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mercredi 26 juin 2019

Jessica Blandy - tome 10 - Satan, ma déchirure

Tout n'est plus que pourriture.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 9 : Satan, mon frère (1993) qu'il faut avoir lu avant car il contient la première partie de cette histoire en 2 parties. . Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1994, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle a été rééditée dans Magnum Jessica Blandy intégrale T3.

Jessica Blandy est revêtue d'une belle robe blanche, avec un rouge à lèvre rouge intense sur ses lèvres. Elle est allongée dans un cercueil fermé, ses mains serrant un chapelet avec un crucifix, croisées sous sa poitrine. À l'extérieur, une fanfare accompagne la procession, une vierge noire est portée sur un plateau par 4 personnes. La porte d'un caveau en pierre s'ouvre : les porteurs déposent le cercueil dans la réservation ouverte. La procession repart. Jessica reprend conscience dans le cercueil et tambourine en vain contre le couvercle. Elle se sent étouffer : un œuf sort de sa bouche. Elle se réveille dans le lit d'une des chambres de la demeure du gouverneur, en hurlant. Aubercombe entre dans la chambre avec un serviteur qui apporte le petit déjeuner sur un plateau. Elle raconte à Aubercombe sa visite dans la cabane des Charman, et la pulsion irrésistible de manger l'un des œufs présents sur un plateau. Aubercombe mentionne des œufs au plat pour le petit déjeuner, ce qui a pour effet que Jessica se précipite aux toilettes pour vomir.

Une jeune femme se présente à a porte de la demeure et Jessica Blandy accepte que Victoria Charman pénètre dans sa chambre. Elle demande à Aubercombe d'en sortir pour les laisser seules. Victoria Charman est venu lui remettre un domino (un double Deux), un remerciement (pour avoir témoigné de ce qui s'est passé chez madame Grandville) et un avertissement de la part de son frère. Le soir, Louis Charman est dans un club de jazz. Une femme vient le remercier de tout ce qu'il a apporté à la communauté. Après que le groupe ait terminé son set, Carl (le trompettiste) vient saluer Luis Charman. Il refuse le verre que celui-ci lui propose de prendre. Charman a un dernier petit service à lui demander, pour acquitter sa dette. Comme il lui a demandé, Carl sort de la boîte et s'installe à bord d'une décapotable rouge à capote blanche pour la conduire. Il sort de la ville et se gare à côté d'Audubon Park. Il ouvre le coffre et doit jeter le sac qu'il contient : il s'agit du cadavre d'Alma Dove. Un fusil est posé sur le sac et le visage de la jeune femme est visible.


Après un une première moitié tout en tension psychologique, le lecteur revient curieux de savoir comment Louis & Victoria Charman vont être neutralisés, en sachant que plusieurs personnes paieront le prix fort. Il a également conscience qu'il attend les manifestations surnaturelles attestant de l'emprise mentale de Louis Charman sur les personnes de son entourage et ses clients. À ce titre, la première scène exprime avec force cette sensibilité à la persuasion subliminale, à la fois pour cet individu, à la fois par les croyances implicites et les non-dits. Renaud met en scène plusieurs éléments tirés du folklore lié à la Nouvelle Orléans : la fanfare, les caveaux, la population majoritairement afro-américaine. Le lecteur identifie clairement une mise en scène, mais les détails réalistes (costume, ordre de marche, texture des pierres) en font une description naturaliste plausible d'autant plus impressionnante. Les auteurs n'étirent pas le moment de panique de Jessica Blandy comprenant où elle se trouve, introduisant le motif écœurant et symbolique de l'œuf dans la même page, produisant un effet horrifique d'une autre nature. Outre les conséquences des capacités de Louis Charman, Renaud et Dufaux laissent planer le doute sur une intuition de Jessica Blandy (elle sait qui lui rend visite avant d'avoir aperçu la personne), un autre crime commis sous l'influence de Louis Charman, une séance de spiritisme avec poupée vaudou (plutôt des pantins frustes) et sang de poulet, un esclandre d'un client dans un restaurant trouvant que la nourriture est infecte et apostrophant les autres clients, une pratique sexuelle ritualisée. Il n'y a que la séquence finale dans laquelle les auteurs mettent en scène le surnaturel de telle manière à ce que le lecteur ne puisse plus y voir une simple métaphore.


Ces différentes séquences continuent de laisser le lecteur libre d'interpréter ces phénomènes comme étant surnaturels, ou comme étant des manifestations d'hallucinations ou d'hystérie collective, la concrétisation de la capacité d'influencer l'état d'esprit des individus, à jouer sur le pouvoir d'autosuggestion des interlocuteurs. Jean Dufaux retranscrit des pratiques culturelles avérées, et Renaud reste dans un registre réaliste, sans montrer d'éléments surnaturels. Dans le cadre du registre de la série, le lecteur fidèle depuis le premier tome aurait plutôt tendance à y voir la manifestation de désordres psychiques. Le récit peut alors se lire comme une enquête classique, nécessitant que les principaux personnages s'immergent dans un milieu socio-culturel particulier, avec ses propres conventions. Il leur faut déterminer les coutumes et les croyances qui permettent au criminel d'agir, et les utiliser sur son propre terrain. À nouveau, la narration visuelle est cruciale pour pouvoir faire croire à cette histoire. Outre les éléments folkloriques de la première séquence, le lecteur observe également la présence d'un vierge noire (Erzulie) portée par 4 membres du cortège, faisant écho à sa présence lors des séances de Louis Charman.


Comme dans les tomes précédents, la condition d'héroïne de Jessica Blandy ne se manifeste pas de manière exclusive des autres personnages. L'enquête progresse avec l'aide d'Aubercombe qui sait qui aller voir dans le milieu des praticiens vaudou, de Victoria Charman, d'Oscar Beaubois. Renaud donne une apparence distincte à chacun de ces personnages : la silhouette raide et le sérieux d'Aubercombe, la silhouette longiligne et sensuelle de Victoria avec son air assuré, l'apparence folklorique de Beaubois cohérente avec le domaine dans lequel il exerce ses compétences. Plus que dans le tome précédent, le scénario met en scène des individus issus de différentes origines sociales, du prolétariat à un grand patron, emmenant le lecteur dans différentes strates de la société. Pour autant, il ne s'agit pas non plus d'une radioscopie de ladite société. Renaud montre les endroits associés : la chambre d'ami spacieuse de la demeure du gouverneur (avec cheminée, riches draperies, buste sur pied), avec toujours la très belle allée boisée pour accéder à l'entrée, quelques rues du Vieux Carré (quartier français) avec ses façades typiques, la belle terrasse du restaurant où déjeunent Caroline Baldwin, son éditeur et Aubercombe, l'échoppe à la décoration particulière d'Oscar Beaubois, le bateau avec une roue à aube où se déroule la réception de Pierre Lavish, l'arrière-salle d'un bar avec sa table de billard. Les dessins précis et minutieux montrent les éléments concrets, les traits fins assurant une grande lisibilité quel que soit le nombre de détails, permettant au lecteur de se projeter à chaque endroit.


Dans ce tome-ci, Jessica Blandy n'est pas qu'un simple catalyseur des événements ou de la résolution : elle y joue à chaque fois un rôle actif. Pour autant elle ne se montre pas plus maligne que les autres. En la regardant, le lecteur se rend compte que ce qui fait sa spécificité, c'est sa capacité à s'impliquer dans les situations, à donner de sa personne, à être capable de s'imprégner de la culture du milieu dans lequel elle se trouve. À la fin du tome précédent, sa curiosité l'avait poussée à inspecter la demeure des Charman, mais pas comme une tête brûlée, en ayant bien pris soin de s'assurer qu'ils ne seraient pas présents, pour ne pas déclencher une confrontation à haut risque. Le scénariste n'avait pas utilisé le cliché qui veut que les propriétaires surviennent inopinément. Ici, elle continue de s'informer avant d'agir, que ce soit auprès de Victoria Charman, auprès d'Aubercombie, auprès d'Oscar Beaubois. Elle réfléchit avant d'agir. Dans le même temps, elle ne reste pas en simple observatrice du milieu socio-culturel : elle y participe en se soumettant à ses us et coutumes, en s'impliquant physiquement. Elle se met en situation de risque et paye de sa personne, à l'opposé d'un héros qui arrive avec son système de valeurs et sa façon de faire et qui l'impose aux autres. Elle se soumet ainsi au rite vaudou pratiqué par Oscar Beaubois, a priori sceptique tout en étant réceptive aux croyances mises en jeu. De la même manière, elle accepte de suivre Victoria Charman sur son terrain, de se laisser aller à son invitation sexuelle.


Jessica Blandy reste largement une énigme quant à son passé, ce qui l'a construite en tant qu'individu. Dans le même temps, son comportement est cohérent depuis le début de la série, avec cette mise en danger à chaque histoire, attestant d'une forme de mal-être parfois morbide, d'une façon d'être entière et de ne pas tricher, une authenticité intègre qui qui la pousse à faire l'expérience de l'altérité d'une partie des individus qu'elle rencontre. Lorsqu'elle papote avec Victoria dans une boîte de nuit, il apparaît que l'un et l'autre présentent une fêlure intérieure, caractéristique qu'a identifié Jessica et à laquelle elle répond. Ce comportement permet que le dénouement fasse sens. Il montre également en quoi Jessica Blandy est capable de traverser les épreuves transformatives (ici le rite vaudou) et de surmonter le traumatisme qu'elles provoquent. Le dénouement peut sembler ridicule sur un plan matérialiste ou rationaliste, mais il fait sens sur le plan spirituel et psychologique, Jessica Blandy ayant traversé les épreuves spirituelles et ayant été capable de s'adapter au nouveau point de vue qu'elles apportent.



Renaud et Jean Dufaux concluent l'histoire commencé dans le tome précédent en répondant aux attentes du lecteur en ce qui concerne la mise en scène d'éléments vaudou, sans tomber dans le spectacle de pacotille, en montrant des environnements à la fois touristiques et plausibles, et en apportant un dénouement à leur polar. En creux, le lecteur se rend compte que le thème principal de la série reste bien présent avec une autre forme d'écart par rapport à ce qui est considéré comme la normalité psychologique et avec la personnalité psychologique de Jessica Blandy qui lui permet de s'immerger corps et âme dans une culture différente et de s'y adapter sans s'y perdre.


4 commentaires:

  1. Décidément, l'œuf tient une place centrale, dans ce diptyque.
    En lisant ton article, va savoir pourquoi, mais j'ai des flash-back de "Angel Heart"... Je me demande si Dufaux ne s'en est pas vaguement inspiré. Il y a d'ailleurs une scène avec un œuf...

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  2. Autant tu es capable d'identifier les sources d'inspiration de Van Hamme pour XIII, autant j'en suis incapable pour Dufaux, certainement faute de culture de ma part.

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    1. Tu charries, bien sûr...
      C'est "faire des liens" (au risque élevé d'avoir tort) plutôt "qu'identifier".

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  3. J'ai arrêté de charrier par écrit depuis des années, parce que je me suis rendu compte que je ne sais pas formuler, par écrit, une phrase de telle sorte à ce que l'intonation en soit perçue. Identifier plutôt que Faire des liens : je comprends la nuance.

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