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jeudi 8 juin 2023

Le Bois des vierges T02 Loup

L’orgueil vous permet parfois de ces miracles.


Ce tome fait suite à Le Bois des vierges T01: Hache (2008) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’un triptyque qui forme une histoire complète. Sa première édition date de 2010. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de leur première collaboration. Par la suite, ils réaliseront le cycle des Sorcières pour la série La complainte des landes perdues. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Un champ de bataille dans un zone vallonée, après l’affrontement, avec de nombreux cadavres. Le pacte disait : que Poils et Peaux s’unissent. Et Poils et Peaux s’unirent à jamais, de bataille en bataille, produisant un tableau à la fois dantesque et dérisoire qui marquait la fin de tout espoir : la même folie s’était emparé des deux camps, la raison cédait le pas, la haine dansait à perdre haleine, une sarabande menait le pays à sa perte. Mais qui s’en souciait, à présent ? Il restait quelques survivants. Les bêtes, menées par Loup-Gris, venaient de remporter une victoire importante. Il n’y avait pas de quoi pavoiser cependant : les pertes subies étaient nombreuses, trop de sang sous les bottes, on n’en finissait plus de dénombrer les siens couchés. Un petit groupe de Hautes Tailles avance au milieu des cadavres, à la recherche de celui de Hache-Pierre. Griffe-tout, une hyène, s’adresse à Loup-Gris : si c’est Hache-Pierre qu’il cherche, il peut le renseigner. Il a pris la fuite avec quelques mercenaires. Ses lynx ont bien été tentés de l’intercepter, mais il y avait trop à découper, à dévorer, à déchirer. Trop de tout. Il a la gueule en sang. Il est las de mordre. Loup-Gris répond qu’il le comprend ; il lui demandera néanmoins un dernier service. C’est lui qu’il a choisi pour porter les conditions de l’alliance des Hautes Tailles auprès des hommes. Les lynx sont plus fins que les loups, il saura négocier comme il convient cette victoire.



Le lynx est amer : il s’agit d’une victoire, à voir tout ce sang, toute cette jeunesse fauchée, il avait fini par l’oublier. Quelques jours plus tard, Griffe-Tout se tient devant le prince des armures. Celui-ci objecte au fait de supprimer les arcs-de-buse, car c’est livrer les hommes à la merci des bêtes. Le plénipotentiaire lui assure que les bêtes tiendront parole. Elles se retireront sur leurs terres, laissant leurs places fortes aux humains. Mais toute chasse sera interdite et préséance sera donnée, en tout le royaume, à ceux qui portent poils et queue. Le prince des armures se lamente de n’avoir pas su deviner une alliance qui lui paraissait impossible, celle entre bêtes de haute taille et de basse taille. Elle leur a permis de remporter la victoire. Griffe-Tout ajoute qu’il reste une dernière condition : les bêtes exigent la tête de l’un de leurs mercenaires : celle de Hache-Pierre. Ils savent qu’il est vivant. Il a pris la fuite avant la fin de la bataille. Ceci aussi explique cela : chez les bêtes, nul ne recule, chez les humains la peur abaisse trop vite les armes.


Ainsi la guerre tout juste annoncée en fin du tome un s’avère déjà terminée, avec la victoire des bêtes, de l’alliance entre Hautes Tailles et Basses Tailles. Un autre affrontement, ou plutôt un massacre, se déroule également hors champ lors de ce tome. Le lecteur en déduit que le scénariste préfère focaliser son récit sur d’autres éléments que les batailles. Les premiers cartouches de texte amènent une autre façon de voir les choses. Griffe-Tout fait observer qu’il avait fini par oublier qu’il s’agit d’une victoire, à voir tout ce sang et cette jeunesse fauchée. Dans la page d’après, le prince des armures, chef des humains, se rend compte que les conditions de la reddition les mettent à la merci des bêtes. Puis, les auteurs mettent en scène des harpies, des êtres dont le mode de vie repose sur l’agressivité et la mise à mort de leurs proies. Quant à Pan, le meneur des faunes, il décide sciemment de déclarer la guerre, d’alimenter le conflit. Les dessins montrent des actes d’agression, de mises à mort sur des personnes, avec une qualité descriptive qui donne à voir la violence sans en faire un spectacle, la sauvagerie de l’attaque, l’absence totale de toute empathie, de toute considération pour l’existence d’autrui. Lorsqu’il reçoit Hugo dans son château, le seigneur Clam est un moment perdu dans ses pensées, et il explique à son invité qu’il pense à un sort pire que la mort. Il développe : Il y a la déchéance, la dégradation. Les créatures qui vivent dans ces bois n’appartiennent pas vraiment à un monde ou à un autre : mi-bêtes, mi-humaines, elles sont rejetées par les deux communautés. Ces moments nourrissent une thématique en arrière-plan : la notion de communauté pour individus ressortant d’un même groupe ethnique, et l’exclusion d’office pour tous ceux qui sont issus d’un croisement entre communautés et donc qui n’appartiennent pleinement à aucune.



Le lecteur souhaite savoir ce qu’il va advenir d’Aube qui s’est réfugiée dans le bois des Vierges, et il s’immerge dans ce monde si concret dès la première page. Il se retrouve dans cette ambiance macabre avant même d’avoir lu un mot, du fait de cette teinte rougeâtre qui, associée au champ de bataille, lui évoque immédiatement le sang. Deux séquences plus loin, il se retrouve à marcher sur plage, le long de l’océan, avec la teinte un peu grisâtre du sable du fait d’un soleil timide et d’un ciel nuageux, une végétation tirant vers le vert lichen évoquant l’hiver, les pierres grises du château avec quelques taches évoquant les plantes grimpantes qui s’y agrippent ainsi que les effets des embruns. L’ambiance chromatique change du tout au tout quand Clam s’enfonce dans le bois des Vierges, les teintes de vert deviennent alors dominantes, d’impérial à pistache, plus ou moins sombres en fonction du moment de la journée ou de la nuit. Le contraste est saisissant quand Aube pénètre dans la chaumière de la famille Piglet, avec une lumière jaune, ce qui crée une coupure nette avec les verts de l’extérieur. Le lecteur apprécie le niveau de minutie de la mise en couleurs dans la planche quarante, quand Aube découvre que les marches du perron de la chapelle sont jonchées de fleurs sauvages : une image enchanteresse.


Comme pour le premier tome, le lecteur éprouve la sensation que le scénariste a écrit en fonction des points forts de l’artiste, ou de ce qu’elle souhaitait dessiner, car l’investissement de cette dernière s’exhale de chaque case, ainsi que le plaisir d’imaginer et de dessiner. Cela se voit dès les costumes des individus examinant les cadavres sur le champ de bataille : des tuniques, des pantalons finement ouvragés et décorés, avec une multitude de détails reproduits fidèlement d’une case à l’autre, et des modèles différents pour les loups et pour la hyène. Le lecteur prend ensuite le temps de noter les marques de pouvoir sur la tenue du prince des armures, par rapport aux soldats qui se tiennent derrière lui. Il regarde le vêtement plus simple de Hugo, et plus adapté au froid amené par le vent, la tenue plus riche de son hôte le seigneur Clam, puis la chemise de nuit diaphane de la femme dans la fosse commune. Les deux robes d’Aube sont somptueuses, à nouveau finement ouvragée et décorée. Il sourit en voyant qu’elle revêt un chaperon rouge pour aller chercher à manger dans la ferme voisine.



Le lecteur prend tout autant son temps pour admirer les différentes pièces du château du seigneur Clam : la taille des pierres, les sculptures, les frontispices, les bas-reliefs, le mobilier en bois, les rares tentures qui s’avèrent être en mauvais état, les croix en pierre dans le cimetière, les chaises rembourrées dans la salle à manger. Par la suite, il admire la tour du Commandeur dans laquelle sont regroupées les vierges du bois du même nom, l’aménagement intérieur simple de la ferme des Piglet avec son lavoir, la petite chapelle sur son îlet, avec son pont de pierre. Il ralentit régulièrement sa lecture pour savourer une séquence ou un visuel superbe : la promenade le long de la plage, la brume formant un tapis au-dessus du cimetière, les vagues fouettant les récifs au pied du château du seigneur Clam, la transformation nocturne de ce dernier, la sauvagerie de la première attaque de la harpie, le demi-cercle formé par les faunes autour de la ferme, la baignade nocturne d’Aube, l’attaque ignoble des faunes contre l’arbre, puis contre les centaures. Un délice.


L’intrigue générale progresse donc à une allure soutenue, laissant la place pour les interactions entre personnages. Chacun se retrouve dans une position complexe où la marge de manœuvre ne présente pas beaucoup de liberté, devant accomplir son devoir. Loup-Gris doit imposer les conditions de la paix aux humains. Hugo doit trouver comment emporter la décision du seigneur Clam, en faisant usage de tous les moyens, et la dessinatrice sait montrer sa jeunesse avec des expressions de visage moins réprimées. Le seigneur Clam arbore un air plus résigné, accablé par la certitude que sa condition rend impossible l’union amoureuse qu’il souhaite, mais refusant de l’accepter. Aube apparaît assez jeune, moins de trente ans, encore optimiste quant à de nouveaux commencements, quant à un champ des possibles ouvert qu’il suffit d’oser explorer. Le lecteur se rend compte que le scénariste semble lui aussi prendre discrètement plaisir à cette histoire, quand il se voit qu’il s’amuse à intégrer des références incidentes à des contes traditionnels : Aube se vêtant d’un chaperon rouge, Aube rendu une visite à une maison habitée par des petits cochons anthropomorphes, un château abritant des vierges, et un bestiaire rendu très plausible et vivant par les dessins (centaures, faunes, harpies).


Deuxième tome de haute volée : le lecteur est emporté dès la première page (avec la forme d'un crâne en arrière-plan des cases) par une narration visuelle merveilleuse, d’une minutie extraordinaire, donnant à voir avec constance et consistance ce monde de contes et légendes, insufflant vie et caractère dans chaque personnage, créant des lieux, des situations, des tenues inoubliables. L’intrigue privilégie les personnages, leurs dilemmes, les contraintes que leur condition sociale leur impose, leur faible degré de liberté, l’envie et la curiosité optimiste d’Aube et Hugo, les deux personnages plus jeunes. Enchanteur.



2 commentaires:

  1. Le lecteur en déduit que le scénariste préfère focaliser son récit sur d’autres éléments que les batailles. - Bien que cela puisse être frustrant, c'est parfois une très bonne chose.

    du fait de cette teinte rougeâtre qui, associée au champ de bataille - Il y a de toute évidence une réelle réflexion sur la mise en couleurs. Ici, c'est le sang, dans l'une des blanches on a le jaune du sable et du soleil et le bleu de la mer.

    le lecteur éprouve la sensation que le scénariste a écrit en fonction des points forts de l’artiste, ou de ce qu’elle souhaitait dessiner, car l’investissement de cette dernière s’exhale de chaque case - Le premier album datant de 2008, faut-il en déduire que cette implication et cet investissement de l'artiste ont fait qu'il lui a fallu plus ou moins deux ans pour dessiner l'album ?

    Je trouve que la jeune femme à la clé ressemble à Cécile de France, mais en brune. Ou me fais-je des idées ? C'est surtout flagrant sur la quatrième de couverture.

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    1. Pas les batailles : ça m'a décontenancé parce que je m'étais imaginé que les alliances et les batailles occuperaient une bonne place dans le récit.

      J'avais lu une interview de Béatrice Tillier dans laquelle elle évoquait également la composition de ses planches avec l'usage de diagonales ou d'obliques qui établissent une continuité d'une bande à l'autre, dans la manière de guider le regard. Cela me fait dire que ta remarque sur la couleur est tout autant fondée.

      Je n'ai aucune idée du rythme de travail de Tillier, et je présume qu'elle doit avoir d'autres activités professionnelles en parallèle. Sa fiche wikipedia ne contient quasiment pas d'informations à ce sujet.

      Cécile de France ? Je n'en ai aucune idée. Une rapide recherche sur internet confirme ton intuition. Bravo !

      - Je me suis inspiré effectivement d’une actrice, Cécile de France. Elle ne semble pas fragile au premier abord, elle semble avoir un caractère marqué sans être physiquement un top-model. Elle arrive comme Aube à changer d’apparence.

      https://www.ligneclaire.info/tillier-palavas-2014-16594.html

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