Aucun homme n’obtiendra plus jamais rien de moi !
Ce tome fait suite à Marshal Bass T07: Maître Bryce (2022) qu’il faut avoir lu avant. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Len O’Grady pour la mise en couleur des pages 1 à 6, par Anubis pour celle des pages 7 à 54. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.
Dryheave, en Arizona, fin août 1877. Les habitants se rassemblent devant la maison close tenue par madame Cleopatra : un meurtre vient d’y être constaté. Mindy Maguire a assassiné Bernhardt le puant. Un vieil afro-américain à la barbe banche, un va-nu-pieds, marche en s’éloignant de l’établissement et en répétant : Un meurtre. Il parvient devant le magasin général Delila’s store et il demande un peu d’eau pour le vieux Tom, à la fillette qui se tient sous l’auvent, avec un nourrisson dans les bras. Elle répond sèchement qu’ils sont fermés le dimanche. Comme il insiste, elle le menace d’un couteau en précisant qu’elle sait s’en servir. Son petit frère Jacob ramène un verre d’eau et le tend au vieux Tom. La jeune fille veut savoir pourquoi il a fait ça : d’abord le vagabond demande de l’eau, puis le pichet et enfin un endroit où passer la nuit. Vieux Tom les remercie du fond du cœur et s’en va, après avoir rendu la tasse.
River Bass est arrivé devant la maison close et il montre son badge de marshal pour y entrer : la foule ne le laisse pas passer. Madame Cleopatra le prend par le bras pour le faire entrer par derrière. Son épouse Bathsheba l’accompagne, car elle ne va pas le laisser aller seule dans une maison close. À l’intérieur, dans la chambre, le shérif Lawrence est agenouillé devant le cadavre de Bernhardt, en présence de quatre hommes. Le doute n’est pas permis : Mindy et Bernhardt le puant étaient seuls dans cette pièce. Il paraît que Bernhardt avait un peu d’or sur lui. Mindy a pris le flingue de Bernhardt, lui a tiré dessus et s’est enfuie avec l’or. Vraisemblablement vers les territoires indiens, ajoute Bass. Le shérif décide d’organiser une battue pour retrouver la meurtrière : il promet aux hommes assemblés dans la grande salle que le comté paiera pour tout le whisky nécessaire à réchauffer leurs vieux os. Une dizaine d’hommes se portent volontaires. Madame Cleopatra demande à Lawrence s’il n’est pas possible de trouver un arrangement. Il répond qu’il lui avait proposé un arrangement voilà six mois et qu’elle avait répondu : Le crédit est mort. Elle se tourne vers River pour lui demander d’aider Mindy qui va se retrouver seule face à cette horde imbibée de whisky. Bathsheba lui intime de le faire. Cleopatra la remercie de son intervention.
Avec le tome précédent, le lecteur avait senti que les auteurs avaient acquis l’assurance de pouvoir continuer leur série, ce qui les avaient amenés à consacrer un tome à l’histoire personnelle de leur personnage principal, et quelques pages à celle de son épouse. En dernière page, ils annonçaient le point de départ du présent tome : un meurtre. En dernière page du présent tome, ils annoncent le point de départ du suivant, tout en y ayant subrepticement consacré quelques pages en cours de récit. De même, lorsque River Bass se retrouve face à Mindy Maguire, sa décision prend en compte celle qu’il avait dû prendre dans le tome Marshal Bass T03: Son nom est Personne (2018). Comme dans les tous les tomes de la série, l’histoire charrie des questions sociales, à la fois les conditions de vie dans l’Ouest américain, à la fois des rapports de force qui restent d’actualité. Voilà une prostituée accusée d’un meurtre : elle l’a commis, elle a pris la fuite certaine de subir un procès expéditif. En cours de récit, elle explique son geste à River et Cameron : une proposition inattendue de son client lui a fait prendre conscience que son espoir d’un jour rembourser ses dettes et de pouvoir recouvrer sa liberté était illusoire. Cela permet au lecteur de mieux comprendre la réaction de Bathsheba : elle demande à son époux de venir en aide à une prostituée même si elle sait pertinemment qu’il a payé pour ses services il y a quelques mois, car elle a elle aussi souffert de la servitude féminine dans cette société. Les auteurs montrent ces conséquences d’une maltraitance systémique.
Au cours du récit, d’autres thèmes affleurent. Les habitants de Dryheave ne se montrent pas très empressés de se mettre à la poursuite de la meurtrière : il faut pénétrer en territoire indien et les nuits sont froides à la belle étoile, des lâches peu préoccupés de justice. Le shérif sait les convaincre en leur indiquant qu’ils pourront attendre la fuyarde dans un chalet dans les bois et que le comté leur paiera leur alcool en attendant, sans compter la présence d’une ou deux dames de compagnie, un bel exemple de dépense de l’argent public, et à nouveau de courage masculin. Effectivement, ils se retrouvent en territoire indien, et voilà que se présente un Lakota pour leur narrer la bataille de Greasy Grass, c’est-à-dire celle de Little Bighorn (25 & 26 juin 1876), en l’échange d’une bouteille d’alcool. Le lecteur peut y voir le ravage de l’alcool distribué par l’homme blanc, ainsi que la guerre de conquête. Dans son comportement, l’indien lakota se montre également raciste envers l’afro-américain qu’est River Bass, et tout aussi misogyne envers Mindy. Cette dernière fait observer au marshal que la justice qu’il entend appliquer en tant que représentant de l’état s’applique plus aux individus des catégories sociales populaires et défavorisées qu’aux riches. Ce qui fait écho à une question posée par un personnage dans le tome quatre : N’y a-t-il donc pas de punition pour les riches, colonel ? Le vieux Tom, un afro-américain d’une cinquantaine d’années ou plus, incarne également les laissés pour compte du rêve américain, de la grande expansion vers l’ouest.
La continuité de la série s’étoffe également par des éléments de l’intrigue. L’histoire débute le jour même de celui du tome précédent, alors que le corps de Bernhardt le puant a été découvert, pendant le repas organisé à l’occasion du baptême du nourrisson de Delila. Plusieurs enfants de Bathsheba et River font une apparition, comme Jacob, Jake et Judith. Un autre membre de la famille Defoe se fait connaître à River Bass, après Alexander Defoe, Lionel Defoe et Constance Armstrong (née Defoe), avec une approche différente de ses sœurs et frères. Le lecteur retrouve cette familiarité qui figure dans son horizon d’attente pour une série avec un héros récurrent, et il voit également une progression, lente et discrète, dans les personnages, à commencer par la manière dont River Bass accomplit son devoir de marshal, mais aussi dans la décision de Bathsheba de demander à son époux d’aider une prostituée dont il a eu recours aux services. Le comportement de l’humanité s’inscrit toujours dans le roman noir, et des moments de bienveillance et d’espoir parviennent à se manifester malgré tout.
Le lecteur regrette un peu le départ de Nikola Vitković pour la mise en couleur. Ses successeurs apportent le même soin dans l’approche naturaliste, la conservation ou l’amélioration de la lisibilité, le rehaussement des reliefs de chaque élément détouré. Il semble qu’ils se montrent un peu moins talentueux pour les effets de textures. Pour autant, l’un puis l’autre réalisent de superbes compositions : la lumière tamisée de la maison close, la belle lumière naturelle des grands espaces sauvages, les nuances de vert de la végétation, les belles couleurs des vêtements de Mindy Maguire, le ciel nocturne étoilé, les lueurs violettes au petit matin, la chaleur des feux de camp, etc. L’artiste s’en donne à cœur joie comme depuis le début de la série, et les rétines du lecteur sont à la fête. Il prend un grand plaisir dès la première page à regarder les visages des uns et des autres pour essayer d’y lire le fond de leur pensée, ou de deviner leur caractère : le vieux Tom et son sourire trop gentil pour être honnête, le sérieux du shérif trop professionnel pour ne pas cacher quelque chose, la bonhommie de Cameron Defoe trop décalée dans cet environnement sans pitié, le visage indéchiffrable d’Enapay le Lakota, etc. Le portrait de Mindy Maguire s’avère le plus savoureux, le plus vivant, générant immédiatement une empathie extraordinaire chez le lecteur.
Visuellement, le lecteur retrouve tout ce qu’il apprécie dans la série : les tenues vestimentaires, la description des bâtiments de la petite ville de Dryheave, les grands espaces, la végétation des régions boisées, le pragmatisme des feux de camps, les postures adultes des personnages, leurs interactions plus ou moins franches, etc. Il constate comme d’habitude la coordination et la complémentarité impressionnante entre dessinateur et scénariste dans toutes les séquences. Quelques exemples. Il saisit tout de suite l’expression de solidarité féminine présente dans le bref échange de regard entre madame Cleopatra et Bathsheba Bass. Il se retrouve autant fasciné que les enfants Jacob et Jake quand le vieux Tom leur fait un tour de prestidigitation. Il sourit par empathie en voyant la relation se développer entre Mindy et Cameron. Il sourit à l’humour très noir des combats, les auteurs ayant conservé leur volonté de montrer que la plupart des individus ne sont pas aguerris : ils se montrent hésitants, maladroits, patauds, malhabiles, peu efficaces. Le déroulement des affrontements relève plus du hasard et de la malchance que de compétences guerrières. Lorsqu’une personne dispose d’une réelle expérience en la matière, c’est un carnage affligeant dans l’autre camp.
Cette série se bonifie de tome en tome, gagnant en profondeur, en intensité, en épaisseur, que ce soit pour les personnages, les thèmes ou la narration visuelle. Le lecteur s’immerge avec délectation dans cet ouest qui n’a rien de mythique, où les individus se montrent dans toute la laideur de l’humanité, et parfois dans sa bonté. Une telle société peut-elle tolérer qu’une prostituée se rebiffe contre la place qui lui est assignée par un fonctionnement systémique inique ? Le lecteur reprend à la chevauchée aux côtés de River Bass, dans de magnifiques paysages, accompagnant un individu imparfait, humain.
Je crois que je pourrais admirer cette couverture des heures durant, comme un beau tableau classique.
RépondreSupprimerle comté leur paiera leur alcool en attendant, sans compter la présence d’une ou deux dames de compagnie - Mon dieu, mais quel genre comté est-ce là ! 😆
Le lecteur regrette un peu le départ de Nikola Vitković pour la mise en couleur. - Il me semblait bien que les noms des deux coloristes que tu cites dans ton premier paragraphe ne me disaient rien du tout. Pour autant, il semble que la série n'a pas perdu au change.
Cette série se bonifie de tome en tome, gagnant en profondeur, en intensité, en épaisseur - Au vu de tes explications, je ne sais pas si l'on peut considérer qu'il s'agit d'un nouveau cycle ou pas. Même si tu évoques le roman noir plus haut, la violence et la noirceur sont-elles toujours de mise ?
J'aime également beaucoup les couvertures de la série.
SupprimerPour mon plus grand plaisir, le succès de la série à l'air au rendez-vous, et le tome 11 est annoncé pour le 29 mai 2024.
Quel comté : un sens de l'intérêt de la communauté très particulier, la fin justifie les moyens, et la morale est élastique pour le moins.
Changement de coloriste : cela m'a sauté aux yeux, ce qui m'en a dit beaucoup sur mon attachement à Nikola Vitković pour ce qu'il apporte aux planches, et au fait que sa mise en couleur présente des caractéristiques remarquables. Pour ce tome, j'ai eu la sensation d'y avoir perdu au change, à la fois parce qu'il y a une modification de la personnalité graphique de la série, à la fois parce que cette mise en couleurs me paraît moins fournie (ce n'est qu'un ressenti personnel).
Un nouveau cycle : je présume qu'il est possible de l'envisager comme ça. Il s'agit d'une histoire complète en un tome, et en arrière-plan la situation personnelle de Bass Reeves évolue très progressivement avec ce beau-père aux intentions indiscernables.
Roman noir & violence : Oh que oui ! La condition de prostituée (celle de Mindy Maguire et des autres) dépeint une condition des femmes faite de maltraitance, d'oppression et d'absence d'avenir.