Ici, à Tahiti, la guerre est obscène.
Ce tome fait suite à Papeete 1914 T1: Rouge Tahiti (2011) qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'un diptyque. La première édition de cet ouvrage date de 2012. Il a été réalisé par Didier Quella-Guyot, scénariste, et Sébastien Morice, dessinateur et couleurs, aidé par Sébastien Hombel du studio Makma pour les pages 21 à 48. Il se termine avec une présentation de plusieurs des protagonistes ayant réellement existé par une courte biographie avec des photographies d'époque : le commandant Maxime Destremau (1875-1915), Octave Morillot (1878-1931), Henry Lemasson (1870-1956), ainsi qu'un article d'une page sur Tahiti après le bombardement.
22 septembre 1914, un cuirassé allemand est en train de bombarder Papeete, la capitale de Tahiti. Des constructions sont détruites, des incendies font rage. Un asiatique traverse la grand-place devant le marché : Simon Combaud lui fait signe de se mettre à l'abri. Un obus tombe et éclate non loin, en même temps que retentit un coup de feu. L'asiatique s'écroule. Combaud se précipite à son secours et constate sa mort. Il remarque une balle de revolver juste à côté : il la ramasse. Depuis le clocher de l'église, à côté de la cloche, le prêtre Vadole a tout observé. Il range un objet dans sa sacoche. Depuis un point de vue, le commandant Destremau observe le mouvement du navire allemand et il donne l'ordre de mener la Zélée au milieu de la passe pour empêcher l'ennemi d'y entrer. À bord les marins renâclent à exécuter l'ordre, mais un obus éclate dans la coque, et ils doivent abandonner le navire qui est déjà en plein milieu de la passe. Les allemands recommencent à canonner la ville. Mademoiselle Jeanne Drollet reste dans les locaux de la poste pour assurer les communications. Combaud se lance à la recherche de Mareta qui n'a pas reparue depuis deux jours.
Simon Combaud remonte la rue principale de Papeete et voit Tepairu en train de courir. Il la hèle pour lui demander si elle a vu Mareta, mais la vahiné ne s'arrête pas car elle ne l'a pas entendu. Il croise le peintre Octave Mordillot à la tête d'une dizaine d'hommes armés. À sa question, le peintre lui répond que les tahitiennes sont ainsi : indispensables et volages, des oiseaux multicolores et peureux. Un peu plus loin, Henry Lemasson voit le gouverneur William Fawtier s'abriter derrière un arbre. Il lui fait observer qu'ils sont en temps de guerre. Le gouverneur décide d'aller vérifier si tout le monde est à l'abri, et de s'y mettre par la même occasion, pendant que le directeur de la poste se rend au belvédère de la Mission. Le peintre entre dans la poste pour prévenir Jeanne que les lignes téléphoniques ont été détruites par l'incendie et qu'elle doit sortir du bâtiment car c'est dangereux. Elle s'exécute, et un obus détruit le bâtiment quelques minutes après. Hans et Max ont décidé de prendre un peu de hauteur en grimpant sur le toit de leur maison. Il observe que la poste vient de sauter, que la moitié du quartier chinois flambe, et que le café de René part en flammes. Max décide de redescendre pour prendre son appareil photographique. Dans les collines avoisinantes, Tepairu continue de s'enfuir en courant, interpelée par le curé Vadole qui lui court après.
Le lecteur revient pour connaître le fin mot de l'histoire, plus que pour découvrir la fin du bombardement de Papeete. En effet, les documents en fin du premier tome racontaient déjà dans les grandes lignes la durée du conflit, et les conséquences pour l'île. En retrouvant les personnages, il se rend compte que l'intrigue développée dans le premier tome comprenait plus d'un mystère : la nature de l'enquête de Simon Combaud, le meurtre de deux vahinés, et voilà que s'ajoute l'assassinat probable d'un asiatique anonyme. Effectivement le scénariste raconte une histoire policière dans laquelle l'enquête révèle bien des turpitudes. Une fois l'ouvrage terminé, il est possible de constater que l'intrigue ne se serait pas déroulée de la même manière si elle avait été située dans un autre environnement ou à une autre époque. Il s'agit bien d'un polar révélant au grand jour des caractéristiques de la société au sein de laquelle les meurtres se sont produits. Même si les dessins restent plaisant à l'œil du début à la fin, sans dramatiser la dimension spectaculaires des crimes ou la violence des comportements, les ignominies sont bien concrètes et hideuses.
Le lecteur revient également pour le plaisir de la narration visuelle. Les couleurs restent chaudes et douces, même pour les explosions et les incendies. Le lecteur peut sentir la chaleur dégagée par les flammes, et voir les décombres après les explosions, mais les formes les plus agressives sont celles des éclats d'eau. Même les onomatopées des explosions et de coups de canons sont réalisées dans une police de caractère dont les contours sont arrondis. Comme dans le premier tome, l'artiste soigne sa reconstitution et le lecteur accompagne les personnages dans différents lieux : le pont du cuirassé, la place centrale de Papeete, les zones herbues sur les flancs de la montagne, la forêt, les décombres de la ville, le faré du peintre, le lagon du côté du port, le commissariat, la boutique du photographe Max Bopp, la maison de Jeanne Drollet, une plage de sable blanc et la cellule de Combaud. Le lecteur éprouve bien la sensation d'exotisme qu'il y a à se retrouver dans cet endroit du globe. Il observe les tenues vestimentaires des uns et des autres, allant des habits soignés des européens, à des tenues plus décontractées pour certains hommes blancs, jusqu'aux simples paréos des vahinés. Une fois monté sur le toit, Max remarque que le quartier chinois est la proie des flammes. Le lecteur se dit alors qu'il aurait bien aimé que la bande dessinée lui donne une idée plus concrète de la population de la ville à cette époque, des différents quartiers, de l'urbanisme, des villes alentour. Effectivement le scénariste n'évoque pas du tout cet aspect de la ville, et les dessins ne les montrent pas. Du coup ce quartier chinois reste plus un concept qu'une réalité concrète.
D'un autre côté, les narrateurs savent également se montrer subtils. Ils évoquent régulièrement la liberté des mœurs des tahitiennes, sans pour autant représenter des scènes de sexe, ou les montrer dénudées toutes les deux pages. Les pages restent plutôt chastes, sans pour autant occulter ce plaisir de la chair rendus si facilement accessibles aux européens. Il en va de même pour d'autre sources de plaisir. Les auteurs ne s'attardent pas sur la pêche ou la navigation, en revanche le peintre propose une bonne petite pipe d'opium à Simon. L'époque n'est pas encore à l'industrie de masse du farniente sur les plages paradisiaques, et à nouveau deux personnages se promènent sur une belle plage de sable blanc, alors que la plupart des pages à Tahiti sont de sable noir. Il n'est pas non plus question de la richesse des lagons à contempler avec masque et tuba. Au fur et à mesure que Simon Combaud pose des questions pour faire avancer le dossier d'héritage dont il a la charge, il apparaît d'autres arrangements et trafics peu reluisants. À nouveau, les auteurs ne les montrent pas de manière explicite, ce qui n'enlève rien à leur caractère ignoble. Ils savent montrer la brutalité des bombardements, leur survenance brusque sans signe annonciateur, et leur fin tout aussi brusque, laissant derrière eux des ruines. Dans le même temps, les images montrent bien cette sensation que chaque jour ressemble au précédent, et sera le même le lendemain, incitant l'individu à un rythme tranquille, à relativiser chaque chose. Les traces du bombardement finiront bien par disparaître, la vie reprendra son cours sans beaucoup de changement, et le souvenir de cette nuit s'effacera rapidement.
Pourtant, au fur et à mesure que le clerc de notaire pose des questions, le lecteur peut prendre la mesure de la force des émotions chez les uns et chez les autres. Ainsi l'inéluctabilité de certains faits font sortir quelques individus de leur posture quotidienne : le curé Vadole et ses menaces de châtiment, le tenancier du bar et les raisons de sa venue à Tahiti ou plutôt de son éloignement de la métropole, la colère froide du gouverneur dont l'autorité et les agissements sont questionnés, etc. Le langage corporel montre la force de ces tensions souterraines, généralement anesthésiées par la vie tahitienne paisible. Petit à petit, sous la façade d'une vie quotidienne douce et sans heurts, d'autres facettes de cette société sont mises en lumière. Étrangement les hommes tahitiens restent les grands absents du récit, en revanche l'influence de la présence des blancs s'est immiscée insidieusement avec ces incidences néfastes. Les hommes de bien se retrouvent vite en butte aux réalités économiques, aux profiteurs et aux trafics, avec les maltraitances d'êtres humains indissociables. La vie dans un endroit paradisiaque calme les caractères, mais ne fait pas disparaître l'avidité et l'oppression. La soif des affaires est inextinguible.
Ce deuxième tome remmène le lecteur à Papeete en 1914, dans une reconstitution crédible, pour la fin de l'enquête. Les auteurs savent montrer les différents environnements et les personnages, en les rendant concrets, même si le lecteur aurait pu aimer un peu plus de profondeur de champ pour la ville. La narration visuelle s'avère douce et agréable, tout en sachant retranscrire la brutalité du bombardement, la sérénité induite par les lieux et le climat, mais aussi les émotions négatives qui peuvent resurgir, ainsi que les comportements d'oppresseurs. Le scénariste se montre tout aussi prévenant dans sa narration, avec une fin un peu lourde du fait de la forte densité de révélations à caser.
"22 septembre 1914". C'est une page d'histoire que je découvre : la bataille ou bombardement de Papeete. Je n'en avais jamais entendu parler. Même si j'entends bien qu'il ne s'agit pas du sujet principal.
RépondreSupprimer"sous la façade d'une vie quotidienne douce et sans heurts, d'autres facettes de cette société sont mises en lumière." C'est donc un peu l'image d'Épinal de Tahiti qui est remise en question. Un peu comme l'enfer qui s'invite au paradis, comme j'écrivais en remarque de ton commentaire du premier tome.
"avec une fin un peu lourde du fait de la forte densité de révélations à caser." C'est tout un art, de réussir à ventiler les révélations. Parfois - je ne dis pas que c'est le cas ici - le lecteur peut avoir l'impression qu'il ne se passe pas grand-chose avant le dénouement et que tout s'enchaîne à la fois. D'où l'importance de la maîtrise de ce processus.
L'image d'Épinal : oui, la beauté de la nature ne rend pas les hommes plus parfaits.
SupprimerC'est tout un art de ventiler les révélations : j'y pensais récemment, en comparant dans mon esprit l'écriture de Garth Ennis (je suis en train de lire Dear Becky, chapitre supplémentaires de The Boys) où les personnages sont, comme à son habitude, très bavards, à celle de Warren Ellis qui semble de plus en plus épurée (The Wild Storm) mais lorsqu'arrive la fin je me rends compte du volume d'informations qu'il a ventilé tout du long tout en donnant l'impression d'une écriture décompressée, presque creuse par moment.