Trop de mères ont versé des larmes pour un fils. Trop de femmes ont pleuré un mari.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2023. Il a été réalisé par Loulou Dedola pour le récit, Luca Ferrera pour les dessins et les couleurs, avec Gloria Martinelli pour les couleurs. Il comprend cent-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de six pages dans lequel le scénariste présente les personnes dont il a recueilli les témoignages, car pour écrire cette histoire il lui a paru indispensable d’aller à la rencontre de celles et ceux qui en ont été les artisans. C’est sa manière de remercier Trinity alias Keith Gardner, Edward Seaga, Sidoney Massop, Sly Dunbar, Stephen Stewart, Tommy Cowan, Tyrone Downie, Judy Mowatt, Ezric Brown, Donovan Wright. La dernière page liste une douzaine de chansons citées dans la BD, de Bob Marley bien sûr, mais aussi de Peter Tosh, Dennis Brown, Buddy Wailer, Toots and the Maytalls. Les deux créateurs avaient déjà réalisé ensemble Fela back to Lagos (2019) et Le combat du siècle (2021).
1952. Grand soleil et beau ciel bleu sans un nuage à l’horizon sur l’île de la Jamaïque. Robert Nesta et son copain Bunny Wailer sont en train de pédaler à toute allure. Ils s’arrêtent le long d’une voie ferrée, le passage étant bloqué par Claudius Massop, tout juste quatre ans de plus qu’eux. Ils expliquent que c’est un blanc qui leur a acheté leurs bicyclettes. Ils sont rejoints par Bucky Marshall (Aston Thomson) qui est en train de se faire courser par deux adultes. Claudius prend le vélo de Bob et va tirer son pote de sa situation, en le faisant monter derrière lui. Bob et Bunny les rejoignent plus tard dans le quartier pauvre de la ville. Quatre ans plus tard, la Jamaïque fête son indépendance en 1962, devenant un État souverain indépendant, membre du Commonwealth, et faisant partie des Antilles. Bunny présente Peter Tosh, chanteur et guitariste, ainsi que Joe Higgs, Beverley, Joe et Bob à des amis, dont Keith Gardner. Une fois assis tout le monde participe pour chanter un gospel. Février 1964 : c’est la formation du groupe The Wailers, avec Nesta Robert Marley, Neville Livingston et Winston Hubert McIntosh.
Dix ans plus tard, sort l’album Catch a fire, de The Wailers. Keith Michael Douglas Gardner intègre la police de Kingston. Le commissaire lui explique la situation. Pour gagner les élections, les politiciens ont investi les ghettos. Les socialistes du PNP du premier ministre Michael Manley tiennent Rema, Mathews Lane, Jungle et East Kingston. Mais Edward Seaga, le leader de l’opposition, tient toujours West Kingston et son fief de Tivoli Gardens. La politique et les gangs sont liés. À Tivoli Gardens, c’est Claude Massop le don. Il roule pour le JLP. À la tête des gun men du PNP, il y a Tony Welch, et l’étoile montante qui a la gâchette rapide et affectionne le fusil à canon scié : Bucky Marshall. Il y a des affrontements avec arme à feu en pleine rue. Le trois décembre 1976, des individus tirent sur Bob Marley, son épouse Rita et son manager Don Taylor dans leur maison, deux jours avant le concert gratuit Smile Jamaïca, organisé par le premier ministre Michael Manley.
Le dossier en fin de tome commence par un court texte posant la question suivante : Fallait-il être fan de reggae pour écrire ce scénario ? La réponse explique que le scénariste, dès son adolescence, apprit la musique en reprenant à la basse, les hits de Bob Marley, avant de devenir lui-même auteur-compositeur-interprète au sein de son groupe, et de réaliser des albums et des tournées. Le lecteur néophyte en la matière découvre l’environnement de Kingston en 1978, et voit passer des noms connus comme Bob Marley et Peter Tosh, et d’autres plus confidentiels. Il lui suffit de prendre connaissance de la liste des participants au concert One Love Peace pour pouvoir estimer son niveau de connaissance : The Meditations, Althea & Donna, Dillinger, The mighty Diamonds, Junior Tucker, Culture, Dennis Brown, Trinity, Leroy Smart, Jacob Miller & Inner Circle, Big Youth, Beres Hammond, Peter Tosh, Bunny Wailer, Ras Michael & The sons of Negus, U-Toy, Judy Moratt, Bob Marley & The Wailers. La date du 22 avril fut choisie car elle correspond au douzième anniversaire de la visite officielle de Haïlé Sélassié Ier en Jamaïque. À l’époque le concert fut surnommé le Woodstock du tiers monde. De fait, cette lecture s’apprécie mieux en ayant connaissance de quelques événements, ou allant se renseigner dessus, comme la tentative d’assassinat de Bob Marley en 1976, le contexte politique de l’époque en Jamaïque, la culture et la consommation de cannabis, et quelques notions sur le mouvement rastafari, et l’importance du séjour de Haïlé Sélassié (1892-1972) en Jamaïque en 1966.
Le scénariste a fait le choix de raconter les événements dans l’ordre chronologique : depuis la rencontre entre Bob Marley (1945-1981), Claudius Massop (1949-1979) et Bunny Wailer (1947-2021), jusqu’aux mains jointes entre Michael Manley (PNP, People National’s Party) et Edward Seaga (JLP, Jamaica Labour Party), sur scène lors du festival pendant que Bob Marley et son groupe jouent leur morceau Jamming, extrait de l’album Exodus (1977). Le fil conducteur du récit réside dans l’organisation du concert, depuis l’idée de Massop jusqu’à sa tenue, en passant par la discussion pour convaincre le propriétaire du stade, et le choix des artistes. De fait, il s’agit de suivre plusieurs personnes ayant existé : Massop bien sûr, dans une moindre mesure Buckie Marshall (?-1980, de son vrai nom Aston Thomson) et le policier Keith Michael Douglas Gardner. Ils se rencontrent, les deux premiers en prison pour décider de l’instauration d’un cessez-le-feu entre les gangs, puis avec le troisième qui participe au maintien de l’ordre dans les quartiers défavorisés de Kingston. L’un ou l’autre peuvent se déplacer à Londres pour rencontrer Bob Marley, alors en couple avec Cindy Breakspeare (Miss Monde 1976). L’organisation du concert se fait sur fond de guerre des gangs pas tout à fait apaisée, de trafic d’armes à feu, et d’une virée inattendue auprès des producteurs de cannabis. Le lecteur finit par relever qu’il s’agit surtout d’une affaire d’hommes.
L’artiste effectue cette reconstitution en images, dans un registre naturaliste et descriptif. Il travaille d’après des photographies, des documents d’époque, des vidéos pour recréer les quartiers de Kingston, le séjour londonien de Bob Marley, les tenues vestimentaires et les habitations. Il commence avec cette couverture mettant en avant l’artiste reggae le plus connu, lors de sa prestation au One Love Peace Concert, et bien sûr les couleurs associées au mouvement rastafari vert, jaune et rouge. En quatrième de couverture, le lecteur découvre les deux personnages principaux, Massop & Marshall, conscient qu’ils auraient dû figurer en couverture, mais que les chances de l’album auraient été obérées d’autant. Le dessin en pleine page d’ouverture repose plus sur l’impression que produit l’île de la Jamaïque, que sur une description de qualité photographique. Le lecteur remarque rapidement que l’artiste développe une narration visuelle dans laquelle les têtes en train de parler occupent moins de cinquante pourcents des cases. Cela amène plus de variété dans la bande dessinée, et le conduit à représenter plus d’éléments, que ce soient les décors, les tenues vestimentaires ou les activités
L’artiste se montre aussi à l’aise pour des scènes de la vie quotidienne, que pour des moments sortant de l’ordinaire. Dans la première catégorie, le lecteur ressent le plaisir de Bob et Bunny à pédaler fièrement, les garçons écoutant le père de l’un d’eux expliquant le temps qui s’écoule entre l’éclair et le tonnerre, Bob Marley en train de jammer avec ses musiciens dans son appartement de Londres, le commissaire et son lieutenant en train d’échanger des informations dans son bureau, Marley tapant le ballon avec des potes, trois rastas assis sur la plage les pieds dans l’eau, etc. Sans oublier, la consommation de la ganja pour se détendre. Dans le second registre, le dessinateur à fort à faire : échanges de coups de feu en pleine rue, une bagarre entre deux détenus dans une cellule de prison avec lame de rasoir, la découverte d’une cache d’armes à feu, une visite aux plantations de cannabis en pleine zone sauvage, et bien sûr le concert annoncé. Il ne s’agit pas d’une narration visuelle spectaculaire qui en met plein la vue, mais d’une narration visuelle solide et variée qui se tient à l’écart de toute glorification, que ce soit de la violence, ou d’une forme de culte de la personnalité de l’un ou l’autre.
La quatrième de couverture indique que le 22 avril 1978, Bob Marley, entouré des plus grands artistes reggae, chante au One Love Peace Concert à Kingston, pour mettre fin à la guerre civile qui déchire la Jamaïque. La bande dessinée raconte les circonstances dans lesquelles ce concert a vu le jour, et les efforts qu’il a fallu déployer pour créer les conditions nécessaires. La narration visuelle s’avère très solide, l’artiste s’étant investi pour les éléments composant la reconstitution historique, et pour donner du rythme à chaque scène. Le scénariste se focalise sur le rôle de deux dons régnant chacun sur un territoire défavorisé de Kingston, et sur les rencontres pour convaincre tout le monde et créer les conditions d’une trêve des gangs. Le lecteur en ressort avec une image de la Jamaïque à cette époque, l’incitant à se renseigner plus avant.
Quoi ? Le reggae débarque sur Les BD de Présence ? Nooon, mais Jean Présence, vieux rasta, va ! 😆
RépondreSupprimerFallait-il être fan de reggae pour écrire ce scénario ? - Question rhétorique, non ?
Il lui suffit de prendre connaissance de la liste des participants au concert One Love Peace pour pouvoir estimer son niveau de connaissance - À part Bob Marley, zéro pointé. Ça va, l'honneur est sauf ! 😅
les têtes en train de parler occupent moins de cinquante pourcents des cases. - Ici, je ne suis pas sûr de te suivre. Cela peut signifier que les têtes ont été réduites pour laisser de la place au texte ou que les cases ont été agrandies pour éviter tout étouffement du dessin dans la vignette. La phrase suivante me m'indique que les cases sont plus grandes.
pour mettre fin à la guerre civile qui déchire la Jamaïque - Je ne savais même pas qu'il y avait eu une guerre civile en Jamaïque, tu vois.
Si je suis un vieux rasta, je le cache bien car je n'ai pas encore fait de série de posts sur facebook de cette musique chaloupée.
SupprimerPour une fois, il ne s'agit pas d'une question rétorique : au vu du sujet, le concert, je n'aurais pas été surpris par une approche sociologique. C'est le scénariste qui développe son amour pour cette musique dans son dossier de fin d'ouvrage.
Les têtes en train de parler : 50% du nombre de cases, au temps pour moi je ne m'étais pas rendu compte du flou dans la formulation.
Je ne m'étais pas intéressé dans le détail à l'histoire du pays, mais j'avais de vagues notions sur le fait que ce n'est pas le Paradis sur terre sur le plan politique, malgré des paysages de rêve.