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jeudi 5 octobre 2023

Sourire 58

Quoi de plus naïf qu'une hôtesse ?


Ce tome est le premier de la série consacrée à Kathleen Van Overstraeten, en termes d’ordre de parution, mais le deuxième, à ce jour, par ordre chronologique de sa vie, après Bruxelles 43 (2020). Il a été réalisé par Patrick Weber pour le scénario, Baudouin Deville pour les dessins, l'encrage et la mise en couleurs, Bérengère Marquebreucq pour la mise en lumière uniquement de la couverture, c’est-à-dire la même équipe que celle des quatre autres albums de la série : Bruxelles 43 (paru en 2020), Léopoldville 60 (paru en 2019), Berlin 61 (paru en 2023), Innovation 67 (paru en 2021). Ce tome comporte cinquante-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de huit pages, agrémenté de photographies, intitulé Souvenirs d’Expo, découpé en plusieurs articles : Derrière l’Expo d’autres expos, Un monde meilleur grâce à l’Expo ?, L’Expo invente le pays du sourire, L’Atomium star de l’Expo, Les pavillons les plus courus de l’Expo, L’Expo consacre le style Atome, À l’Expo cette drôle de Belgique joyeuse, Après l’Expo une autre Belgique ?, et une interview d’une page de Jacqueline Mens de Fernig, la fille du baron Georges Moens de Fernig (1899-1978). Viennent enfin deux pages sur lesquelles sont listées les centaines de personnes ayant contribué à la campagne de financement participatif.


Bruxelles, 1957, chantier de l’Atomium. Deux ouvriers discutent en se rendant dans la cabane de chantier pour prendre leurs affaires. Pol de Mesmaeker récrimine contre le rythme qui leur est imposé, sans compter que ce bazar à boules ne tiendra jamais debout. Son collègue verra bien qu’ils finiront par avoir des accidents sur ce chantier de fous. L’autre le chambre en lui rétorquant qu’il se demande si son collègue ne serait pas en train de virer rouge. Si ça ne lui plaît pas, il n’a qu’à postuler au pavillon de l’U.R.S.S. Ayant revêtu leur bleu de travail, ils ressortent, mais le téléphone sonne. Mesmaeker retourne dans la cabane de chantier. Il est poignardé et l’assassin s’empare de son laisser-passer.



Quatre mois plus tard, des dizaines de jeunes femmes se présentent pour s’inscrire et passer les tests d’hôtesse. Parmi elles, se trouvent Kathleen Overstraeten et son amie Monique. Tout le groupe est reçu par madame Jacqueline Devriendt, responsable du recrutement des hôtesses. Elle prend à parti une d’entre elles et lui demande si elle veut devenir une hôtesse de l’exposition universelle. La réponse étant positive, elle lui demande ensuite si elle connaît la définition du mot Sourire. Et elle hausse le ton pour lui demander de la mettre en pratique. Elle désigne ensuite Kathleen pour la prendre comme exemple : elle est le parfait exemple de ce qui est attendu, un sourire offert au monde, le sourire 58 ! Elle emmène ensuite les postulantes retenues pour aller voir l’Atomium en construction. Puis pendant quatre mois, les futures hôtesses sont astreintes à une formation accélérée. Elles assistent à des conférences données par des journalistes, des professeurs d’université et des architectes de jardins. La culture générale passe aussi par des visites d’usines et de musées.


Premier tome de la série, le lecteur en découvre les caractéristiques : reconstitution historique, belgitude, intrigue d’aventure (ici espionnage), féminisme sous-jacent. Les auteurs ont choisi un événement historique dans l’histoire de la Belgique : une exposition universelle qui a fait date, à la fois pour son monument passé à la postérité, l’Atomium à Laecken sur le plateau du Heysel, à la fois pour le style Atome reconnu par les historiens de l’art et du stylisme. Il est immédiatement évident que les auteurs ont procédé à de solides recherches pour bâtir leur projet. La lecture du récit s’avère fluide, tout en intégrant de nombreuses références historiques. Les caractéristiques de l’Expo : la présence de André Waterkeyn (1917-2005) ingénieur et concepteur de l’Atomium, Lucien de Roeck (1915-2002) graphiste et créateur du logotype de l’exposition universelle de 1958. L’héroïne croise d’autres personnages historiques comme Daniel Gélin (1921-2002), Romy Schneider (1938-1982), Lilli Palmer (1914-1986), Sidney Bechet (1897-1959) et son orchestre, et même Herbert Hoover (1874-1964) le trente-et-unième président des États-Unis. Le lecteur se rend compte que le scénariste dispose même de trop d’éléments et qu’il ne peut pas tout développer, en particulier quand Monique évoque le fait que le pavillon du Congo est un lieu sensible, certains voulant faire fermer le village des indigènes (authentique).



Dès la première page, le lecteur peut mesurer la qualité de la minutie de la reconstitution historique sur le plan visuel avec cette représentation de l’Atomium en cours de construction et les véhicules d’époque. Tout au long de ces cinquante-deux pages, l’artiste s’investit sans compter pour représenter cette époque, ces lieux, cet événement. Le lecteur ouvre grand les yeux pour ne pas en perdre une miette : les dernières traces de chantier, l’Atomium presque achevé (plus qu’une seule sphère de ce cristal de fer à finir de construire), les étoiles de De Roeck décorant les allées sur des mâts, le pavillon des États-Unis, le pavillon du Vatican, celui de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (U.R.S.S.), un plan de masse de l’exposition, le pavillon du Congo, le téléphérique de l’exposition, la grande allée, les mâts de signalétiques, etc. L’artiste se montre tout aussi précis et exact dans les représentations de Bruxelles à cette époque : une très belle brasserie, la grand-place de Bruxelles, sans oublier une magnifique vue du pavillon d’accueil de l’exposition, avec une vue générale de la place de Brouckère et la fontaine Anspach, les tramways, l’hôtel Continental avec son enseigne pour une célèbre marque de soda, l’hôtel Metropol, etc. Le lecteur ne perd pas non plus une seule représentation de voiture, et même du tricycle motorisé pour parcourir les allées de l’exposition, ou encore un side-car dans la scène de poursuite finale. L’attention prêtée au détail ne présente aucun défaut, jusqu’à l’emballage des barres chocolatées Dessert 58 de Côte d’Or. Les auteurs se sont également, à l’évidence concerté, pour parsemer des éléments culturels belges comme la visite d’Annie Cordy (1928-2020), les fraises de Wépion ou encore un cornet de frites ou deux.


Les caractéristiques des dessins relèvent de la ligne claire, dans une veine réaliste et descriptive, très agréable à la lecture. Le lecteur éprouve la sensation d’évoluer aux côtés des personnages, pouvant porter son intérêt sur les lieux, sur les tenues vestimentaires, sur leur comportement, leurs gestes. Le dessinateur conserve son haut degré d’investissement pour toutes les pages, toutes les cases, les arrière-plans comprenant de nombreuses informations visuelles. Les discussions bénéficient de plans de prise de vue dynamique, montrant l’environnement dans lesquelles elles se déroulent, les actions des interlocuteurs, les individus qui passent à proximité. L’avant-dernière séquence correspond à une course-poursuite avec prise d’otage, le lecteur ressentant le mouvement des déplacements, ainsi que la tension du fugitif et de son otage. En effet, cette bande dessinée raconte bien une histoire, une aventure de type Espionnage, en relation organique avec le contexte historique de l’époque et la tenue de l’exposition universelle en pleine Guerre froide, à quelques semaines de la crise de Berlin avec l’ultimatum de Nikita Khrouchtchev sommant les occidentaux de trouver une solution au statut de cette ville. La pauvre Kathleen Overstraeten se retrouve donc prise dans les intrigues de plusieurs individus aux enjeux secrets : Jean-Marc Spruyt (belge, ressemblant à Cary Grant), Ronald Amber (responsable du protocole du pavillon des États-Unis), Fra Matteo (journaliste de l’Ossvervatore Romano, le journal du Vatican) et Nicolas Soukine (officiel du pavillon soviétique).



Bien vite, Kathleen Ovesrtraeten est dépassée par les événements : le vol de sa sacoche pendant une visite guidée, les avances insistantes de Spruyt, le vol de l’œuvre d’art Le Christ décalé de l’artiste Svoboda dans le pavillon du Vatican, un globe terrestre qui se décroche et tombe avec fracas dans le pavillon de l’U.R.S.S., et la police qui s’intéresse de près à cette jeune femme qui était présente sur les lieux à chaque incident. Le lecteur se sent tout aussi perdu que l’héroïne et l’admire pour sa capacité à encaisser et à essayer de prendre des initiatives, bien que son emploi d’hôtesse soit en jeu. De ce point de vue, elle incarne à la fois une obligation de conformisme pour être belle et sourire afin de se montrer compétente dans son emploi, à la fois une forme d’émancipation car elle rit au nez de sa mère qui se demande si sa fille sera bonne à marier et elle ne se cantonne pas au rôle de victime que les événements semblent vouloir lui imposer. Par l’exemple, elle incarne une émancipation sous-jacente, une femme indépendante, un signe avant-coureur du féminisme.


Le dossier en fin d’ouvrage s’avère fort intéressant, venant développer certains points, comme le fait que l’Expo inventa même un nouveau métier, celui d’hôtesse au sol. Le lecteur ressort enchanté de cette bande dessinée : une immersion touristique et historique dans l’exposition universelle de Bruxelles en 1958, une aventure d’espionnage bien ficelée, un personnage principal attachant et crédible, avec une réelle personnalité déstabilisant les espions mâles ne voyant en elle qu’une belle plante. Formidable.



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