Ma liste de blogs

lundi 4 septembre 2023

#LesMémés T03 Fraîcheur de vivre

Même dentition qu'à 6 mois.

Ce tome fait suite à #LesMémés T02 Mourir peut encore attendre (2022) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant, mais ce serait se priver d’un excellent ouvrage. Il constitue une anthologie de cinquante-deux gags ayant pour personnages principaux trois mémés : Huguette, Lucette, Paulette, seules ou ensemble. Il est paru pour la première fois en 2023. Chaque gag a été réalisé par Sylvain Frécon, pour l’histoire, les dessins et la mise en couleurs. Tous les gags sauf un sont en une page. Parmi eux, douze se présentent sous la forme d’une unique illustration avec un dialogue. D’entrée de jeu, le lecteur apprécie le titre à sa juste valeur : le slogan des années 1980 d’une célèbre marque de gomme à mâcher.


DodoPipiDodo : le réveil d’Huguette sonne. Elle se lève passe aux toilettes, fait ses besoins, et va se recoucher. Le lendemain au comptoir, elle déclare à ses amies Lucette et Paulette qu’elle est la France qui se lève tôt, qui va pisser, et qui se recouche. Madame Martichou : Huguette et Lucette se sont coiffées d’un chapeau conique avec des décorations de fête et se tiennent derrière madame Martichou dans son fauteuil roulant. Celle-ci s’apprête à souffler les trois bougies se trouvant sur le nombre 100 apposé sur son gâteau d’anniversaire. Elles effectuent le décompte, mais à la Trois, rien ne se passe. Libations : Lucette, Huguette et une copine de son âge se tiennent devant une tombe au cimetière. La copine est en train de leur servir un verre et elle explique que c’était une pratique courante chez les Grecs, dans l’Antiquité. Ils appelaient ça des libations. On se réunissait en famille, on ouvrait une petite bouteille et on la dégustait avec le mort, tranquille. Du coup, pour perpétuer cette petite tradition, elle a fait installer un tuyau relié directement à Raymond, dans son cercueil.



String 1 : habillée, Raymonde farfouille dans sa commode et elle met la main sur un string qu’elle a porté dans sa jeunesse. Elle prend la petite pièce dé vêtement délicatement dans les mains, se déplace pour se mettre devant son miroir en pied, et positionne le string devant son bassin. Puis elle se tourne, et recommence l’opération, toujours en le tenant entre les mains, en le plaçant au niveau son ample postérieur. Elle énonce le constat qui s’impose de lui-même : on peut dire que le passage au XXIe siècle aura été fatal à son string. Mécanique : Lucette, Paulette et deux autres copines forment un cercle autour d’Huguette qui est penchée en avant en train de s’affairer sur son caddie, dont elle a disposé les pièces détachées sur des feuilles de journal, devant elle à même le trottoir. Doute : Huguette est allongée sur le divan de son psychothérapeute et elle lui fait part de ses doutes. Parois, elle a l’impression que son cerveau va exploser tellement elle a de doutes. Y en a qui ont la tête remplie de certitudes, elle, la sienne, elle est remplie de doutes. Petite question : en volume, c’est quoi qui prend le plus de place ? Un doute ou une certitude ?


Le retour d’une des séries comiques les plus transgressives : en lieu et place d’individus jeunes et en bonne santé, l’auteur a choisi des vieilles, pas simplement des personnes âgées, mais des femmes en fin de vie, diminuées physiquement, à la silhouette ravagée par le temps, des corps ayant perdu leur combat contre la gravité. Le temps des projets d’avenir est passé : il s’agit maintenant de tenir un jour de plus. Ces journées sont partagées entre les courses, les siestes, les programmes télé, les enterrements et les examens médicaux : elles n’ont plus le temps de faire autre chose. L’auteur ne triche jamais avec ce principe. Huguette, Lucette et Paulette ne sont jamais représentées avec quelque once de glamour que ce soit, jamais mises en valeur physiquement. Pour autant, il ne se moque jamais d’elles non plus. Comme dans le premier tome, le lecteur découvre un gag dans lequel Huguette est nue du début à la fin, à vraisemblablement plus de quatre-vingts ans. L’artiste n’enjolive en rien son corps : seins qui tombent sous le nombril, amas de graisse au niveau de la ceinture abdominale, poils pubiens blancs, et une silhouette dessinée de manière caricaturale comme tous les autres personnages : jambes un peu trop courtes, bouche en forme de long bec, gros nez exagérément long, doigts trop fins par rapport au reste du corps, etc. Il n’y a pas de sexualisation de la personne, ni de dégoût de la chair fatiguée, ni de moquerie insidieuse, condescendante ou méprisante. De par cette approche, cette bande dessinée sort du moule des séries humoristiques.



L’artiste réalise des dessins dans un registre caricatural avec un bon niveau d’informations visuelles. Avec le premier récit, le lecteur retrouve cette forme un peu particulière pour les cases : des ellipses plus ou moins allongées, sans bordure encrée. Il se retrouve dans la chambre à coucher d’Huguette, puis ses toilettes : la couverture et le drap, la table de nuit, la lampe de chevet, le réveil, la fenêtre avec le rideau à demi tiré, les cadres avec les photographies, puis dans les toilettes la table à repasser, le balai pour les WC, le dévidoir de papier, le rouleau supplémentaire, la canalisation, et la porte, tout ça en seulement deux cases. Par contraste, le zinc du comptoir est évoqué par un seul trait et des reflets. Le fait que l’artiste ne rechigne pas à la peine et la gestion de la densité d’informations visuelles permettent au lecteur de se projeter dans chaque environnement : le salon de Madame Martichou pour ses cent ans, la zone de cimetière autour de la pierre tombale de Raymond, une autre zone de la chambre d’Huguette avec la commode et le miroir en pied, le cabinet du psy avec le divan et le fauteuil, l’évier avec la pauvre coquillette toute blanchie, le rayon fruits et légumes du supermarché, puis le rayon de nourriture pour animaux de compagnie, le square municipal avec ses allées, ses pelouses et ses bancs, la table en terrasse du café, une chambre d’hôpital avec son lit et ses appareils de monitoring, et même la mer en Bretagne pour une baignade avec bonnet de bain et lunettes. De temps à autre, l’auteur souhaite focaliser l’attention de son lecteur plus sur la situation ou sur les dialogues, ce qui l’amène à réduire la représentation des décors à la portion congrue. Juste un mur aveugle quand quatre mémés se sont mises en cercle autour d’Huguette en train de vérifier les pièces détachées de son caddy. Juste l’évier au premier plan, sans aucun arrière-plan quand elle considère la pauvre petite coquillette toute blanchie qui refuse d’être avalée par l’évier. Juste la cuvette des toilettes quand Huguette, assise dessus, chante la chanson du film Titanic. Ou encore deux gags avec les personnages sur fond blanc. Au total, cela ne représente que six gags sur les cinquante-deux.


Quoi qu’il en soit, le regard du lecteur est avant tout accaparé par ces dames. La caricature permet de prendre le recul nécessaire sur leur état physique et elles ont accepté les conséquences de l’âge depuis belle lurette. Un lecteur plus jeune, lui, peut se trouver plus dans la résignation devant leurs silhouettes affaissées et alourdies, leurs toilettes démodées depuis plusieurs décennies, les grosses lunettes qui empêchent de voir leurs yeux, les postures privées de toute souplesse, les expressions de visages limitées et peu gracieuses, parfois pas du tout affables, avec une forme de franchise propre aux enfants et aux personnes âgées qui peuvent enfin moins se soucier des convenances. Alors, oui, certains moments glorieux ne sont pas épargnés au lecteur : Huguette sur les toilettes dans trois gags différents, madame Martichou dans son fauteuil roulant, une copine poussant son caddie comme un déambulateur, ou encore Huguette montrant fièrement sa dernière dent à ses deux copines, en précisant que c’est la même dentition qu’à ses six mois.



L’auteur continue de faire l’équilibriste entre un humour flirtant avec le macabre et le décalage entre l’horizon d’attente de ces êtres humains et celui du reste plus jeune de l’humanité, tout en brocardant leur quotidien. À nouveau, il se tient à distance du registre de Jean-Marc Lelong (1949-2004) avec Carmen Cru (1984-2001). Ces charmantes personnes âgées savent faire preuve d’humour et d’autodérision, parfois aux dépens de leur interlocuteur, tout en évoquant leurs souvenirs. L’auteur trouve des sources de gags dans de multiples directions, évitant la répétition : blocage de l’appareil bucco-mandibulo-maxillaire, string devenu obsolète, attachement affectif à son caddy, relativisation des moments importants d’une vie, surdité chronique plus ou moins aggravée, visite chez le médecin, crainte que ce repas soit le dernier, libido annihilée, sieste intempestive. Il glisse également quelques gags sur l’actualité comme la retraite, la France qui se lève tôt, la mort de la reine d’Angleterre, la morosité des informations, et un gag irrésistible sur le sort de Leonardo di Caprio dans Titanic.


Trois héroïnes du quatrième âge de BD : un choix aussi téméraire qu’impensable. Sylvain Frécon réalise des gags avec une narration visuelle caricaturale comme il sied à ce genre, et bien nourrie en informations, donnant à voir ces dames respectables dans toute leur décrépitude physique. La conscience de la mort est bien présente, sans pour autant que la série se laisse aller à une morbidité factice, préférant l’humour du décalage généré par le point de vue de ces personnes à la vie quotidienne bien réglée, et au recul venant avec les décennies accumulées au compteur.


2 commentaires:

  1. Aaah, le retour des Mémés...

    le slogan des années 1980 d’une célèbre marque de gomme à mâcher - Ah, tu parles si je m'en souviens !

    des corps ayant perdu leur combat contre la gravité - Voilà qui est décrit avec beaucoup d'élégance ; la formule est très bien trouvée.

    ni de moquerie insidieuse, condescendante ou méprisante - Sinon, je ne sais pas si la série marcherait, ou c'est moi qui suis naïf. Tu as un contre-exemple en tête ? Peut-êtres les auteurs que tu cites plus loin, Jean-Marc Lelong et Carmen Cru.

    C'est étonnant, quand même, ces "cases" ovales. Un peu comme si le spectateur regardait la mémé à la longue-vue.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La découverte du slogan comme titre a provoqué un sourire immédiat et irrépressible sur mon visage.

      Des corps ayant perdu leur combat contre la gravité : c'est une expression que j'avais déjà lue ailleurs (je serais bien incapable de dire où) et qui est restée gravée dans ma mémoire, car je l'avais également trouvée fort bien tournée.

      Les cases ovales : une mise en page que j'avais déjà rencontrée ailleurs, chez Will Eisner par exemple (là, je m'en souviens). Je n'y ai pas vu de sens particulier, à la rigueur une façon d'adoucir les visuels, de s'affranchir d'un cadre trop rigide.

      Supprimer