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mardi 18 juin 2019

Jessica Blandy, tome 9 : Satan, mon frère

J'ai mangé un œuf.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, Tome 8 : Sans regrets, sans remords... (1992) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1993, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle a été rééditée dans Magnum Jessica Blandy intégrale T3.

Alors que l'autoradio diffuse la chanson Careless Love de Dr. John (Malcolm Rebennack), Raymond Dove (un représentant de commerce) franchit un pont, puis s'enfonce dans une petite route dans la campagne. Il perd le contrôle de son véhicule et percute un arbre à vitesse réduite. Il sort de sa voiture et se met à marcher en se tordant de douleur du fait de crampes à l'estomac, jusqu'à une grange abandonnée. Il y pénètre, tombe à genou plié en deux par la douleur, et régurgite un œuf entier dans sa coquille. Ce dernier se fendille alors qu'il tombe des pétales de roses noires du plafond. À la Nouvelle Orléans, un barbier pose le linge protecteur autour du cou de son client, alors que la radio diffuse la chanson These Foolish Things de Billie Holiday. Des pétales de roses noires se mettent à tomber du plafond, le barbier tranche la gorge du client. Dans sa cellule, le révérend Ismaël finit sa prière devant une icône de la Vierge Marie. 2 policiers viennent le chercher.

Le révérend Ismaël est conduit à l'étage dans la demeure du gouverneur de la Louisiane. Dans le même temps, Jessica Blandy se présente à la porte principale de ladite résidence. Un domestique la conduit jusqu'au gouverneur qui lui dit avoir aimé son dernier livre. Il lui explique la situation : la présence inquiétante dans la région de 2 prêcheurs (Louis et Victoria Charman) appartenant à l'église de Satan. Jessica Blandy se rend compte qu'il y a une autre personne présente dans la pièce : Auberville qu'elle connaît depuis l'affaire de la famille Anderson et l'enlèvement d'Henry Balasco. Elle accepte de monter à l'étage pour se retrouver face au révérend Ismaël (qu'elle a aussi croisé lors de la même affaire) car il a déclaré qu'elle est la seule à pouvoir mettre fin à l'influence pernicieuse des 2 prêcheurs qui semble provoquer une recrudescence de suicides pour la plupart d'une violence extrême. Ismaël l'accueille dans la chambre en la qualifiant de fille d'Éléazar, en lui rappelant qu'il a consacré son union avec Clay Anderson, le fils d'Éléazar. Il lui indique que la voix du Seigneur lui a parlé de sa rédemption et du mal incarné par Victoria et Louis Charman, les deux prêcheurs.

En ouvrant un nouveau tome de la série, le lecteur sait ce qu'il vient chercher : Jessica Blandy enquêtant de manière plus ou moins développée, des criminels qui font peur, des dessins qui montrent des endroits spécifiques et des individus énigmatiques dans leur comportement. Arrivé au neuvième tome, ce n'est pas une évidence pour les auteurs de se renouveler tout en répondant aux attentes implicites du lecteur, en respectant les caractéristiques de la série qu'ils ont eux-mêmes crées. La scène d'ouverture établit que le récit ne se déroule plus sur la côte Ouest, mais en Louisiane, et que les meurtres présentent une caractéristique potentiellement surnaturelle (pour ce qui est de la pluie de pétales de roses noires). Le lecteur sait aussi que cet élément peut être la visualisation de ce que représente l'individu dans sa tête. Jean Dufaux et Renaud n'ont pas perdu la main pour installer une atmosphère inquiétante et malsaine : un individu qui se suicide à l'écart de tous sans raison apparente, un barbier qui égorge un client sans signe annonciateur. Voilà qu'en plus revient un personnage secondaire de Jessica Blandy, tome 3 : Le Diable à l'aube (1988), s'étant montré malveillant à l'encontre de Jessica Blandy et ayant eu une forme d'emprise sur elle. A priori, le lecteur peut trouver ridicule que le scénariste ait recours à des croyances vaudou, et Jessica montre dans le face à face avec le révérend Ismaël que celui-ci a perdu son emprise sur elle. Il n'est pas sûr que l'intrigue tienne la route sur la base d'un vaudou de pacotille.


Dans le même temps, il retrouve la narration visuelle appliquée et substantielle de Renaud. Dès la première page, il a l'impression d'être en train de conduire sur ce pont métallique à la rouille apparente, d'avancer sur route secondaire bordée d'arbres, avec une végétation en cohérence avec cette région. Dans l'échoppe du barbier, le dessinateur représente les éléments attendus (fauteuil, plan de travail) et va plus loin avec les cartes postales au mur et les flacons de produits. En planche 7, le lecteur voit un peu en élévation Jessica Blandy marcher dans l'allée qui mène chez le sénateur, bordée d'arbres sur une belle pelouse, pour un paysage qui donne envie d'y être. Au fil des séquences, il peut s'installer sur une chaise pour participer à une séance dans la grande salle de la maison des Charman, prendre un canot à moteur dans le bayou, déambuler dans un marché couvert, s'installer dans le salon chic de madame Grandville pour une deuxième séance de spiritisme (avec un mobilier et une décoration bien différente de la première), ou encore marcher dans les rues typiques du quartier français de la Nouvelle Orléans.


Renaud continue de détourer les décors et les personnages avec un trait très fin et précis, mais sans impression de fragilité. Ce choix peut parfois donner une impression un peu clinique (les façades des maisons dans Bourbon Street), ou un peu artificielle (l'oreille en gros plan de Jessica Blandy, planche 13). Majoritairement, ce détourage au trait fin produit un effet de précision et de délicatesse, et il est complété par une mise en couleurs de type naturaliste rendant bien compte de la qualité de la lumière. Les différents protagonistes ont une apparence à chaque fois différenciée, sans être exagérée, à la fois par leur morphologie, leur visage, leur coupe de cheveu et leur tenue vestimentaire. Jessica Blandy est plus séduisante que jamais, avec un corps élancé, un maintien droit et un visage expressif, parfois un peu triste. Rien qu'en regardant le révérend Ismaël, le lecteur peut ressentir la force inébranlable de sa foi, l'impossibilité de remettre en cause ses valeurs et ses rites. Aubercombe apparaît froid et efficace, mais aussi capable d'écouter. Albie, un indicateur employé par Aubercombe, donne l'impression de quelqu'un de courageux, mais aussi de peu réfléchi. La surcharge pondérale et la robe de madame Grandville lui donne une apparence de rombière, tout en conservant son naturel, sans en devenir comique. Le lecteur éprouve donc la sensation de regarder de vraies personnes, évoluant dans des endroits réels.

Les talents de dessinateur de Renaud font que le lecteur ressent la souffrance de Raymond Dove due à ses crampes d'estomac. Il ressent la curiosité et la fascination d'Albie qui le conduisent à manger un œuf dans la demeure des Charman. Il comprend comment une personne peut être convaincue par la voix et les paroles de Louis Charman, grâce à son attitude calme et posée. De la même manière, Jean Dufaux évite d'en faire trop et dose ses effets. Il n'abuse pas de la pluie de pétales de roses noires, et il ne sort pas tout l'attirail souvent associé aux pratiques vaudou. Il se tient à l'écart du satanisme (pourtant évoqué dans le titre). Quand il fait référence à une pratique religieuse, c'est juste en passant, sans insister, et le lecteur peut très bien ne pas la relever (comme l'usage du silice pour la mortification, planche 12). Il installe des morceaux de musique en ouverture de plusieurs scènes : à chaque fois un interprète issu de la région ou un morceau en lien, Billie Holiday (1915-1959), Danny Elfman (pour le film Nightbreed 1990), The Jumping Rivers, Sarah Vaughan (1924-1990). L'intrigue fonctionne sur la base d'une enquête sur la nature des prêches et de l'influence de Louis Charman, et l'assistance de sa sœur Victoria. Le lecteur peut très bien s'en tenir là dans son approche de la lecture, en estimant que les gogos se laissent influencer par les Charman du fait de leur crédulité, et que les œufs et les pétales sont effectivement la manifestation de leur esprit enfiévré, qu'ils se sont auto-persuadés du la réalité du boniment du prédicateur.

L'adresse des auteurs résident dans la mise en scène des suicides sans explication rationnelle, et dans l'utilisation du symbole de l'œuf (objet fermé contenant la vie). Au lieu de mettre en scène le folklore spectaculaire associé aux rites vaudou, ils mettent en scène le thème de l'influence pernicieuse, de l'emprise mentale, de l'ascendant d'une personne sur une autre. Mis à part une référence à Marie Laveau (pas très subtile), Dufaux ne fait référence qu'à la vierge noire, et encore que par la présence d'une statuette lors des séances de Louis Charman. Le lecteur qui ne connaît pas le lien avec Erzulie (esprit vaudou) n'y voit qu'une bizarrerie. Il associe alors les comportements étranges uniquement au fait que les protagonistes sont inconsciemment influencés par le comportement de Louis Charman. Sans qu'ils ne s'en rendent compte, ils ont intégré un élément ou un autre de son discours, de son système de croyance, leur inconscient faisant le reste jusqu'à ce qu'ils accomplissent un geste inhabituel, ou qu'ils manifestent des douleurs psychosomatiques insupportables. La force des convictions personnelles de Louis Charman est aussi intense que celle des convictions d'Ismaël, une foi aveugle dans un système de croyance qui par voie de conséquence fait douter les autres de leurs propres certitudes. Le lecteur peut très bien n'ajouter aucune foi au vaudou ou à la religion chrétienne, il finit par être gagné par le malaise de ces individus perturbés dans leur confiance en eux au point que ce conflit psychique ait des répercussions physiques sur leur corps et leur esprit.


Une fois encore, Renaud et Jean Dufaux réussissent à mettre le lecteur mal à l'aise avec des comportements sortant de la norme sociale acceptée, et provoquant la mort de plusieurs personnes. Il s'agit d'enquêter sur l'influence d'un prédicateur et de sa sœur se réclamant de l'église de Satan, normaux en apparence. Évitant les clichés du vaudou, ils mettent en scène la notion d'influence mentale, d'angoisse pour des personnes impressionnables. Cette première partie de l'histoire reste bien dans le registre de la série : sonder des comportements sortant de la norme de la bonne santé mentale.


2 commentaires:

  1. J'aime beaucoup ce paragraphe dans lequel tu décris cette sensation d'immersion dans les scènes que le lecteur peut ressentir. Elle me fait mieux comprendre l'évasion que tu évoquais lors d'une discussion récente.
    Je ne m'attendais pas à une utilisation (même très contenue) du registre fantastique dans cette série. J'ai hâte de lire ce que tu as pensé du second tome.

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  2. Je me souviens que lors de ma lecture initiale, ce tome m'avait physiquement mis mal à l'aise, avec l'emprise psychologique de Louis Charman (dont les effets vont jusqu'à pousser les gens au suicide), l'angoisse diffuse pesant sur les individus, et cette régurgitation d’œuf pourtant dessinée de manière très prosaïque.

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