates et faits historiques) trop facile à lire.
Une nouvelle fois, j'ai pris le risque d'exposer mon commentaire à l'autrice. Le retour de Chadia Loueslati a été le suivant :
Merci Jean pour ce retour sincère !
Je prendrai en compte vos suggestions pour ma prochaine Bd.
J’ai été très touchée à la lecture de vos mots !