Maître, le destin tire ses fils très subtilement.
Ce tome fait suite à Le Mercenaire - Tome 10: Géants (1999). La première édition de ce tome date de 2001, réalisée intégralement par Vicente Segrelles, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-sept pages de bande dessinée. L’intégralité de la série a été rééditée dans une intégrale en trois volumes, en 2021/2022. Pour un autre point de vue sur cet album, Les BD de Barbüz : La fuite.
An 1006. La Terre frôlera Geos dans quelques jours. Le pays des nuages permanents vit une période de paix. Les moines du cratère peuvent ainsi se consacrer à leur mission première : copier et conserver la culture humaine des plus divers endroits de la planète. Pourtant la tristesse règne dans le cratère. Le grand lama, leur maître, est gravement malade. Dans la chambre du malade alité, le serviteur annonce au grand lama que Nan-Tay, Ky et Mercenaire attendent de le voir. Le lama lui dit de les faire entrer. Alors qu’ils pénètrent dans la pièce, il leur indique qu’ils n’arriveront pas à le convaincre. Ky lui rappelle que quelques jours seulement les séparent de la rencontre avec Geos. Ils pourraient y trouver un remède au mal qui le ronge. Mercenaire ajoute que tout est prêt : Ky a été irradiée et son armure est assemblée. Le grand lama les met en garde : le voyage est très risqué : les êtres mythologiques ont dû descendre de l’Olympe et s’emparer de la planète. Ky se montrant insistante, il leur explique qu’il souffre d’une tumeur maligne et qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre, et il l’assume. Ky le reprend : elle se doutait qu’il s’agit d’un lymphome. Elle ira sur Geos et elle ramènera un cristal radioactif. Au cours de ses lectures là-bas, elle a appris des choses dont le fait qu’un tel cristal est son seul espoir de guérison. Mais elle ne sait pas où en trouver.
Le grand lama explique à Ky comment en trouver : dans un point précis de la faille, cet endroit est étroit et dangereux. Il faut d’abord trouver les Abyssiens, puis chercher le gardien du soleil obscur. Ils vivent sous l’eau, tout près des cristaux irradiés. Ils respirent l’oxygène contenu dans l’eau. Ils ont pu survivre à la couche blanche et à la pollution qu’elle a engendrée. Ce sont presque des humains, ils sont pacifiques et bienveillants. Surtout, il faut prendre garde aux êtres mythologiques. Il y a des siècles de cela, ils ont perdu le pouvoir et ne l’acceptent toujours pas. Ils sont arrogants et ambitieux. Il a peur qu’ils aient pris leurs aises. Il faut les éviter à tout prix. Il faut demander à Arnoldo de Vinci d’ajouter de l’isolant sous la semelle de Ky et Mercenaire. Peu de temps après, bien préparés, les aventuriers quittent le monastère de la grande plaine glacée pour se rendre sur le sommet rocheux où va se produire le point de jonction entre la Terre et Geos. La traversée s’effectue sans heurt, mais au prix de la vie de leur monture dragon. Ils embarquent à bord d’un aéronef volant et se rendent à la base QR7. À partir de là, s’étend la zone interdite. Règle numéro un : pour survivre, ne pas se fourrer sciemment dans des endroits dangereux.
Après des histoires courtes tournant autour de géants, le scénariste reprend le fil de sa série, ou en tout cas propose une unique intrigue tout du long de l’album. Il reprend également la datation de son récit, avec l’an de grâce 1006. Le lecteur retrouve plusieurs éléments récurrents de la série : Mercenaire bien sûr qui travaille toujours pour le monastère de l’Ordre du Cratère, Nan-Tay, le grand lama, Ky apparu dans le tome huit L’an 1000, et bien sûr les dragons volants. De manière inattendue, Segrelles décide de développer le principe de cette terre parallèle appelée Geos qui entre en contact pendant quarante-huit heures avec la Terre et sur laquelle il est possible de passer moyennant quelques précautions. Le lecteur retrouve aussi les êtres mythologiques qui étaient également apparus dans le tome huit, ainsi que la technologie de science-fiction de ce monde, à commencer par les aéronefs futuristes. La mission de Ky & Mercenaire impliquent de rentrer en contact avec une autre race vivant sur cette planète : les Abyssiens, un peuple subaquatique. Le scénariste donne ainsi une suite avec une teneur soutenue en continuité à la précédente expédition sur cette planète, et le lecteur accompagne les deux aventuriers ce qui lui permet d’en découvrir plus sur ce monde.
Le lecteur se régale par avance à la perspective d’effectuer un nouveau voyage de découverte grâce aux dessins de Vicente Segrelles. Il se souvient d’avoir appris dans le tome précédent que l’artiste était passé d’une technique traditionnelle de peinture à l’huile, à un outil numérique. Il lui faut un peu de temps avant de croire déceler ou percevoir une différence, peut-être dans un dégradé trop parfait, ou un lissé de surface d’une netteté impeccable. En fait, il ne s’en préoccupe guère car la sensation à la lecture est identique aux tomes précédents. Tout commence avec une illustration pleine page : une vue magnifique de la formation rocheuse unique, avec ces deux disques découpés qui permettent d’accéder au monastère de l’Ordre du Cratère. Par la suite, il prend tout son temps pour savourer les différents environnements : la chambre du grand lama avec ses bibliothèques et ses tapis, la cale de halage avec son gong avant et après sa destruction, l’architecture de l’extraordinaire cité subaquatique, l’ancienne salle sèche de réception, le grand complexe industriel pour exploiter la radioactivité, les plages avec leur sable blanc, la grande cale du vaisseau cargo.
Le plaisir de la narration visuelle s’amplifie lors de certaines séquences par l’implication et le plaisir évident de l’artiste à montrer ces mondes qu’il a imaginés. Le lecteur aime toujours autant voir Mercenaire, accompagné ici par Ky, chevaucher un dragon volant et parcourir dans un calme réconfortant de longues distances en silence, avec en arrière-plan des paysages naturels remarquables. Il éprouve une sensation très similaire quand Ky & Mercenaire se retrouvent pris comme passagers sur le dos d’un serpent de mer, derrière son cavalier abyssien. Le bleu de l’eau tire vers le vert émeraude, pour des cases de la plus belle eau. Comme à son habitude, l’artiste donne à voir la créature sous-marine dans sa longueur, sa sinuosité, son apparence monstrueuse et dangereuse, avec une consistance qui permet au lecteur d’y croire complètement. L’envol du pégase (cheval ailé) monté par Mercenaire dégage une élégance rare, même si le résultat s’avère moins glorieux. Non seulement ces images restent en mémoire, mais en plus l’artiste s’avère un excellent conteur visuel. La répugnante attaque des blattes génère un mouvement de recul chez le lecteur. La mise à mort de Syros, un être mythologique, est montrée de manière concrète et logique. Le vol du vaisseau cargo s’effectue au travers d’une suite de cases respectant une cohérence spatiale dans le déplacement.
Comme d’habitude, le lecteur sent que l’intrigue passe au second plan dans son esprit, totalement séduit par la narration visuelle. Il ne peut pas s’empêcher de constater que le scénariste met à profit deux ou trois astuces bien pratiques. Les fameux êtres mythologiques s’avèrent être très sensible aux ultrasons, et les Abyssiens ont sous la main des armes à ultrason aux moments les plus critiques. Pour pouvoir passer d’un monde à l’autre, Ky & Mercenaire doivent porter leur armure médiévale métallique, ce qui fait craindre une noyade rapide lors des séquences sous-marines, or il se trouve toujours des circonstances bien opportunes qui leur permettent de s’en sortir facilement. Sans oublier le fait que sous l’eau se trouvent toujours des espaces conçus pour des êtres humains respirant de l’air. Une fois augmentée la suspension consentie d’incrédulité par le lecteur, ces détails passent à l’arrière-plan, et l’aventure reprend ses droits. Ky & Mercenaire partent pour une mission consistant à récupérer un cristal radioactif pour soigner le grand lama, et ils se retrouvent à devoir lutter contre les êtres mythologiques menés par leur roi Polyphème XIV, et à sauver une communauté de l’anéantissement. Ils doivent improviser avec les moyens à leur disposition, générant une tension narrative et un suspense irrésistibles.
Un tome de plus pour la série, une nouvelle aventure pour Mercenaire : le lecteur ne boude pas son plaisir. La narration visuelle l’emmène toujours rapidement dans cet autre monde, à côtoyer des créatures fantastiques (des tritons), avec un mélange de mythologie (il est question de l’Olympe), et de science-fiction (des aéronefs futuristes, des cristaux irradiés). Le créateur sait amalgamer ces ingrédients dans une intrigue cohérente, jouant avec les conventions du genre, et quelques-uns de ses artifices, pour un divertissement de haute volée. En y repensant, le lecteur constate que Vicente Segrelles continue de jouer avec ces conventions dont il est très conscient. C’est ainsi qu’une fois encore la victoire est attribuable aux actions d’une femme, à ses compétences en pilotage, et son savoir scientifique. En filigrane, il est question d’épuration ethnique, d’extermination, d’exode imposé, de défaitisme face à la maladie, de civilisation étant arrivé à la fin de sa période de vie, et de défense des plus faibles.
"Comme d’habitude, le lecteur sent que l’intrigue passe au second plan dans son esprit" : c'est vrai, le plaisir du voyage fait que l'on s'intéresse moins aux péripéties ou à l'histoire, surtout qu'ici tout s'enchaîne très vite et que de nombreux retournements de situations se suivent, y compris dans les enjeux.
RépondreSupprimerTout s'enchaîne très vite : ça a été mon impression de lecture également, avec parfois le besoin de revenir une page en arrière, ou de marquer une pause pour m'assurer que je ne me trompais sur l'identité du groupe présent dans la séquence.
SupprimerÀ nouveau merci pour le lien.
RépondreSupprimerLe lecteur se régale par avance à la perspective d’effectuer un nouveau voyage de découverte grâce aux dessins de Vicente Segrelles. - C'est effectivement la promesse de la série depuis son premier tome, et elle a toujours été tenue, en tout cas en ce qui me concerne.
Il lui faut un peu de temps avant de croire déceler ou percevoir une différence, peut-être dans un dégradé trop parfait, ou un lissé de surface d’une netteté impeccable. - Là, je me demande si ce n'est pas chercher pour chercher et si ça ne relève pas du conditionnement.
deux ou trois astuces bien pratiques - Le type de coïncidence décidément très heureuse qui a le don de me m'agacer et de me faire ricaner (méchamment - faut-il le préciser).
Un tome de plus pour la série, une nouvelle aventure pour Mercenaire : le lecteur ne boude pas son plaisir - À moins d'être un bonnet de nuit et de cultiver le mauvais goût, Est-ce seulement possible ?
En filigrane, il est question d’épuration ethnique, d’extermination, d’exode imposé, de défaitisme face à la maladie, de civilisation étant arrivé à la fin de sa période de vie, et de défense des plus faibles. - Je ne me souviens pas être allé aussi loin dans mon analyse de cette histoire.
La couverture de ce "Livre onzième" telle que présentée dans l'intégrale est absolument splendide.
Avec le recul, je reconnais bien volontiers que ça n'a rien de facile pour un auteur de tenir cette promesse de découvertes du voyage, à chaque tome, et que Vicente Segrelles y parvenu à chaque fois.
SupprimerJe reconnais bien volontiers que j'ai cherché pour chercher, pour déterminer si j'étais capable de voir la différence. Hé ben en fait, ça ne se voit pas tant que ça, et si ce sujet n'avait pas été abordé dans le commentaire du tome 10, je ne m'en serais probablement pas aperçu.
Les thèmes : c'est un cas de figure où je me suis demandé de quoi parler dans mon article, avec quel angle de vue aborder l'histoire pour ne pas ressentir une sensation de radotage de ma part.