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lundi 2 octobre 2023

Les dents longues

Les gens ne comprennent plus l’ironie.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa parution date de 2023. Il a été réalisé par Courty pour le scénario, et par Evemarie pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-treize pages de bande dessinée. Il se termine avec trois pages à la manière d’un album-photo, pour des souvenirs de vacances des deux personnages principaux Chaperon Noir & Loup.


De nuit, sur un banc du Love Parc, le Chaperon Noir se demande où elle va dormir cette nuit. Il était une fois dans une contrée lointaine et rose, une damoiselle qu’on appelait Le petit chaperon rouge… avant qu’elle ne grandisse et ne s’habille qu’en noir. Elle n’avait qu’un seul ami. Deux individus s’approchent du Chaperon noir et la saisissent : un singe et un blaireau anthropomorphes. Elle exige qu’ils la lâchent, mais le singe indique qu’ils l’emmènent en prison. Elle change alors complètement d’avis : ils peuvent toujours la lâcher et elle les accompagne de son plein gré, trop contente d’avoir trouvé où dormir pour la nuit. En reprenant depuis le début… Il était une fois dans une grande ville tout aussi lointaine et moins rose… Dans une maison prêtée par Mère-Grand, une damoiselle appelée Chaperon noir. Le narrateur a déjà parlé de son unique ami, extraordinaire… Lui. Chaperon Noir se trouve sur le canapé : les doigts croisés devant sa bouche, elle fixe un verre d’eau avec une intense concentration. Loup sort de la salle de bain en peignoir. Il s’est douché pour se rendre présentable car il se rend aux allocs ce matin. Il se moque d’elle, car elle est en train d’essayer de faire bouillir l’eau du verre par la pensée, en pure perte. Il met son imperméable et ses lunettes de soleil et sort dehors.



Il arrive devant le bâtiment portant l’enseigne Allocations. Dans la file devant lui se trouvent une licorne à la première place, un dragon anthropomorphe, une petite fée flottant au-dessus du sol, et derrière lui un dessinateur avec son carton sous le bras. Un petit lapin avec une montre à gousset dans sa main arrive à sa hauteur. Il lui demande à passer devant lui car il est pressé. Le loup soulève ses lunettes de soleil, tout en se léchant les babines. Il arrive devant la préposée à son guichet, avec encore un morceau dans la bouche et un peu de sang à la commissure des lèvres. Il rentre à la maison, et Chaperon Noir est toujours en pleine concentration sur le canapé en fixant son verre d’eau. Loup lui lance la montre à gousset sur le sommet du crâne en lui disant Cadeau. Elle le morigène : il avait pourtant promis de ne plus le faire en ville. Il lui demande où elle en est avec la télékinésie, et va ouvrir le placard à provisions : cinq étagères pleines de boîtes de conserve de ragoût. Elle met la table. Il ramène la boîte de ragoût réchauffée au bain marie dans une casserole et lui demande pourquoi elle est contente. Elle répond : se taper un gueuleton avec son meilleur pote, le bonheur. Il rétorque que, un, c’est une boîte de ragoût à peine réchauffée, mais pas au lapin, et, deux, il n’est pas son meilleur pote, mais son seul pote.


La quatrième de couverture interpelle le lecteur faisant le constat qu’il a grandi, enchaînant sur le fait que Chaperon, Loup et les autres aussi. Il est temps de savoir ce qu’ils sont devenus. De fait, le lecteur identifie facilement les références aux contes classiques : Chaperon Noir pour commencer, la version adulte de Chaperon Rouge, et bien le Loup. D’ailleurs, ils se mettent à la recherche de Mère-Grand, et le Bûcheron joue un rôle dans cette historie. Sans nommer tout le monde pour ne pas déflorer certaines surprises, il est également possible de citer une jolie blonde surnommée Bouclette qui vit avec Papa Ours (il est confirmé au cours du récit qu’il s’agit bien de Boucle d’Or), le lapin avec sa montre à gousset (le fameux Lapin Blanc, extrait de Les aventures d’Alice au pays des merveilles, 1865, de Lewis Carroll, 1832-1898), les trois petits cochons, la princesse au petit pois, un carrosse en forme de citrouille, sans oublier une licorne. Le lecteur ne s’attend pas à découvrir Peggy et Kermit en heureux propriétaire, les auteurs n’hésitant pas à mélanger les sources. S’il est attentif, il croise Astérix et Bob l’éponge dans la gare ferroviaire en page dix-neuf. Chaperon Noir et Loup vivent ensemble dans la même maison, mais ils semblent faire lit à part, la damoiselle dormant dans le canapé. Les scénaristes évoquent effectivement ce qu’ils sont devenus, en n’hésitant pas à regarder leur passé depuis un autre point de vue que celui qui est passé à la postérité dans la version classique de ces contes.



Chaperon Noir n’a rien fait de sa vie et glande sur le canapé, en réussissant très bien à ne pas sortir de la maison, son record sans mettre le nez dehors : deux ans au début du récit, et Loup ne sortant qu’une fois par mois pour aller toucher les allocs. Difficile de les prendre comme des modèles. D’ailleurs, leur quête consiste à retrouver Mère-Grand pour qu’elle leur octroie un nouveau logement, gratuit, juste au titre des liens de la famille : pas très moral comme conte. Les aléas de la disparition de la grand-mère vont quand même les mettre dans une position de héros, bon, plutôt des anti-héros, et à prendre une balle. Toutefois la comparaison avec les autres personnages de conte tourne plutôt à l’avantage du loup et du chaperon : la vie conjugale de la pauvre Boucle d’Or ne l’a pas amenée au bonheur escompté, ou encore la fratrie des trois petits cochons s’avère dysfonctionnelle. D’une certaine manière, chaque personnage de conte a conservé le trait de caractère dominant qui était mis en avant, par exemple le comportement carnivore de Loup qui continue à manger des lapins, fussent-ils dotés de conscience. Les auteurs s’en amusent dans leur comportement, ainsi que par quelques remarques bien senties. Chaperon Noir n’hésite pas à traiter Mère-Grand de vieille biche (à prononcer avec l’accent anglais). La femme du Bûcheron qui accuse Mère-Grand d’être une coqueuse d’hommes, à trainer toute la journée en pantoufles pour aguicher son mari. Loup qui se rappelle le bon vieux temps quand Chaperon Noir portait encore le nom de Chaperon Rouge et qu’elle était tellement serviable à faire les livraisons pour tout le monde, comportement que Chaperon Noir qualifie de gros pigeon. Loup qui surnomme les trois petits cochons en les appelant Pim, Pam et Poum. Le petit poucet qui accuse sa mère de l’avoir abandonné.


La dessinatrice nourrit également la tonalité humoristique avec des éléments visuels comiques. En page d’ouverture, le Love Parc est parsemé de petits cœurs dans sa décoration architecturale. Même le banc public comporte deux petits cœurs évidés dans son dossier. L’armoire dans la cuisine contient des boîtes de conserve d’un seul et unique modèle, produisant un effet de monotonie désespérante. Elle s’amuse bien avec un pont improbable à structure métallique pour la voie ferrée. Dans les pages suivantes, les modes de locomotion des deux personnages principaux deviennent franchement improbables : un petit canot tiré par un grand poisson, un sidecar accroché à un tandem où pédalent deux kangourous, une sorte de bateau à aube accroché à un ballon dirigeable de type zeppelin (le Love Boat bien sûr), sans oublier la maison dans laquelle se déroule la confrontation finale et le dénouement.



L’artiste s’amuse tout autant avec les personnages. Impossible de résister à la dégaine du Chaperon Noir avec survêt à capuche noir orné d’une tête de mort, son short en jean avec revers, et ses clopes, sans oublier ses moues blasées et son manque de joie de vivre. Le loup est dessiné de manière plus exagérée : un individu filiforme, anthropomorphe, avec longue gueule, quelques dents acérées apparentes, sans oublier ses lunettes de soleil, il fume également et son sourire est ravageur. Les personnages de conte et les créatures fantastiques ont perdu leur aura de mythe pour une apparence plus pragmatique qui n’est pas à leur avantage : Boucle d’Or et son air ahuri trahissant le fait qu’elle n’ait pas la wifi à tous les étages, les lapins qui n’ont jamais conscience que Loup est un prédateur, la pauvre licorne qui se prend un pierre dans l’arrière-train et qui ne peut croire qu’il existe une personne qui ne l’aime pas, le nain avec sa capuche qui lui masque le regard et son comportement revêche, la princesse au petit pois fort mécontente de sa mauvaise nuit, etc. Le lecteur sent que les auteurs se sont bien amusés à pointer un défaut de caractère chez les uns et les autres, à les ramener parmi le commun des mortels, mais sans pour autant les humilier ou les massacrer.


Le lecteur sent qu’une belle complicité existe entre les deux auteurs, avec un sens de l’humour entre dérision et indignation d’être parfois pris pour des pigeons. Impossible d’oublier l’incroyable addition qui leur est présentée au restaurant en terrasse, leur imputant le coût de leur menu à chacun, le vin et l’eau, mais aussi le coût de la nappe, des couverts, de la panière à pain, des chaises et même de l’addition. Le lecteur se laisse facilement emmener pour accompagner Loup et Chaperon dans leur périple : une dynamique de récit qui a fait ses preuves, alliant une enquête, un voyage et un mystère. Ils dosent avec habileté les éléments très banals et les composants d’un conte au service de deux individus qui ne se laissent pas faire par les circonstances ou les individus plus ou moins mal intentionnés, plus ou moins benêts, mais dont l’objectif reste de trouver un toit pour pouvoir glander tranquillement dans la vie.



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