La tête dans les étoiles
Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il est paru pour la première en 1996, écrit, dessiné, et encré par André Taymans, avec une mise en couleurs réalisée par Bruno Wesel. Il a fait l'objet d'une réédition en 2017 dans Caroline Baldwin Intégrale T1: Volumes 1 à 4, édition respectant le format initial. Cette histoire avait l'objet d'une prépublication dans le mensuel (À suivre).
Quelque part aux États-Unis, dans une région sauvage, un homme contemple la pleine Lune depuis la terrasse de sa belle demeure. Dans son salon, sa valise et un sac de voyages sont prêts, à côté de sa tenue d'astronaute posée sur un mannequin. Un klaxon retentit, c'est Charlie au volant de son taxi qui est venu le chercher. Frank White, ex-astronaute, lui demande de le conduire à l'aéroport international. Alors que le taxi s'arrête pour faire le plein, White appelle sa secrétaire Susan pour lui expliquer qu'il s'en va. Il prend ensuite un jus d'orange, deux œufs sur le plat et une saucisse avec du bacon. Susan relaie l'information de son départ, au PDG de Krystal Corporation qui emploie Frank White. Le PDG charge Sullivan et un autre collaborateur de retrouver White pour le jeudi suivant, car il doit absolument être présent pour la signature d'un gros contrat avec des représentants d'une entreprise japonaise. Sullivan appelle sa secrétaire Nancy pour contacter l'agence Wilson Investigation, afin qu'elle leur envoie un détective privé. Il envoie également un homme de main s'introduire dans la villa de Frank White pour vérifier qu'il a bien disparu.
L'après-midi, Caroline Baldwin se retrouve dans le bureau du PDG pour écouter Sullivan lui expliquer l'affaire et ce qui est attendu d'elle. Pendant ce temps, Frank White poursuit son voyage. Son avion a atterri à l'aéroport de Venise. Il prend un bateau-taxi jusqu'à la cité lacustre. À trois heures du matin, Caroline Baldwin est réveillée dans son sommeil par un appel de Sullivan qui souhaite savoir si elle a avancé. Elle l'envoie paître. Elle a en fait obtenu un rendez-vous avec l'un des psychologues de la NASA, Harrison Smith. Elle se rend au rendez-vous le lendemain, dans les locaux de la NASA pour s'entretenir avec lui. Il lui explique que les astronautes sont sujets à des comportements aberrants ou asociaux à leur retour de mission, du fait de la pression psychologique et physique à laquelle ils ont été soumis. Les crises peuvent se déclencher au retour ou des années après. Elles s'accompagnent souvent d'une phase plus ou moins longue de dépression.
Dans l'édition intégrale qui regroupe les 4 premiers tomes de la série, Anne Matheys revient sur la genèse de cet album, en expliquant qu'à l'origine il devait s'agit d'une histoire complète en 1 tome, consacrée au cosmonaute. Mais les demandes de l'éditeur ont été pour Taymans de développer une héroïne récurrente. Il a donc choisi de donner plus d'importance à l'enquêtrice prévue dans son projet initial, et de consacrer plus de pages à sa vie personnelle, le conduisant à opter pour un format de 62 pages de bandes dessinées. Dès la première page, le lecteur est épaté par la qualité de l'immersion grâce à des décors très soignés et très fouillés. Dans un premier temps, André Taymans donne l'impression de s'inscrire dans la bande dessinée de type ligne claire, avec des traits de contour très propres sur eux et réguliers, des couleurs apposées en aplats et peu d'ombres. Mais en fait, le lecteur constate rapidement que le coloriste utilise bien des dégradés discrets de couleurs et que le dessinateur utilise des petits traits à l'intérieur des contours pour donner plus de relief aux surfaces, en particulier les plis des vêtements.
De prime abord les pages dégagent donc une impression de lecture facile, avec des dessins descriptifs représentant les éléments de manière simplifiée, mais aussi d'une très forte densité d'informations visuelles. Tout du long de ce premier tome, André Taymans se montre un chef décorateur de haut niveau, doublé d'un metteur en scène qui fait en sorte que les prises de vue permettent d'observer les décors. Dès la première page le lecteur admire la baie vitrée du salon de Frank White, les canapés, la cheminée… Par la suite, il peut laisser son regard se promener dans de nombreux intérieurs : le bureau spacieux et luxueux (2 canapés) du PDG de Krystal Corporation, le bureau tout aussi luxueux de Sullivan (mais aménagé dans un autre style), l'intérieur de la villa de White à 2 autres reprises (pour visiter aussi d'autres pièces et mettre en valeur son architecture intérieure), la décoration du restaurant de l'hôtel vénitien dans lequel est descendu White, l'aménagement du bar du Cochon Dingue, la chambre d'hôtel de Frank White. C'est à chaque fois une approche méticuleuse dans la description et très propre sur elle, rendant chaque lieu unique et accueillant.
Dès la page 2, le lecteur peut apprécier que l'auteur ne ménage pas non plus sa peine pour lui donner à voir les environnements lors des prises de vue en extérieur. Alors que White est installé sur la banquette arrière du taxi, le lecteur peut voir le paysage défiler, et il reconnaît bien ces bords de route américain sans beaucoup de caractère. Par la suite, il peut admirer l'architecture de la villa de Frank White vue de l'extérieur, puis celle de Caroline Baldwin, également vue de l'extérieur et elle donne l'impression que le travail de détective privé paye bien. La façade du bar Cochon Dingue fait vraiment miteuse par comparaison, un établissement coincé dans un quartier délaissé d'une grande ville nord-américaine. L'artiste fait en sorte que le lecteur puisse suivre les différentes étapes du périple de Frank White à Venise, et c'est un voyage touristique réjouissant. Il y a donc l'arrivée à l'aéroport, avec le dernier trajet en bateau-taxi. Le lecteur peut ensuite admirer les eaux de la lagune. Puis Frank White s'offre un tour de gondole de nuit, le lecteur pouvant détailler les différentes façades entre lesquelles il passe. Il a ensuite rendez-vous avec Sofia Segatti à la terrasse d'un café, en bordure d'un canal. Le lecteur aimerait bien pouvoir prendre un petit rafraîchissement attablé sur cette terrasse. Lorsque Caroline Baldwin arrive à son tour à Venise, elle se rend à son hôtel à pied, et le lecteur peut donc déambuler avec elle dans les ruelles piétonnes, regarder les placettes et les petites terrasses, les façades des maisons, les fleurs sur les rebords des fenêtres, les rambardes en fer forgé, les persiennes fermées, le linge qui sèche, etc. S'il est attentif, il voit également passer l'enseigne d'une pizzeria qui constitue un clin d'œil : Pizzeria Salma, du nom de Sergio Salma, scénariste de bande dessinée, par exemple Animal Lecteur. Le lecteur peut aussi apprécier la référence à la chanson Moon river dans une version interprétée par Louis Armstrong.
Dans cette histoire, le lecteur voit évoluer des personnages adultes, avec des âges différents, Caroline Baldwin n'ayant peut-être pas 30 ans, alors que Frank White a dépassé la cinquantaine. Le lecteur s'attache facilement à Frank White, monsieur portant en toute circonstance un costard avec une cravate, gentil et posé, déterminé et parfois un peu bizarre, en particulier à emmener son casque d'astronaute dans des endroits inattendus, comme une sorte d'objet fétiche. L'autre personnage principal est bien sûr Caroline Baldwin, la série porte quand même son nom. Il s'agit d'une jeune femme longiligne, qui n'est pas blonde et qui porte les cheveux courts. À l'époque de la parution initiale, cela la marquait comme un individu à part entière, par contraste avec un personnage féminin véhiculant les fantasmes masculins, ou comme une poupée bien sage et intouchable. Il faut attendre la huitième page pour en avoir un premier aperçu alors qu'elle prend connaissance de sa mission dans le bureau du PDG. Elle est vêtue d'une jupe courte et d'un tailleur. Le lecteur la retrouve ensuite nue dans son lit. André Taymans la représente encore dans le plus simple appareil à 2 autres occasions, lors d'une partie de jambe en l'air avec un amant. Il est indéniable qu'il s'agit d'un petit moment de voyeurisme agréable pour le lecteur mâle hétérosexuel, mais d'un autre côté ces moments servent aussi à construire le personnage.
André Taymans bâtit son personnage principal par petites touches. Cela commence par le fait que Caroline Baldwin ne semble pas du tout impressionnée par le PDG ou par Sullivan. Elle dispose de l'aplomb et de l'assurance nécessaire pour ne pas se laisser submerger par la pression qu'ils essayent de lui mettre. Par la suite, elle se débrouille bien lors des conflits physiques, tenant la dragée haute à ses opposants masculins, pas toujours très futés, et trop confiants en leur force physique. Le lecteur en apprend plus sur elle quand elle se décrit en 2 phrases à Henry, son amant d'une nuit, à qui elle a fait des avances dans le bar du Cochon Dingue. Enfin, le lecteur peut la voir progresser à sa manière dans son enquête pour retrouver l'astronaute disparu. Elle fait preuve d'une belle perspicacité et d'une réelle débrouillardise, sans pour autant que le lecteur ne doive investir trop de suspension consentie d'incrédulité. Au fil des séquences, il prend également conscience que le récit flirte avec le polar, l'intrigue reposant sur le traumatisme engendré par le fait d'avoir pu marcher sur la Lune et voyager dans l'espace. De son côté, Caroline Baldwin laisse entrevoir également une personnalité marquée par une fêlure. Par contre, dans ce premier récit, l'auteur n'a pas l'occasion de développer la dimension ethnique du personnage, née d'un père américain et d'une mère huronne.
Cette première aventure de Caroline Baldwin se laisse lire toute seule, avec une immersion d'une qualité remarquable à la fois dans des villas luxueuses, et dans une visite touristique de Venise. Le récit ne souffre pas de sa genèse (une histoire complète transformée en première tome d'une série à suivre), et propose une enquête policière menée avec pragmatisme, sans violence exagérée, mais avec une fibre noire sous-jacente bien présente.
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