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jeudi 7 juin 2018

La femme d'argile

Jamais, je n'étais allé en arrière auparavant.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est paru en mars 2018. C'est l'œuvre de Vincent Vanoli qui a tout fait, scénario, dessins, lettrage. C'est un auteur de bande dessinée, qui a commencé à publier en 1989 chez L'Association, ayant une trentaine de BD à son actif.

Un homme vit dans les bois ; il n'est qu'une silhouette blanche sans caractéristique, sculptant de petites statuettes aux formes improbables, auxquelles il ajoute des brindilles et qu'il laisse dans la nature. Un jour, alors qu'il mord dans le cou d'une perdrix, il observe un paysage parfaitement symétrique, autour de l'axe d'une cascade. Il passe de l'autre et dans son esprit quelque chose change. Il ne souhaite plus revenir en arrière, et il décide de sortir du bois. Au bout d'un champ, il découvre un monsieur qui semble l'attendre, qui lui tend des vêtements pour couvrir sa nudité, qui le rase et lui coupe les cheveux, en lui indiquant qu'il est prêt pour rejoindre la civilisation. Frédéric se dirige alors vers la ville, en passant au travers d'une casse automobile, où les marginaux qui s'apprêtaient à le détrousser, le laissent passer sans dommage. Arrivé en ville, il devient un anonyme dans la foule et ses pas le guide mécaniquement jusqu'à son pavillon avec jardin. Il a la clé de grille dans ses poches. Il rentre chez lui.

Frédéric pénètre dans la pièce qui lui sert d'atelier de sculpture et il est submergé par les souvenirs ou les sensations que déclenchent en lui ces formes. Il ouvre grand les fenêtres et les volets pour aérer la pièce et dissiper les mauvaises odeurs. Il se tient sur la terrasse et voit le soleil, d'un bleu éclatant, se lever. De l'autre côté de la rue, il est observé par une femme qui fut son modèle. Elle a déjà revêtu sa tenue de serveuse et après avoir accusé le coup du retour de Frédéric, elle se rend à la brasserie pour prendre son service. Après une journée de travail ingrate, elle rentre chez elle. Elle se déshabille et ne se vêtit que d'un châle jeté sur ses épaules. Elle recommence à observer le sculpteur à la dérobée, et elle note ses interrogations et ses angoisses dans un carnet. Elle est, elle aussi, observée à la dérobée par un vieux monsieur qui prévient la police et qui énonce à haute voix ce qu'elle est en train de marquer dans son carnet.


S'il a lu le court résumé accompagnant l'ouvrage sur les sites de vente, le lecteur connait déjà tout de l'intrigue… et pourtant il est complètement pris au dépourvu par la première séquence, avec cet individu qui n'est qu'une silhouette blanche, vivant comme un sauvage dans les bois, et s'adonnant à une forme d'art primitif. Il découvre des dessins réalisés au pastel noir, faisant parfois ressortir le grain du papier, avec une approche mêlant description précise de la flore, et approche naïve pour la silhouette de l'homme, ou pour celle de la perdrix. Il regarde des cases chargées en traits, un horizon fermé par les arbres, une nature touffue, sans être inquiétante ou menaçante. Il voit littéralement le personnage s'incarner sous yeux, une fois qu'il a traversé le ruisseau, un homme nu à la chevelure hirsute, à la barbe négligée. Il avance sans difficulté, sans souffrir de l'absence de chaussure, sans ressentir la fraîcheur. Les cases deviennent plus sombres quand il est sorti du bois même si l'horizon s'est élargi, chaque surface étant chargée du noir déposé par le crayon.

Après cette entrée en matière très déstabilisante, le lecteur découvre ce que lui promet le court texte promotionnel. Il plonge dans une monde très charbonneux, avec des formes à la perspective étrange, distordues parfois pour accentuer les ombres et les angles, évoquant l'expressionnisme allemand et M le Maudit (1931) de Fritz Lang. Les dessins donnent l'impression de décrire une ville de moyenne importance dans une France des années 1930 ou un peu plus, même si la modèle indique qu'elle a pris des jours de RTT et si un figurant utilise un téléphone portable. L'observation des tenues vestimentaires conforte le lecteur dans cette impression d'une histoire se déroulant au milieu du vingtième siècle, malgré ces 2 anachronismes, dans la partie pavillonnaire d'une ville assez importante pour se constituent des foules de badauds qui se croisent sur les trottoirs sans se connaître. La narration visuelle présente une forte personnalité, avec ces bâtiments aux verticales un peu de guingois, ou penchées, les visages un peu anguleux avec des traits de contour parfois un peu hésitants, pas peaufinés.



L'artiste n'utilise donc que des crayons noir pour détourer les formes, et représenter les ombres portées, souvent exagérées, étirées. De manière déconcertante, il utilise avec parcimonie la couleur bleu pour figurer la lumière du soleil, et aussi une forme d'énergie ou de beauté intérieure. La bande dessinée se déroule sur 74 pages dont 30 sont dépourvues de tout texte. Vanoli accorde donc une place significative à une forme de narration uniquement visuelle. Dans ces pages silencieuses, la déformation des décors joue à plein. L'absence de texte incite le lecteur a plus concentrer son attention sur les dessins pour en distinguer et en assimiler les éléments d'informations visuelles. Certaines cases peuvent être construites sur un ou des axes directifs de la composition, aboutissant à un dessin rapidement lu et interprété. À l'opposé, certaines cases peuvent être proches de la technique de collage, avec des éléments visuels disposés les uns à côté des autres, et ne provenant pas de ce qui pourrait être une seule photographie, mais de différentes prises de vue. Le lecteur détecte d'abord la sensation de surcharge cognitive ; puis il détaille un élément après l'autre. Il ressent alors l'état d'esprit dans lequel se trouve le personnage à devoir gérer une surabondance de stimuli. Par exemple c'est ce qui se produit la première fois où Frédéric se retrouve à marcher dans des rues au milieu de la foule. S'il se montre assez curieux et un peu patient, le lecteur découvre des détails inattendus, comme un café restaurant à l'enseigne de Chez Tintin. Le lecteur est également complètement pris par surprise lorsque la couleur bleu s'invite sur la page pour un effet féerique, évoquant le pouvoir de la création artistique et ses effets émotionnels.

Dans un premier temps, le lecteur peut trouver certaines scènes un peu longues (la traversée de la ville quand Frédéric rentre chez lui), voire inutiles (le prologue dans les bois, le mime racontant ce qu'il sait déjà). L'intrigue ne présente pas grand intérêt puisqu'il semble acquis dès le départ que Frédéric a bien commis un meurtre. Le personnage du vieux monsieur formulant à haute voix, les phrases que le modèle est en train d'écrire dans son carnet apparaît comme un dispositif totalement artificiel, sans rien apporter au déroulement de l'histoire. D'un autre côté, le parti pris expressionniste fonctionne parfaitement pour rendre compte du trouble mental de Frédéric, et la scène où il se met à courir dans la ville comme pourchassé par son double blanc fantomatique est un hommage extraordinaire à la fuite d'Hans Beckert dans M le maudit. À plusieurs reprises, le lecteur perçoit qu'un des enjeux du récit est d'ordre psychologique : à commencer par la culpabilité de Frédéric qui s'exprime par sa peur de ses propres statues, mais aussi sa mémoire défaillante, suite à un blocage produit par un traumatisme psychique.



Une fois cette prise de conscience opérée, le lecteur se rend compte qu'il peut aussi envisager plusieurs éléments du récit sous une forme métaphorique. La scène d'ouverture dans les bois peut se voir comme un retour à l'état naturel, mais aussi comme une perte des fonctions supérieures du cerveau, ne laissant plus que les fonctions de survie. L'activité manuelle de pétrir de la boue pour fabriquer des statuettes des formes improbables n'est pas tant automatique, qu'un lien avec une occupation antérieure de sa vie normale. Les statues de son atelier sont autant d'artefacts de sa vie avant le traumatisme, l'incarnation physique de ses souvenirs, de ses accomplissements passés. Avec ces idées en tête, le monsieur âgé à lunettes qui énonce les propos de la modèle prend des allures de stéréotype de psychanalyste dont l'apparence doit beaucoup à Sigmund Freud. Le lecteur peut même imaginer que les créatures difformes sous cloche de verre dans son salon sont les différents troubles psychologiques qu'il a extrait de ses patients pour les neutraliser. Cet individu devient une sorte d'avatar de l'auteur triturant ses personnages, mettant à nu leur psyché.

Une fois envisagé le point de vue psychanalytique du récit, chaque scène prend sens. Lorsque Frédéric assiste à un spectacle de mime avec un autre acteur fournissant les éléments narratifs pour expliquer ce qui est mimé, le lecteur comprend qu'il s'agit de son inconscient qui s'exprime de manière imagée (le mime) alors que sa conscience travaille à interpréter ces signaux. Le lecteur se rend compte que cette scène constitue également un bel hommage à la scène de la pièce Hamlet (1603) de William Shakespeare, quand Claudius est le spectateur d'une pièce de théâtre racontant un meurtre identique à celui qu'il a commis. Même de petits détails prennent sens. Le lecteur avait remarqué que le tapis de la chambre de la modèle porte de curieux motifs : ceux du Yin et du Yang, mais sans le point noir au milieu de la goutte blanche, et le point blanc au milieu de la goutte noire. Il y a là une forme d'incomplétude qui fait miroir à la relation qu'elle entretient avec Frédéric. Elle est incomplète tant qu'il ne la prend pas comme modèle, tant qu'elle ne devient pas forme sculptée, qu'elle ne s'incarne pas dans statue à l'épreuve du temps, tant qu'il ne l'a pas fait s'incarner.


Alors même que s'il renseigné sur cette bande dessinée avant d'en faire l'acquisition, le lecteur a l'impression de découvrir une histoire qu'il connaît déjà de bout en bout, il se rend compte aussi que la narration le déroute au début. Vincent Vanoli a choisi un parti pris marqué pour sa mise en images, celui de l'expressionnisme allemand, et plus particulièrement de Fritz Lang pour son film M le Maudit. Le cumul de certaines remarques finit par lui faire prendre conscience de la nature psychanalytique du récit, donnant du sens à de nombreuses bizarreries narratives. Il referme la bande dessinée encore sous le coup de la passion égocentrique éprouvée par la femme désirant parachever son rôle de modèle et d'amante, et par l'impression tenace que le sculpteur est autant un meurtrier, qu'une victime d'un système créatif qui lui a dicté son comportement dans une large mesure.

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