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mercredi 15 mai 2019

Jessica Blandy, Tome 8 : Sans regrets, sans remords…

Le bon vin fait du bon sang.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 7 : Répondez, mourant... (1992) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Il est initialement paru en 1992, écrit par Jean Dufaux, dessinés et mis en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Ce tome a été réédité dans un format plus petit, dans Magnum Jessica Blandy intégrale T3.

Quelque part sur la côte Ouest des États-Unis, un homme est en train de s'offrir un plat de pâtes roboratif dans un restaurant déserté, juste en présence du cuisinier, dans un restaurant immense sans autre client. Emmanuel Scolla arrive avec 2 hommes de main. Scolla indique à Ricardo qu'il a appris qu'il ne voterait pas pour lui. Il lui introduit une fourchette dans l'oreille jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le cuistot ayant juré de ne rien dire, Scolla lui laisse une liasse de billets pour la dot de sa fille. Plus loin sur la côte, au bord d'une plage, la cousine Sophia attend son rendez-vous, adossée à son coupé Mercedes. Des gamins jouent avec des balles de baseball à proximité. Une balle touche la voiture. Sophia la ramasse et la confisque. Le gamin lance une deuxième balle qui l'atteint en pleine tempe. Elle tombe, inconsciente, du sang s'écoulant de son nez et de ses oreilles. Surfie vient rendre visite son dealer Winnie dans sa belle villa. Il le trouve mort dans sa piscine. Encore présents, les 2 tueurs abattent Surfie pour ne pas laisser de témoin.

Dans un restaurant chic, Jessica Blandy est en train de dîner avec son éditeur. Il lui fait observer que ses livres se vendraient mieux s'ils n'y avaient pas autant de meurtres, de sang et de cruauté. Elle lui répond qu'elle refuse de tricher avec son lectorat. À sa demande, il lui indique qu'il a une commande à lui passer : l'écriture des mémoires de Cesare Vitale qui se prêtera à plusieurs interviews pour livrer ses souvenirs. Pas entièrement convaincue, Jessica accepte en se disant qu'elle arrivera bien à donner l'orientation qu'elle souhaite à ce livre. Le soir même, le personnel de Vitale dresse une table pour de nombreux invités, à l'occasion d'une cérémonie se déroulant chez lui. Une servante dépose les cartons nominatifs pour les places. Elle pose celui d'Ugo Calda. Ce monsieur a les mains liées, un bloc de béton au pied et est en train de couler dans le fond de la mer, expirant ce qui lui reste d'oxygène. Cesare Vitala apprend l'information du décès d'Ugo Calda. Il fait renvoyer tous les invités, annule le repas, et demande à parler à Emmanuel Scolla. Sur une plage, Jessica Blandy papote avec sa copine Kim qui lui apprend la mort de son amant Surfie, avec qui elle ne vivait plus, mais dont elle s'était longtemps occupé.

Dans le tome précédent, Jessica Blandy avait confronté son traumatisme des tomes antérieurs, et réussi à retrouver une forme d'équilibre ou tout du moins à surmonter une partie des sentiments négatifs générés par ces traumatismes. Ce huitième tome contient à nouveau une histoire complète en une seule partie. Le lecteur retrouve certains personnages déjà croisés : Kim & Surfie, l'inspecteur Robby, et Jessica Blandy bien sûr. Le scénariste fait références à des événements survenus dans des tomes précédents, en particulier les 1 & 2. Par contre, Rafaele n'est pas de retour, certainement confié à quelqu'un d'autre. Le lecteur retrouve également les décors naturels de la côte Ouest des États-Unis, ainsi que de somptueux décors comme le grand centre abritant le restaurant dans la scène d'ouverture, la splendide demeure de Cesare Vitale avec ses pièces spacieuses et sa piscine privée, sa grande pelouse, sa salle de réception, et la belle villa de Jessica Blandy. Renaud s'implique toujours autant pour représenter ces constructions, avec un niveau de détails et une cohérence architecturale qui permettent au lecteur de s'y projeter. Les environnements naturels sont également à l'honneur avec le littoral, ses galets et les roches en planche 5, les coraux au fond de l'eau en planche 13, l'escalier pour descendre sur la plage (planche 19), les pins parasol (planches 40 & 41), la plage. Renaud a l'art et la manière de représenter un paysage plausible et unique.


Le lecteur retrouve le détourage au trait très fin de l'artiste, donnant une apparence un peu clinique aux personnages, avec des visages de mannequin. Mais cette sensation n'est pas gênante car les visages sont expressifs dans un registre naturaliste sans exagération, et les postures sont dans le même registre montrant la conscience que les personnages ont d'eux-mêmes, le degré de contrôle qu'ils exercent sur l'image qu'ils souhaitent donner d'eux-mêmes, la manière dont certains se mettent en scène. Cette particularité en dit long sur leur degré d'égocentrisme. À nouveau, Renaud impressionne par sa capacité à créer des apparences visuelles différentes et originales pour chaque protagoniste, sans utiliser d'exagération pour les rendre visuellement plus remarquables. Le lecteur apprécie à la fois le confort de la familiarité de retrouver les caractéristiques de la narration visuelle, à la fois la simplicité apparente de ladite narration, à la fois le fait de rencontrer de nouvelles personnes, de fréquenter de nouveaux endroits.


Après le déchaînement de névroses, de psychoses, de déséquilibres mentaux légers ou prononcés, de conduites à risque et autre comportement autodestructeur, le lecteur respire un peu en découvrant un thriller assez classique, à base de guerre de succession d'un chef de famille du crime organisé. Les meurtres restent dans un registre professionnel et classique, à l'exception du premier qui le laisse avec une question qu'il aurait préféré ne pas se poser : est-ce que la fourchette était vraiment assez petite pour pouvoir rentrer dans l'oreille ? La question du coupable n'est pas motrice puisque son identité est montrée dès la deuxième page. Du coup, il s'agit de voir des individus éliminer leurs rivaux, et d'autres essayer d'enrayer l'épidémie de cadavres. Dufaux ne se focalise pas sur l'état d'esprit des tueurs professionnels, sur leur motivation ou leur système de valeurs qui leur permet d'exercer ce métier sans dilemme moral. Une fois passé le coup de la fourchette, le lecteur sourit en découvrant la conversation entre Jessica Blandy et son éditeur. En réponse à une demande, elle lui déclare : je ne pense jamais à mon public quand j'écris. Je le respecte trop pour ça. Ce n'est pas à moi de le suivre, mais à lui d'accepter. Le lecteur peut y voir une déclaration d'intention de Jean Dufaux, peut-être un peu roublarde dans le sens où sa série se vend bien. Le premier signe de méchanceté psychologique apparaît quand Kim répond sèchement à l'inspecteur Robby et que celui-ci repense à une séance de déshabillage humiliante dans le tome 2. Il faut attendre la fin pour que 2 personnages adoptent un comportement plus déviant, de type autodestructeur.


Néanmoins, de temps à autre, l'attention du lecteur est attirée par un petit détail qui dénote dans cette narration classique : le rouge dans les pâtes du dîneur solitaire, la pianiste au fond de la mer, le voile rouge devant un bâtiment dans la planche 28. La bizarrerie est moins frontale, mais il n'y a pas à gratter beaucoup sous la surface pour entrevoir un réel moins familier, plus dérangeant. De la même manière, le comportement des individus semble aller de soi, mais cette apparence de normalité se fissure dès qu'un mot ou un geste s'en démarque. Après tout, il est possible de comprendre qu'un individu souhaite manger seul sans offrir ce spectacle à d'autres, mais la raison réside plus dans sa sécurité, dans une vision paranoïaque de sa vie. Lors de l'enterrement, Robby repense à la manière dont il a humilié Kim en l'obligeant à se déshabiller devant lui, par le chantage. Lorsqu'elle lui répond de manière sèche, il se dit qu'il fera en sorte de rétablir son ascendant, son emprise sur elle. Jessica Blandy écoute les souvenirs de Cesare Vitale, devant concilier l'écriture d'un livre sur lui, tout en étant consciente qu'elle écoute un responsable du crime organisé, qui sait maintenir une façade de respectabilité tout en utilisant l'assassinat comme pratique professionnelle normale. Le cas d'Emmanuel Scola est plus basique : éliminer ceux qui sont au-dessus de lui dans l'organisation ou qui lui sont hostiles, pour succéder à Cesare Vitale. Le cas de Claudia devient progressivement plus dérangeant, pas du fait de comportements déviants, mais plus par une accumulation de petites choses. D'un côté, Jean Dufaux se moque de lui-même en qualifiant le dénouement de reine des clichés ; de l'autre, elle est amenée à expliquer qu'elle a fait sienne la formule Sans regrets, sans remords. Comme d'autres personnages, elle a tenté de concilier à la fois une vie en respectant les règles implicites, à la fois en les détournant à son avantage. Elle paye bien sûr le prix psychologique de ces transgressions. Avec ce principe de prix à payer, le lecteur découvre un autre protagoniste qui tente de déjouer le sort en se punissant lui-même dans la dernière séquence.



Dans ce huitième tome, Jean Dufaux & Renaud poursuivent leur série dans la même veine : morts violentes, criminels de statut différent, présence de Jessica Blandy oscillant entre participation active et simple témoin des événements. Dans le même temps, ils semblent s'être astreints à une narration plus en retenue, moins ostentatoire dans les déviances. Pour autant, les comportements sortent de la norme, et l'intrigue ne se limite pas à une enfilade de clichés sur la base d'une trame éculée. L'affrontement entre conformisme et transgression génère un désordre psychique chez les personnages, qui est rendu apparent par des éléments visuels en décalage avec la normalité.



2 commentaires:

  1. Toujours aussi captivant.
    Je suis curieux ; au vu de ton ressenti et de tes explications, je me demande si cet album sera un tome charnière dans la série, notamment concernant les deux aspects que tu évoques : le fait que l'héroïne devienne plus un témoin qu'une actrice active des événements, et le fait que la série soit moins "dérangeante" que dans les premiers numéros.

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  2. Je suis bien incapable de répondre à ta question, très intéressante car elle me fait envisager ce tome sous un angle auquel je n'aurais jamais pensé.

    D'un point de vue très personnel (qui n'engage que moi,), je préfère éviter le l'expression Tome de transition, parce qu'elle m'apparaît trop fourre-tout par rapport à mes tics de commentaire. Pour le cas précis de cette série, je ne me suis pas renseigné sur les tomes suivants, préférant conserver la surprise. Je ne sais donc pas s'il s'agit d'une tendance qui va se confirmer ou non.

    En y repensant, je n'ai pas connaissance du contexte de la parution de cette série. Je présume que pour avoir duré 24 tomes, elle a dû rencontrer du succès et que les auteurs ont effectivement dû revoir la dynamique initiale pour pouvoir en faire une série au long cours. Mais en fait, depuis le premier tome, les informations sur la vie de Jessica Blandy se réduisent à 3 fois rien : elle écrit des livres et rencontre son éditeur de manière sporadique. Je garderai le questionnement à l'esprit de savoir si Dufaux & Renaud ont diminué le degré de folie, ou ont préféré la mettre en scène en se reposant moins sur les images choc, en se montrant plus subtils.

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