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samedi 30 juin 2018

Jessica Blandy, tome 4 : Nuits couleur blues

La faute de la mère

Ce tome fait suite à Le diable à l'aube (réédité dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 1) auquel il est fait allusion au début du récit. Ce tome 4 est initialement paru en 1988, écrit par Jean Dufaux, dessiné et encré par Renaud (Renaud Denauw) qui a également réalisé la mise en couleurs. Ce tome a été réédité avec les 2 suivants dans format plus petit, dans Jessica Blandy, L'intégrale - Volume 2.

Dans une rue de San Francisco, un clochard est en train d'écluser une bouteille, assis appuyé contre un mur, à côté de 3 gros sacs poubelle. Il vient de finir sa bouteille en espérant en trouver une autre pour le lendemain, quand il se rend compte que l'eau dans le caniveau est chargée en sang. Il provient d'un cadavre de femme tout frais, juste à côté. L'assassin regarde son œuvre en prenant une lampée dans sa flasque. Le lendemain, l'inspecteur Robby interroge le Rital, un de ses indics, sur un banc, sur une jetée, au sujet de Louisa, la femme assassinée qui travaillait pour la police. Comme à son habitude, Robby violente son interlocuteur qui sait juste qu'elle fréquentait le bar de Maxie. La copine qui héberge Jessica Blandy a fait entrer Gus Bomby (un détective privé) et lui montre Jessica en train de dormir, nue sur le canapé, en train de cuver. Ils regardent tous les deux Jessica en train de s'éveiller difficilement ; elle leur demande à quoi ils jouent. Gus va préparer du café, et une fois Jessica prête, ils sortent tous les 3 se promener sur la plage.

Chez Maxie, Stan (Stanley Oskin) est en train de s'en mettre quelques-uns derrière la cravate. Le barman lui passe un coup de fil, un proche qui lui demande de l'aide. Il indique qu'il arrive de suite. Il emprunte la voiture du barman et se rend fans un appartement de haut standing. Il y trouve un cadavre de jeune femme dans la baignoire de la salle de bain. Il se met au travail pour empaqueter le cadavre afin de l'emmener, et pour nettoyer la baignoire et effacer toutes les traces. Jessica et ses deux amis sont sortis pour aller déjeuner en terrasse dans un restaurant. L'inspecteur Robby se rend au bar de Maxie pour lui poser quelques questions sur Louisa, au cas où… Le soir, Stan se remémore une anecdote de la vie de Charlie Parker (1920-1955, saxophoniste alto de jazz américain), surnommé Bird, l'un des créateurs du style Bebop. Un soir, Parker a froid, il se déshabille dans sa chambre d'hôtel et il finit par mettre le feu aux rideaux pour se réchauffer, pour être retrouvé nu dans le hall de l'hôtel, hurlant comme un possédé, un démon échappé des flammes.


S'il a lu les 3 premiers tomes, le lecteur sait qu'il peut s'attendre à une plongée dans des comportements déviants assez glauques, dans le cadre d'une enquête de type policière, avec un rôle assez décalé pour Jessica Blandy qu'il n'est pas possible de qualifier d'héroïne. Effectivement, Renaud et Jean Dufaux commencent par une page dédiée à un clodo en train de s'imbiber, suivi par un caniveau charriant du sang. L'artiste continue de détourer les formes avec un trait très fin, avec une utilisation très rare des aplats de noir pour les ombres portées. Le lecteur observe des dessins descriptifs qui donnent une impression bizarre, d'un degré de simplification pas facile à cerner, comme s'il manquait un petit quelque chose. Au fil des séquences, il apparaît que ce degré de simplification, cette forme déconcertante d'artificialité peut provenir d'un manque de texture des différents éléments représentés. Les tissus semblent être tous les mêmes, de couleurs et de motifs différents, mais de texture identique. Il retrouve cette impression lorsque l'inspecteur Robby oblige un indicateur à plonger sa main dans un panier de crabes vivants. Les dessins des crabes sont minutieux et anatomiquement exacts, mais l'impression tactile n'y est pas.

Malgré cette sensation fugace et intermittente de dessins un peu appliqués, le lecteur s'immerge facilement dans le récit, car la mise en scène et le découpage sont impeccables. La deuxième page est impressionnante avec l'utilisation de cases de la largeur de la page très fine, avec des informations visuelles sur toute leur largeur. Renaud n'abuse de ce type de cases, mais les utilise à bon escient, soit pour focaliser l'attention du lecteur sur un élément (le sang en train de se mêler à l'eau du caniveau, progressant de droite à gauche), une ouverture du panorama (quand Stan Oskin et Jessica Blandy prennent la voiture pour longer la côte de l'océan pacifique). Le travail de concertation entre dessinateur et scénariste apparaît régulièrement, lors des pages muettes pour des prises de vue d'une grande rigueur (peu nombreuses dans ce tome), et se remarque par la clarté de la narration, comme si l'histoire était racontée par un unique créateur. Le niveau de détails élevé permet d'inscrire le récit dans une réalité concrète, avec des éléments du quotidien banals, aisément reconnaissables. Le lecteur aimerait bien pouvoir s’asseoir sur l'un des bancs de la jetée (mais pas à côté de Robby et de son indicateur), même si le temps est couvert. Il n'éprouve pas de gêne particulière à regarder Jessica nue en train de dormir, en même temps que son amie et Gus. Il s'installerait bien à la même terrasse que Jessica et se amis pour déjeuner. Il passerait bien quelques jours dans l'appartement somptueux et élégant de Stanley Oskin. S'il aime le jazz un peu suintant, nul doute qu'il fréquenterait la boîte de jazz où se produit Oskin et le pianiste.


L'attention aux détails confère également une forte plausibilité aux 3 scènes évoquant la vie de Charlie Parker. Renaud réalise une reconstitution historique convaincante, sans être pléthorique. Il sait montrer l'attitude sortant de l'ordinaire de ce jazzman, tout en restant assez éloigné du personnage pour qu'il reste un mystère pour le lecteur, que ses pensées lui soient inaccessibles. Il s'agit de 3 passages dans lesquels Jean Dufaux développe le thème sous-jacent de la série, celui de la folie, des comportements déviants, dans le sens où ils sortent de la norme sociale admise. N'ayant pas accès aux pensées de Charlie Parker, le lecteur ne peut que constater l'anormalité du comportement (mettre le feu aux rideaux de sa chambre, se faire sucer sur le quai du métro, manger de façon écœurante et morbide), en ne pouvant que supputer sur le chemin de pensées qui a conduit à ces actes. L'artiste sait les rendre crédibles en développant la normalité de l'environnement des accessoires, en se focalisant sur un détail (la passivité de Charlie Parker, sa braguette, les aliments dans sa bouche quand il mastique) qui devient monstrueux dans le contexte de la scène. Ces éléments visuels en deviennent plus dérangeants que les actes de violence qui sont dépeints d'une manière très froide, sans jouer sur le caractère spectaculaire ou gore.

Les auteurs font ressortir un accessoire ou une attitude ordinaires dans tout ce qu'ils peuvent avoir de connoté. Le lecteur se surprend à avoir des haut-le-cœur en voyant un hamburger entamé et laissé en l'état, en regardant Jessica Blandy remarquer un coupe-chou, ou encore à découvrir que Jessica nue est réveillée une deuxième fois par un autre étranger. Bien sûr, la folie devient encore plus angoissante quand elle s'exprime à l'occasion d'un acte de violence (donner un doigt coupé, à manger à ses poissons) ou d'un meurtre. Mais elle n'en est pas moins dérangeante quand elle affleure dans des actes inattendus sans présenter de danger, sans qu'ils ne relèvent d'une conduite à risque. Les auteurs brouillent avec habileté la frontière entre les actes machinaux du quotidien, et les comportements déviants, d'autant qu'ils ne sont pas toujours faciles à qualifier ainsi du fait d'une tolérance floue, introduisant une incertitude sur l'état d'esprit de tel ou tel personnage. Il n'est pas normal que l'inspecteur Robby parle de lui à la troisième personne du singulier, mais est-ce grave ? Cela n'a pas l'air de l'empêcher de fonctionner ; c'est plus un mécanisme psychique pour pouvoir accomplir les tâches de son métier.


Dans un monde parfait, il n'y aurait pas d'individus contraints de passer la nuit à dormir dehors, contraint de s'abrutir dans l'alcool pour supporter leur déchéance et les conditions d'une telle nuit. D'un point de vue relationnel stable et sain, Jessica Blandy ne devrait pas rechercher une relation sexuelle dans les toilettes (sales) d'un bar. D'un autre côté, le lecteur n'en sait pas plus sur la santé mentale de la personne à la rue. Par contre, les auteurs lui rappellent que les traumatismes subis par Jessica dans le tome précédent, n'ont pas disparu d'un coup de baguette magique, qu'ils ont des conséquences. Ainsi, elle ne peut pas oublier le sort de Loretta Anderson. Son comportement résulte d'une forme d'extériorisation de ce traumatisme qu'elle n'a pas surmonté, sans parler de son mariage dans des conditions sordides. Dans le même temps, elle continue d'être une énigme. C'est une belle femme désirable, dénuée de pudeur mais pas de morale, à la recherche d'une relation émotionnelle de type amoureuse, mais ni naïve, ni prête à tout. Elle participe plus à la résolution de l'enquête que dans le tome précédent, se montrant perspicace et prenant une initiative.


Ce quatrième tome confirme la capacité des auteurs à mettre en scène la folie ordinaire, dans le cadre d'une enquête aussi sordide que banale, d'autant plus terrifiante. Renaud continue de réaliser des pages descriptives soignées et détaillées, et Jean Dufaux met en scène des personnages plausibles, pas plus fous que son lecteur, mais irrémédiablement abimés par la vie.


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