La célébrité, ça s’attrape en couchant, comme la syphilis.
Ce tome fait suite à Hollywoodland 1 (2022) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Son édition initiale date de 2023. Il a été réalisé par Éric Maltaite pour les dessins et les couleurs, et par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.
En 1923, Thomas Fisk Gof (1890-1984) a arrêté son véhicule sur la route et il montre les supports en bois sur une colline à quelques centaines de mètres de là, aux deux passagers : sa compagne Hazel et Dvorak, le preneur de vue avec sa caméra. H O L L Y W O O D L A N D : il voit déjà ces treize lettres de cinquante pieds de haut, sur trente pieds de large chacune, une enseigne publicitaire pour des promoteurs immobiliers, réalisée par son entreprise Crescent Sign Compagny. Chaque tronçon s’éclairera en alternance : d’abord HOLLY, puis WOOD, LAND ensuite. Ils reprennent la route et arrivent en bas des montants en bois destinés à recevoir les lettres ; les ouvriers sont déjà pied d’œuvre. Fisk Gof enjoint à Dvorak d’installer sa caméra : celui-ci obtempère, mais il signale un problème, les boucles de Latham dysfonctionnent. En clair, la caméra est en panne. Le publicitaire s’énerve et exige que le caméraman aille immédiatement redescendre à pied jusqu’à L.A., et lui remonte sur son dos une autre caméra en état de marche. Hazel lui indique que c’est peine perdue : son meilleur coup publicitaire est déjà en marche, les treize mules, chacune portant une lettre, arrivent déjà au pied de la colline Lee.
Lincoln Heights jail, sept pages : un bel homme musclé est en train de descendre un whisky dans une grande piscine privée, avec une vue imprenable sur Los Angeles. Une femme un peu plus âgée que lui surgit hors de l’eau devant lui, avec une posture aguicheuse. Il songe à sa situation : quand il a débarqué à L.A., il avait d’autres rêves en tête. Il se voyait –qui l‘eut cru ? – devenir acteur, un acteur célèbre comme il se doit. Mais contrairement aux meilleurs whiskies, les rêves, eux, vieillissent mal. Lorsqu’il est arrivé à L.A. il était plutôt bien fichu : un losange sur deux solides guiboles. Belle gueule de rebelle, yeux bruns, sourire carnassier. … On le confondait souvent avec Robert Mitchum, excusez du peu ! Le hic, c’était que le rôle de Robert Mitchum était déjà pris… par Robert Charles Durman Mitchum himself. Mais bon, comme lui l’a dit la première femme avec laquelle il a couché, avec laquelle il a couché pour du pognon : quand on est armé comme il l’est, on n’a pas peur de se faire dévaliser en pleine rue. Buisson ardent, comme il l’avait surnommée, était la femme d’un producteur de séries B. Quand il évoquait avec elle sa carrière en lui demandant si son producteur de mari ne pourrait pas, par hasard… Elle coupait court, en lui demandant pourquoi il irait user sa salive sur les plateaux de tournage. Alors qu’il y a une manière autrement plus agréable d’en faire usage, répondait-elle, tout en se remettant à le chevaucher au lit. Buisson ardent aurait pu être ma mère. Elle avait tourné avec Chaplin à la Keystone, c’est dire !
Les auteurs conservent la même structure que pour le premier tome : une introduction, ici de six pages) sur le les lettres elles-mêmes du signe Hollywoodland, puis sept histoires courtes, deux de sept pages, et les cinq autres de cinq pages, toutes consacrés à des personnages différents, sans lien entre elles, sauf une exception sur un rôle de Katherine Hepburn dans un film fictif (un écho de la deuxième histoire, dans la septième), avec point commun de se dérouler à Los Angeles et d’être en lien direct avec l’industrie cinématographique. Dans le premier tome, l’introduction mettait en scène le raccourcissement de treize à neuf lettres. Ici, il s’agit de l‘installation originelle des treize lettres. Le scénariste reprend les principaux éléments : treize lettres, une agence de communication, tout en prenant la liberté de préférer des lettres en métal, plutôt que des lettres en bois, leur matériau d’origine. À Hollywood, tout est spectacle et l’origine du mot sur la colline en relève : ce n’est pas la bonne entente entre époux, la grande mise en scène pour l’arrivée des lettres à dos de mulet est mise à mal par leur libido, l’immortalisation de la scène ne se fera pas car la caméra ne fonctionne pas. Et pourtant, le spectacle doit continuer : les lettres seront installées comme prévu, et la séquence se termine par un retour en 1949, avec l’oncle Abner Elijah Washington et son neveu Ray, les deux principaux personnages de la scène introductive du premier tome. Le dessinateur a l’air de prendre grand plaisir à évoquer les collines, à représenter la voiture décapotable, à mettre en scène ces personnages aux sensibilités diverses, de l’entrepreneur ayant imaginé ce dispositif, à sa femme très premier degré, sans oublier les mulets très actifs, et les afro-américains détendus avec un naturel remarquable.
Comme le promet le titre, le lecteur trouve des références au cinéma hollywoodien : une affiche du film Ça commence à Vera Cruz (The big steal, 1950) film réalisé par Don Siegel avec Robert Mitchum, l’évocation d’autres acteurs comme Charlie Chaplin (1889-1977), Katharine Hepburn (1907-2003), Spencer Tracy (1900-1967), la mention de Bwana Devil (1952, réalisé par Arch Oboler) premier film en 3D, Un Américain à Paris (1951) réalisé par Vincente Minnelli (1903-1986), African Queen (1951) réalisé par John Huston (1906-1987). Les auteurs intègrent quelques marqueurs de l’époque, comme les lunettes 3D, ou une belle voiture Duesenberg. Outre les éléments relevant de l’industrie du cinéma et du lieu Hollywood, le lecteur perçoit d’autres caractéristiques : le métier de gigolo pour occuper les riches épouses prenant de l’âge, la motivation d’être actrice ou acteur pour se sortir de sa condition sociale d’origine, le racisme ouvert envers les minorités ethniques comme les Japonais, les Chinois, les afro-américains, les Mexicains, les Chicanos, l’artiste peintre réalisant des affiches de film. La dernière histoire montre deux journalistes du magazine Movie Life se déplaçant au Mexique pour visiter un pueblo ayant adopté le nom de Los Angeles, avec une enseigne sur une colline OLÉWOOD, et des noms de rue reprenant ceux de célèbres artères d’Hollywood.
Chaque nouvelle propose au lecteur de suivre le chemin de vie d’un personnage, ou un moment dans la vie d’un groupe de personnes. Le premier s’avère irrésistible : les auteurs mettent en scène un bel homme d’une trentaine d’années que les circonstances de la vie ont amené à satisfaire de riches épouses oisives et plus âgées que lui : un gigolo. Certes, il voulait être acteur, comme la plupart des gens venant à Hollywood. À l’exception d’un court dialogue dans une demi-page, le scénariste adopte une narration tout en voix intérieure, le gigolo commentant ses choix et sa vie, évoquant un détective privé commentant son enquête dans un polar de type hardboiled. Le ton mêle une forme de cynisme mesuré avec une forme d’autodérision, aboutissant à des sentences qui font mouche comme : Le synopsis du film ? Toujours le même : plus les organes des épouses descendent (avec l’âge), plus le sien doit monter. Le dessinateur se montre épatant dans sa mise en scène, efficace et nourrie par les images de film, devenues des stéréotypes : le luxe des villas (avec grande piscine et vue imprenable), la vue de nuit sur les lumières de Los Angeles depuis un point de vue de route en lacet, la scène de prison, les hommes défavorisés et désœuvrés sur le trottoir, les belles carrosseries, le petit village mexicain avec son maire débonnaire.
Comme dans le premier tome, l’artiste sait insuffler une vie dans chacun de ses personnages : l’assurance virile du gigolo mais aussi la conscience qu’il ne sera jamais acteur, ses différentes conquêtes prenant leur pied chacune à sa manière, le calme plein de détermination de Consuelo refusant la résignation de sa mère Abuela, les postures très différentes des cinq hommes attendant pour une audition, la révolte calme et déterminée de la caissière à l’entrée du cinéma dans sa guérite vitrée, la concentration professionnelle de l’amérindien peignant une affiche, l’assurance de la journaliste du magazine Movie Life, le grand sourire du maire de Los Angeles au Mexique, sans oublier sa fine moustache encore plus grande. Il donne à voir des environnements spécifiques et particuliers, des êtres humains différents par leur morphologie, leur âge, leur origine, leur tenue vestimentaire, etc. Il donne vie à chacun d’entre eux, en phase avec leur histoire personnelle. Le lecteur côtoie des individus pleinement incarnés, confrontés à un milieu socio-économique bien défini, en 1951 / 1952, années repérables grâce aux films référencés. Il ressent aussi bien la résignation du gigolo pour qui le rêve américain n’adviendra pas, que le racisme ordinaire et explicite s’exerçant à l’encontre des citoyens de couleur, de fait des êtres humains de second ordre pas vraiment égaux en droit dans une société qui privilégie les individus à la peau blanche. Dans le même chapitre, ces individus font l’expérience de la vie, sans rancœur qui les rongerait, sans haine de cette forme sous-jacente d’oppression systémique. Le gigolo profite de la vie et des richesses de ces dames fortunées qui ont recours à ses services. L’aspirante actrice mexicaine s’installe avec sa mère sur une plage à leur disposition pour elles toutes seules. Les employés exploités par un patron de cinéma profiteur se serrent les coudes dans une solidarité enviable. Le responsable du pueblo jouit d’une forme du rêve américain plus authentique avec une fin de film ouverte. Chacun a su trouver ou construire son alternative au système qui ne leur offre pas de place. Il y a une façon d’accepter la réalité des choses sans aigreur qui rappelle par moment l’humanisme de Will Eisner.
Étrangement, les auteurs ont abandonné le dispositif de donner un prénom commençant par une lettre du mot Hollywoodland au personnage principal de chaque histoire. Ils ont conservé le principe d’une introduction consacré à l’histoire des lettres Hollywoodland, ainsi que de chapitres avec autant de situation différente d’un être humain dans son rapport avec l’industrie cinématographique hollywoodienne. La narration visuelle d’Éric Maltaite semble plus organique que dans le premier tome : elle semble avoir gagné en authenticité dans les environnements, en empathie avec les personnages. Zidrou met tout son talent de scénariste dans la création de personnages et d’histoires aussi banales qu’uniques, aussi classiques que baignant dans une sensibilité rare et juste, avec l’art et la manière de convoquer les références justes pour recréer cette époque et cette société.
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