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mercredi 18 octobre 2023

Mademoiselle J. T02 Je ne me marierai jamais

Ce sont justement les crises et les guerres qui créent les opportunités.


Ce tome fait suite à Mademoiselle J - Tome 1 - Il s'appelait Ptirou (2017) qu’il faut avoir lu avant. Sa publication originale date de 2020. Il a été réalisé par Yves Sente pour le scénario, par Laurent Verron pour les dessins et par Isabelle Rabarot pour les couleurs. Il comprend soixante-deux planches de bande dessinée.


Avril 1960, en cette fin de matinée, seule la petite Marie cherche encore à découvrir un dernier trésor en chocolat dans le jardin. Les deux garçons Marc et Hubert sont en train de jouer au badminton. La mère ouvre la porte et leur annonce depuis le perron qu’ils arrivent. Les trois enfants se précipitent, traversent la maison ventre à terre, pour ouvrir la porte donnant sur la rue et souhaiter la bienvenue à tante Andrée et oncle Paul. Celui-ci a ramené une bande dessinée pour chacun : La flèche noire pour Marie, Soleil noir et Buck Danny contre Lady X pour les garçons. Le mari Hubert propose un porto à Paul qui va s’installer confortablement dans le fauteuil et qui reprend l’histoire là où il l’avait laissée Noël dernier. Le steward Robert lui raconta la suite du récit qu’il apprit de Juliette elle-même. Il la recroisa par hasard, près de dix ans plus tard. À la fin de l’année 1929, grâce à ses médicaments retrouvés et grâce à Ptirou, Juliette a pu profiter de son voyage en Amérique. Et ce qu’elle découvrit l’émerveilla. Même si beaucoup d’Américains souffraient de la crise économique, elle ne pouvait pas s’empêcher d’admirer l’esprit d’ouverture qui régnait partout où elle portait le regard. Au bout de trois semaines, il fut temps de rentrer. Était-ce sa rencontre avec Ptirou ou sa découverte de l’Amérique ? Toujours est-il que c’est à ce moment-là que Juliette décida définitivement ce qu’elle voulait devenir dans la vie. Le docteur De Lannoy lui avait assuré que malgré son cœur malade, de nouveaux médicaments lui permettraient de vivre normalement. Elle serait donc grand reporter ! Quelqu’un qui parcourt le monde pour noter tout ce qu’il s’y passe d’intéressant. Ensuite il rentre dans son pays et écrit des articles ou des livres pour raconter à tout le monde ce qu’il a vu.



Sur le paquebot pendant le voyage de retour, Henri De Sainteloi s’adresse à sa fille Juliette : il pense que ce n’est pas bien raisonnable pour une jeune personne de son éducation que de se lancer dans le métier de vagabond qu’est celui de reporter. Pour lui, un jour, elle rencontrera un garçon charmant et de bonne famille, ils se marieront et ils auront de beaux enfants, comme sa maman l’aurait souhaité. Elle lui répond de manière catégorique : non, non, elle ne se mariera jamais. Dans sa tête, elle pense encore à Ptirou dont elle porte un des boutons dorés de son uniforme en sautoir. Dès son retour à Paris et après avoir, lui aussi, réfléchi à son avenir, M. de Sainteloi annonce à ses patrons qu’il ne partage plus leur manière de voir le futur de la compagnie générale transatlantique. Il démissionne et vend ses parts de la société. Grâce à cet argent et à un nouveau partenaire financier, un certain Gustave Noirhomme, il crée la compagnie des cinq océans, alias la C.C.O., qui au fil des ans achète une petite flotte de cargos spécialisés dans le transport de pétrole.


À l’origine, il y a le tome douze de la série Le Spirou de…, c’est-à-dire Il s'appelait Ptirou. Puis quelques temps plus tard, les éditeurs de Dupuis font évoluer les règles édictées pour cette collection, et autorisent les auteurs initiaux à donner une suite à leur album s’ils le souhaitent. Yves Sente profite de cette possibilité pour revenir sur le personnage secondaire de son histoire : Juliette De Sainteloi, et réaliser un deuxième album avec le même artiste, puis un troisième publié en 2023, toujours par la même équipe. Comme pour le premier album, le scénariste choisit une année bien spécifique pour l’histoire : 1936, faisant suite à 1929. Il aménage son récit de manière à pouvoir indiquer ce qu’il s’est passé entre ces deux années. Le lecteur ayant lu le premier tome se remémore de suite les personnages, leur histoire et leur situation. Il identifie sans peine la vieille dame dans un cadre avec un ruban noir signe de deuil en page six : Thérèse la gouvernante précédente de Juliette, qui était trop âgée pour entreprendre la traversée en paquebot à destination des États-Unis. De même, les apparitions de Ptirou font sens, ainsi que la réapparition de personnages comme Ernst von Riblach, Bertrand Malepeigne et sa mère Oscarine, monsieur Dittre, et bien sûr Robert Velter (1909-1991). Il identifie également les références à Spirou et au magazine portant son nom, à commencer par oncle Paul qui narre l’histoire comme dans le tome un, et cette année marque une étape essentielle pour le périodique de bande dessinée belge francophone hebdomadaire portant le nom de Spirou.



Comme dans le tome un, l’intrigue s’inscrit dans son époque, pour une reconstitution historique nourrie. Les auteurs intègre l’importance du nazisme en Allemagne, la première action militaire allemande contre un autre pays, l’exposition Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne à Paris en 1937, le début de la production du modèle Coccinelle du constructeur allemand Volkswagen (produite de 1938 à 2003), ou encore une Porsche type 64 version sportive, la voiture futuriste Mercedes-Benz W125 Rekordwagen qui établit un record de vitesse de 432,7km/h le 28 janvier 1938, les représentations avec précision, au milieu des immeubles parisiens, des autres modèles de voiture d’époque, et de la mode aussi masculine que féminine, l’ancien tramway d'Île-de-France mis en service en 1855 et abandonné en 1938. L’artiste intègre ces éléments dans le récit de manière organique. En outre, l’oncle Paul raconte son histoire en 1960 et il offre trois albums de bande dessinée que le lecteur identifie : La flèche noire (1959, douzième album de Johan et Pirlouit), Valhardi contre le Soleil Noir (1958, sixième album de Les aventures de Jean Valhardi), Buck Danny contre Lady X (1956, dix-septième album de Les Aventures de Buck Danny). C’est donc un très grand plaisir que de pouvoir s’immerger dans cette reconstitution riche et soignée.


L’intrigue s’inscrit elle aussi dans l’Histoire : fondée par Henri De Sainteloi, la société de cargos spécialisés dans le transport de pétrole est convoitée par une grande puissance pour son intérêt stratégique. De son côté, Juliette De Sainteloi décroche son diplôme de lettres (accompagné des félicitations du jury) et se met à la recherche d’un premier emploi de grand reporter, ce qui s’avère un défi pour une jeune femme à cette époque. Elle aura droit aux encouragements d’une certaine France Gourdji, c’est-à-dire Françoise Giroud (1919-2003). En outre, elle est en âge de se marier, et elle fait la connaissance de Léa Vollak qui devient sa meilleure amie. Le scénario marie ainsi harmonieusement la vie de son personnage principal avec ses ambitions professionnelles et ses désirs personnels, la grande Histoire et la petite histoire de ces personnages fictifs, ces deux composantes progressant de concert, les choix des uns et des autres découlant de ces circonstances. Le lecteur constate que Juliette appartient à la haute bourgeoisie, et qu’un personnage lui fait observer qu’elle entretient des amitiés dans toutes les couches de la société.



La narration des auteurs s’avère dense comme dans le premier tome, tout en restant fluide et agréable, sans impression de découvrir des pavés indigestes à chaque page tournée. L’artiste impressionne par sa rigueur tout au service du récit, avec des cases bien disposées en bande, de temps à autre une rare exception avec une case en insert ou une case de la hauteur de deux bandes. Il dose à la perfection le niveau de densité d’informations visuelles, représentant les décors et les environnements avec une forte régularité, ne s’en affranchissant qu’en cas de discussion durant plusieurs cases. En feuilletant rapidement le tome, le lecteur peut éprouver l’impression que peu de pages ressortent comme spectaculaire. À la lecture, l’impression s’avère tout autre : des cases d’une grande maîtrise racontant beaucoup de choses en un seul dessin. Par exemple : les garçons en train de jouer au badminton pendant que la petite fille cherche encore un œuf ou un lapin en chocolat, son panier à côté d’elle, la mère qui les prévient de l’arrivée des invités, une vision claire du pavillon, les chaises de jardin. Page suivante, un voyage en train, et dans une simple case, le lecteur peut voir Juliette, Henri, Oscarine, les banquettes, la sacoche de travail du père, la lampe sur la table, le carnet de note de la jeune fille, et par la fenêtre les montagnes dans le lointain, un troupeau de vaches menées par des cowboys en plan médian. Il en va ainsi d’au moins une case dans chaque page. Il se régale également avec des séquences complètes, tel un baptême de l’air pour Juliette, ou un camion qui pousse une voiture à travers le parapet d’un pont pour tuer son conducteur. Et la séquence de mariage… Oups, ne pas trop en dévoiler.


Les auteurs confirment avec élégance que le personnage secondaire de Juliette De Sainteloi présente toutes les caractéristiques et l’épaisseur nécessaire pour porter une série dérivée, à elle toute seule. Ils réalisent une belle intrigue entre complot et drame, entre malversations et émancipation, servie par une reconstitution historique soignée et une narration visuelle aussi discrète et classique que de haute volée.



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