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vendredi 22 juin 2018

Requiem - Tome 06: Hellfire Club

L'enfer dystopien est fondé sur le profit et la libre entreprise.

Ce tome fait suite à Dragon Blitz qu'il faut avoir lu avant. Il est initialement paru en 2005, publié par les éditions Nickel (il a bénéficié d'une réédition en 2017 par Glénat). Le scénario est de Pat Mills. Olivier Ledroit a réalisé les dessins et la mise en couleurs. Le tome se termine avec 4 pages d'étude graphique sur des personnages féminins, et un bestiaire passant en revue les schizoïdes et les Hells Angels.

En 1242, sur le lac Peipus, se tient la bataille des glaces. Elle oppose l'armée des chevaliers teutons menée par Heinrich Barbarossa, et une armée russe, menée par Nevski. Les chevaliers teutons s'élancent à l'assaut de l'infanterie russe, au nom de la croix, du saint père le pape, et de Jésus. L'assaut est dévastateur, et Barbarossa utilise ensuite son marteau de guerre pour en finir rapidement. L'effet produit n'est pas l'effet escompté et les russes reprennent le dessus. Au temps présent, sur Résurrection, Heinrich Augsburg (Requiem, un vampire) est en train de s'accoupler avec Rebcca (une lémure), dans ses appartements privés, dans son cercueil de repos. Mais dans le même temps, l'esprit de Thurim essaye de supplanter celui d'Augsburg. Il l'incite à céder à sa soif de sang et à mordre Rébecca.

Les ébats de Requiem et Rébecca sont interrompus par l'irruption d'un détachement de 4 policiers, mené par l'inspecteur Kurse. Juste avant qu'il pénètre dans le bâtiment qui abrite les appartements de Requiem, la foudre s'abat sur lui, mais il en ressort indemne. Une fois dans les appartements, Kurse devient la proie des quolibets du dictionnaire du diable (un animal familier). Il ordonne que Rébecca soit emmenée au couvent des sœurs du sang, où elle sera préparée pour devenir une fiancée de Dracula. La scène de son départ, dans une calèche noire, est observée par Otto von Todt, perché sur une corniche du bâtiment. Kurse fait monter Requiem dans une autre calèche et l'emmène au Palais d'Injustice, au cœur de la ville de Nécropolis. Alors qu'ils traversent la ville, Requiem voit les cieux s'obscurcirent, symptôme d'une attaque imminente des locustes, la première plaie. Une fois dans le Palais d'Injustice, Kurse laisse Requiem entravé tout seul, devant un autel macabre avec une croix renversée faite de crânes. Il est alors pris en charge par Black Sabbath, chef de la police secrète de Nécropolis et président de la banque du sang.



Arrivé à ce stade de la série, il est possible que le lecteur revienne plus pour le dessinateur que pour l'histoire proprement dite. Il se souvient qu'elle se déroule sur une étrange planète où des âmes post-mortem doivent expier leur mauvais karma, tout en continuant à se faire du mal sous la forme de créatures surnaturelles érigées en caste, avec une rébellion qui couve, un trafic de drogues, une race de seigneurs (les saigneurs que sont les vampires), des races opprimées, et des batailles dantesques. Le lecteur a conscience que le scénariste établit progressivement la structure d'un récit de grande ampleur, mais il n'en perçoit encore que des morceaux épars. Au contraire, les dessins constituent une récompense immédiate, un spectacle démesuré sans cesse renouvelé. Ce ressenti se reproduit à l'identique avec ce sixième tome. Le lecteur note effectivement qu'il ne s'ouvre pas avec une séquence en fin de seconde guerre mettant en scène Augsburg & Rébecca, mais à une autre époque. Olivier Ledroit est impérial comme à son habitude. Dès la première case, le lecteur dispose d'un point de vue lui permettant d'apprécier la profondeur de champ, ainsi que l'effectif des armées en place. Chaque cavalier et fantassin tient sa lance à la verticale, donnant l'impression d'une véritable forêt, très dense.

En fonction de la nature des séquences l'artiste utilise des cadrages rapprochés ou éloignés. Il a recours à ces derniers pour donner la vision de l'ampleur de l'engagement militaire entre ces 2 armées. Le lecteur peut littéralement dénombrer les soldats par dizaines, et pour chacun regarder le harnachement de leur cheval, les détails de son uniforme, la manière dont il tient son arme. Il est aux premières loges pour voir l'impact entre le front des 2 armées. Quelques pages plus loin, Requiem est à bord d'une barque qui l'emmène dans l'antre de Black Sabbath. Là aussi, Ledroit utilise une case de la largeur des 2 pages en vis-à-vis pour montrer les piliers de soutènement des arches qui forment la voûte, l'étendue de l'eau, noire dans les ténèbres, aux couleurs enflammées à la lueur des torches, les constructions souterraines vers lesquelles le passeur dirige sa barque. Le lecteur a le souffle coupé en découvrant le gigantisme de la cour intérieure du couvent des sœurs de sang et les canaux de sang qui la traversent, ou encore la nuée de dragons caparaçonnés de rouge qui attend la flotte de Dracula à la frontière de la Dystopie. Non seulement, l'artiste ne sacrifie rien au niveau de détails, mais en plus il fait profiter le lecteur d'un point de vue avantageux, lui permettant d'admirer le spectacle et d'avoir une vue d'ensemble du paysage, en pouvant se rendre compte de son étendue et de ses reliefs.



Olivier Ledroit réalise des vues tout aussi mirifiques pour les plans rapprochés. Comme à son habitude, il se montre obsessionnel dans le niveau de détails, offrant au lecteur des images d'une opulente richesse. Cela commence dès la première page (dès la couverture en fait), avec les plumes ornant le casque des chevaliers teutons : il n'en manque pas une et elles ont toute une forme légèrement différente. Lors du fracas du choc des 2 armées, le lecteur se retrouve au milieu d'un fouillis de lances enchevêtrées, avec le temps d'observer chaque fer de lance, chaque harnachement de cheval. Pour accéder au lieu secret de la réunion des conspirateurs présidée par Aiwass, Requiem passe par une porte qui dispose d'un fronton avec une inscription, qui est flanquée de 2 statues de chaque côté, avec en outre des motifs ornementaux sculptés : chaque élément est représenté avec soin dans le détail. Dans une séquence ultérieure, le lecteur assiste à l'affairement de la nuée de locustes sur les pauvres individus restés dans les rues. Le lecteur se retrouve à nouveau au milieu de l'attaque, pouvant regarder les immondes bestioles droit dans leurs yeux, avoir l'impression de pouvoir toucher leur chair boursouflée, voir leurs ailes diaphanes, compter leurs dents acérées, observer les chairs déchiquetées par ces dentitions. Olivier Ledroit est un artiste qui donne à voir sans compter, qui offre au lecteur un spectacle total, un monde où il peut se projeter, toucher chaque élément, avoir la sensation que s'il le souhaite, il pourrait s'y déplacer et découvrir ce qui se trouve au-delà de la bordure de la case ou de la page.

Le lecteur retrouve également avec plaisir les différents personnages, le beau et intouchable Heinrich Augsburg, le marmoréen Black Sabbath, l'impérial Dracula, et il découvre de nouveaux personnages. L'apparence de l'inspecteur Kurse le rend immédiatement antipathique, du fait de son hygiène douteuse, tout en provoquant une forme de pitié involontaire du fait du manque de chance qui lui a donné une telle apparence. Lors de la réunion des comploteurs, le lecteur se retrouve nez à nez avec un personnage ayant l'apparence d'un mandrill que l'artiste arrive à rendre terrifiant dans son animalité, sans céder à la facilité de lui donner des caractéristiques anthropomorphes. De la même manière, il n'est pas près d'oublier les caractéristiques physiques de l'ambassadeur de dystopie. L'exubérance de l'apparence de ces personnages est cohérente, à la fois avec l'apparence des autres personnages, avec les créatures surnaturelles, mais aussi avec la démesure des environnements, et la nature même de Résurrection, une dimension des esprits à caractère métaphorique.



Le lecteur peut parfois avoir l'impression de friser l'indigestion graphique du fait de la densité d'informations au centimètre carré, Olivier Ledroit étant le pourfendeur sans relâche du moindre centimètre inutilisé sur une page. Si la nature a horreur du vide, lui l'occupe. Mais le lecteur peut aussi faire le choix de se restreindre à une lecture plus rapide, sans consacrer de temps aux détails (ce serait dommage, une hérésie même) pour progresser plus rapidement dans l'intrigue. Même dans ce mode de lecture, il tombe régulièrement en arrêt dans son avancée, devant des images saisissantes de beauté, d'étrangeté, de cruauté. Il ne peut pas faire autrement que de rester bouche bée devant cette image des chevaliers teutons descendant dans l'eau glacée, entraînés vers le fond par le poids de leur armure. Il esquisse un mouvement de recul lors de l'accouplement entre Rébecca et Requiem, quand ce dernier n'arrive pas à refréner sa soif de sang. Il s'inquiète en voyant le ciel couleur sang s'assombrir au-dessus Nécropolis, à l'idée de l'orage qui s'annonce, et il vérifie même l'état du plafond au-dessus de lui en songeant à l'arrivée de la nuée de locustes. Il sent l'air autour de lui crépiter d'énergie quand Requiem s'empare du marteau de Thurim. Il réprime une moue de dégoût en voyant des soldats zombies de la première et de la seconde guerre mondiale s'avancer vers lui. Il ressent une douleur cervicale quand il contemple l'architecture gothique du couvent des sœurs de sang, comme s'il devait lever la tête pour distinguer le sommet des tours. Ces pages offrent un spectacle total, des plus petits détails, aux paysages les plus grandioses, en passant par des moments d'une rare intensité.

Ayant complètement abdiqué tout esprit critique sous l'emprise du charme des dessins d'Olivier Ledroit, le lecteur peut même en oublier de suivre l'intrigue. Bien sûr, de temps à autre, il a vaguement conscience que la démesure des situations représentées participe à une histoire et qu'il a bien fallu un scénariste pour concevoir une trame qui comprenne ces moments, qui les lie, et une solide capacité à penser sa narration de manière visuelle, pour que l'artiste puisse laisser son talent s'exprimer. Le lecteur repense à cette vision onirique et macabre des chevaliers teutons entraînés au fond de l'eau par le poids de leur armure. Il se dit, après coup, que l'apparence d'Aiwass sous la forme d'un mandrill fait sens dans le cadre du récit, ou encore que l'approche de la flotte de Dracula de la frontière de la Dystopie, avec les dragons harnachés attendant était bien amenée. Il sourit également en repensant aux différents gags incorporés dans la narration parfois gras, parfois beaucoup plus fins. Le fait que l'inspecteur Kurse (au physique déjà ingrat) attire sur les catastrophes relève d'un humour assez massif, dénué de finesse. Il en va de même pour les caractéristiques de l'arme appelée Papacanon. Lorsque Requiem entend toquer à la porte de sa cellule, il s'interroge sur ce dont il s'agit : une armure enchantée ? Le relevé du compteur de sang ? Un représentant en cercueils ? Le scénariste tourne en dérision ce (faux) moment de suspense se moquant lui-même du deus ex machina qu'il va employer, et qui n'en est finalement pas un. Pat Mills utilise d'autres formes d'humour plus sophistiquées. Lors de l'arrivée de Kurse chez Requiem, le familier de ce dernier reconnaît son ancien maître et commence à dérouler une biographie de manière peu flatteuse. C'est un détournement habile du Dictionnaire du diable (1881-1906) d'Ambrose Bierce.



En fonction des séquences, l'humour peut être noir, ou grinçant en relevant en même temps de la satire sociale ou politique. Olivier Ledroit n'a pas gâté, non plus, l'ambassadeur de Dystopie, avec son apparence. Par contre, le scénariste lui a ciselé des dialogues frappé du coin de la double pensée, avec un cynisme assumé aussi réjouissant qu'écœurant. Dracula s'est rendu en Dystopie pour faire commerce, et acheter leur stock d'opium noir, une drogue. L'ambassadeur commence par dénoncer les méfaits de la drogue, et rappeler la position de son gouvernement contre l'usage de tout produit psychotrope. Il enchaîne la phrase d'après pour expliquer, que puisque de toute façon ce commerce existe, autant que ce soit la Dystopie qui en tire les bénéfices. Le lecteur peut prendre cette contradiction au pied de la lettre et penser à quelques pays producteurs de drogue, appliquant le même système de double pensée. Il peut aussi substituer la vente d'armes à celles de drogue, et élargir d'autant le nombre de gouvernements hypocrites qui mettent en œuvre une telle politique. L'ambassadeur aggrave encore son cas, en proposant de lui-même de fournir des esclaves en plus.

Le lecteur se rend compte que Pat Mills met en œuvre sa conscience politique à d'autres reprises en évoquant également la culture de classe dominante (celle des vampires), en opposant le libéralisme philosophique au libéralisme économique, ou en montrant une armée de soldats sous forme de zombies (une métaphore de l'obéissance sans condition). Ces développements nourrissent l'intrigue et s'y insèrent naturellement. Le lecteur voit l'histoire globale progresser doucement du fait du nombre de personnages et d'enjeux. Dans les premiers tomes, les auteurs ont fait découvrir au lecteur les différentes races existant sur Résurrection, lui ont présenté les différentes factions, les différents personnages, le complot, les règles de ce monde. Le scénariste a mis en place un enjeu simple (renverser Dracula pour mettre un autre pouvoir en place) permettant au lecteur de s'y retrouver, ainsi qu'une histoire d'amour conflictuel (Rebecca & Requiem), et un passé historique (Thurim). Il réussit à continuer à développer et à nouer ces différents fils narratifs, sans donner l'impression d'en oublier, ni de s'éparpiller. Le lecteur peut éventuellement regretter que tel ou tel personnage n'ait pas le droit de cité dans ce tome (vivement le retour de Sabre Erectica), mais il n'éprouve pas l'impression d'une fuite en avant faute de plan d'ensemble.


Ce sixième tome continue d'enchanter le lecteur avec des visuels d'une beauté à couper le souffle, d'une consistance inouïe, d'une richesse dispendieuse. Il emmène le lecteur dans un monde gothique d'une grande noirceur, dans une rébellion au profit d'un autre groupe de pouvoir, tout en restant aux dépens des plus faibles. Il fait progresser une intrigue facile à suivre, enrichie par de nombreux thèmes.



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