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jeudi 21 juin 2018

Jessica Blandy, tome 3 : Le Diable à l'aube

Le coup du sourire au fond de la boîte

Ce tome fait suite à La maison du Dr. Zack qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Il est paru pour la première fois en 1988, écrit par Jean Dufaux, dessinés et encrés par Renaud (Renaud Denauw) et mis en couleurs par Béa Monnoyer. Ce tome a été réédité avec les 2 premiers dans format plus petit, dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 1 - Intégrale Jessica Blandy 1.

Dans une petite ville de Floride, il y a un ours en peluche sur l'étagère de la devanture d'un magasin. Alice, une petite fille, en parle le soir à ses parents, en espérant qu'un jour son père (qui est au chômage) puisse lui offrir. Dans l'une des voies d'eau du marécage des Everglades, James Currie, le secrétaire particulier d'Irving Balasco, vient remettre l'argent promis aux frères Anderson (Clay & Boogie Woogie). Mais l'entretien ne se passe pas comme prévu : Clay récupère l'argent et poignarde le plénipotentiaire, puis lui tranche le doigt qui porte une chevalière. Boogie Woogie donne le cadavre à manger aux crocodiles. Pendant ce temps-là, la police vient de retrouver la limousine d'Henry Balasco (le cousin d'Irving Balasco) qui a été enlevé. Plus profond dans les marécages, une très jeune adolescente fait cuire des œufs, au son d'un disque des Doors. Elle les apporte aux 2 prisonniers dans une autre baraque : Hector Balasco (avec une blessure importante au niveau du ventre) et Jessica Blandy.

Sur ces entrefaites, Clay et Boogie Woogie Anderson rentrent de leur mission, et Clay rend compte à son père de ce qu'il a accompli. Clay fait comprendre à son père qu'il compte bien garder Jessica Blandy pour lui, et que son père a intérêt à ne pas y toucher. Puis il part à la recherche de sa sœur Loretta qu'il commence à réprimander pour avoir abîmé un de ses disques. La petite ne se laisse pas faire, le menace avec un couteau, et exige qu'il la laisse tranquille, alors qu'elle se repose à côté de la tombe de leur mère Emma Lyons. À Miami, dans une riche demeure, monsieur Blue se présente devant Irving Balasco. Ce dernier lui explique que sa combine pour faire enlever, puis assassiner son propre cousin se retourne contre lui, car le clan des Anderson le fait chanter, après avoir froidement exécuté son secrétaire James Currie. Il demande à monsieur Blue de mettre de l'ordre dans tout ça et de ne laisser aucun survivant, même la pauvre blonde (Jessica Blandy) qui s'est retrouvée mêlée à tout ça, juste parce qu'elle souhaitait interviewer Henry Balasco, pour écrire un article de journal.


Les 2 premiers tomes de la série ont montré au lecteur son originalité quant au personnage principal. Ce troisième enfonce le clou. La série porte le nom de Jessica Blandy, mais celle-ci ne joue pas le rôle de femme d'action, ni même de femme fatale. Le lecteur habitué à des héros ou héroïnes classiques ne peut qu'être fortement déconcerté par le traitement de Jessica Blandy. Dans ces polars, elle ne résout pas l'enquête, elle ne mène pas l'enquête. Plus surprenant, elle n'est ni le catalyseur des événements ou du dénouement, ni même un deus ex machina qui débloque la situation. Arrivé au troisième tome, le lecteur ne peut pas s'empêcher de s'interroger sur ce personnage singulier, sur cette femme maltraitée. Comme dans les tomes précédents, Dufaux aménage une scène où elle se retrouve nue et en fait un objet du désir masculin. Renaud représente la nudité frontale, mais sans gros plan, ni pose lascive. Si l'effet sur le lecteur mâle est indéniable, les événements et le comportement des personnages justifient cette séquence, et le place en position inconfortable de voyeur impuissant. Par ailleurs, Renaud montre que Jessica soigne sa silhouette, à la fois sur le plan physique, à la fois avec ses tenues vestimentaires, ici un superbe ensemble blanc immaculé, et de la lingerie recherchée. En fait, malgré une relation sexuelle contrainte pour Jessica, le moment le plus chargé en érotisme pervers intervient au bord d'une piscine avec 2 beaux éphèbes dans le plus simple appareil, ce qui sous-entend une relation de nature homosexuelle et vraisemblablement tarifée, ou tout du moins intéressée comme peut l'être un gigolo.

Dans le même temps, Jessica Blandy ne se comporte pas comme une allumeuse. Sa tenue correspond à son activité initiale : accompagner un riche entrepreneur pour bénéficier d'une interview, afin de rédiger un article sur cette famille aux affaires opaques. C'est une autre particularité de ne quasiment rien savoir de Jessica Blandy. Le lecteur reçoit juste la confirmation qu'elle exerce le métier de journaliste et qu'elle a déjà écrit 2 livres. Elle ne semble avoir aucune attache familiale, et les auteurs ne révèlent rien de son passé. En ce qui concerne son caractère, elle se retrouve à nouveau dans une situation horrible, séquestrée à côté d'un blessé, dans des conditions d'hygiène douteuse, aux mains d'individus sociopathes, contrainte à un mariage forcé, et à la nuit de noces qui s'en suit. L'absence de bulles de pensée ou de voix intérieure limite fortement la projection du lecteur dans le personnage. Son visage indique des émotions qui sont le plus souvent en réaction à ce qu'elle voit ou ce qu'elle observe. En termes de caractère, le lecteur retient donc de son visage ses expressions d'indignation. Finalement le caractère de Jessica Blandy apparaît en creux et déstabilise le lecteur. Malgré sa situation (enlevée, séquestrée, mariée de force) et le danger grave et imminent, elle ne se conduit pas en victime et elle ne perd jamais sa capacité d'empathie, ce qui lui confère malgré tout un réel statut d'héroïne.


Comme dans le tome précédent, les auteurs savent s'y prendre pour développer une ambiance malsaine et créer un mal-être existentiel chez le lecteur. Dans un premier temps, il peut sourire en découvrant les stéréotypes utilisés comme les bouseux isolés dans leur coin d'Amérique rurale, faisant régner leur loi, devant le prêtre à l'interprétation très personnelle de la Bible, devant l'opulence de la demeure de l'homme d'affaires illicites, ou encore les conditions de détention rudimentaires de Jessica Blandy et Henry Balasco. Mais les auteurs mettent ces éléments en œuvre, au premier degré, sans aucune ironie. Bientôt, le lecteur ressent l'effet cumulatif de ces différents éléments, pas très originaux pris un par un, mais formant un tableau sombre de l'humanité dans ce qu'elle a de plus misérable et méchante. Quand il découvre la manie malsaine de Boogie Woogie, (lécher les plaies pour en laper le sang), à nouveau la représentation très prosaïque, sans hémoglobine qui coule par litre, transcrit avec force cette manie irrépressible déviante de manière plausible dans tout ce qu'elle a de répugnant. Renaud n'est pas adepte des gros plans gore, ou de l'exagération dramatique, ce qui donne plus de réalisme à cette manie dégénérée. De la même manière, il n'exagère pas l'état de délabrement de la cabane où sont détenus Jessica et Henry. Ce n'est pas une construction très solide, mais elle ne menace pas de s'écrouler au premier coup de vent.

Alors quand le comportement de Clay Anderson monte qu'il est incapable d'éprouver de l'empathie, son discours sur la manière de traiter une femme prend une dimension horrifique sans même qu'il n'ait besoin de le mettre en pratique. Il suffit que Jean Dufaux glisse une allusion discrète à un moment d'égarement du même personnage, pour que le lecteur comprenne par lui-même qu'il s'agit d'un acte de pédophilie, sans que le mot ne soit écrit. L'évocation de la chanteuse disparue Emma Lyons produit un impact sur le lecteur non pas à cause de la maltraitance qui a été son lot, mais par l'évocation d'un passé révolu et disparu. Le malaise naît de son oubli par le monde extérieur, alors même que ses chansons ont parlés à des dizaines de milliers d'auditeurs et les ont émus. Le lecteur ressent l'inéluctabilité du temps provoquant un oubli qui efface tout, jusqu'à l'existence des individus, relativisant les accomplissements de chacun jusqu'à les rendre insignifiants. L'horreur devient psychologique, d'une redoutable efficacité. La fin positive ne parvient aucunement à effacer la sensation de futilité de la vie humaine, la vanité des réussites personnelles.


Du fait du pragmatisme de la narration, l'œil du lecteur a tendance à ne pas prêter attention aux dessins, à regarder avec condescendance ces formes détourées d'un trait fin peu consistant, à n'y voir qu'une représentation un peu superficielle d'une réalité évidente et facile. Pourtant les pages de Renaud sont loin d'être vides. Il s'investit fortement pour donner de la consistance aux personnages, avec un casting qui ne repose pas sur des trognes, mais sur des morphologies différentes, une direction d'acteur naturaliste, avec la limite des expressions faciales pas toujours nuancées. Il s'implique tout autant dans les décors, que ce soit la régularité de leur présence (dans plus de 80% des cases, ce qui est très élevé) ou dans les détails réalistes qui leur donnent des caractéristiques concrètes et différenciées. Le lecteur observe que les milieux naturels sont représentés avec soin, en particulier sur l'exactitude de la végétation, même si la faune n'est pas très présente. Lors des dialogues, il ne se contente pas d'une alternance de têtes en train de parler, mais il travaille à partir d'un véritable plan de prises de vue préétabli.


Ce troisième tome constitue la confirmation des éléments constitutifs de la série, ainsi que la capacité des auteurs à se renouveler, tout en restant dans le même registre. Jessica Blandy reste une énigme, et dans le même temps son caractère se dessine en creux, très étonnant. Le récit reste dans le registre du polar très noir, et les auteurs continuent à employer des conventions d'une Amérique parfois stéréotypée, mais en jouant sur l'effet cumulatif, et une narration prosaïque et premier degré. Il n'y a pas d'enquête à proprement parler, il s'agit plus d'un thriller. Dans le même temps, il y a bien des meurtres et des actes de violence, et la fin fait encore plus ressortir l'amoralité des individus impliqués, ainsi que la manière dont le déroulement de leur vie découle de leur situation à la naissance, et du milieu dans lequel ils ont grandi, avec une bonne dose de fatalisme et de prédétermination sociale et culturelle. 5 étoiles pour un récit à ne pas lire quand on est déprimé. Quelques séquences bénéficient d'un sous-titres (comme : le coup du sourire au fond de la boîte) qui traduise un cynisme désabusé d'une rare dureté.


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