Où que tu ailles, tu emporteras ton malaise avec toi.
Ce tome constitue une histoire complète indépendante de toute autre, qui s’apprécie mieux avec une connaissance superficielle de la genèse biblique sous l’angle mythologique. Sa publication date de 2023. Il a été entièrement réalisé par Emmanuel Moynot, pour le scénario, les dessins et les couleurs, bédéiste également connu pour ses albums de Nestor Burma. Il comprend cinquante-trois pages de bande dessinée
À l’époque des hommes des cavernes, Adam est en train de se coudre un pagne avec un lien de cuir et une grosse aiguille. Il est très satisfait du résultat et il le revêt. Il va se présenter à sa mère assise dans la grotte, en lui annonçant qu’il a inventé un truc. Elle le calme direct en lui demandant d’y aller mollo sur les superlatifs et de lui montrer le truc. Il avance vers elle, disant qu’il trouve que ça lui va vachement bien. Elle répond du tac au tac, que c’est complètement idiot son truc, on ne voit plus son pénis. S’il croit que c’est avec son intellect qu’il va impressionner les gonzesses… Bref, il s’est planté. Elle lui demande d’aller cueillir des cailloux pour faire la purée de lézard. Il râle, parce qu’il en a marre de la purée de lézard. Elle lui rétorque qu’il n’a qu’à inventer l’arc et les flèches et alors ils pourront en reparler. Il sort ramasser des cailloux tout en marmonnant pour lui-même qu’un jour il inventera la religion et qu’on verra bien c’est qui qui rigole. Il se rend compte qu’Ève se tient devant lui : elle lui demande pourquoi il planque son pénis, s’il a rétréci ou s’il a chopé la chtouille. Il répond sèchement que les gonzesses n’y comprennent rien à la mode, et que si un jour il y a des grands couturiers, ce ne sera pas les femmes qui feront la tendance.
Peu impressionnée par sa répartie, Ève demande à Adam s’il veut faire du sexe. Elle va se coucher sur le dos dans l’herbe, dans la position du missionnaire, tout en lui indiquant qu’elle aimerait bien le faire à la normale une fois de temps en temps. Il répond qu’il évolue, qu’il n’a plus d’os pénien, et que le faire comme des bêtes ne lui occasionne plus d’érection. À l’entrée de la grotte, la mère d’Adam s’époumone à l’appeler. Il finit par l’entendre et il peste contre elle, ne pouvant pas être tranquille. Il décide que le jour où il va écrire ses mémoires, il va l’en évincer. Ève rentre chez ses parents, et sa mère lui fait la leçon parce qu’elle a encore été traîner avec l’autre demeuré. Elle leur répond qu’ils profitent bien d’être crétins maintenant parce que la préhistoire ne va pas durer pour toujours. Elle va trouver refuge dans les branches d’un arbre, où un serpent bleu vient lui prodiguer des conseils. La jeunesse, c’est le printemps de la vie ! C’est là qu’il faut cueillir les plus beaux fruits, se remplir du suc de l’existence pour ne pas finir comme un vieux pruneau tout fripé. Où qu’elle aille, elle emportera son malaise avec elle. Elle finit par suivre son conseil et croquer dans une pomme, ce qu’elle regrette immédiatement car elle n’est pas mûre. Elle est persuadée que l’herbe est plus verte ailleurs : il faut qu’elle s’en aille, et ainsi ses parents la laisseront tranquille.
Un titre qui claque bien et qui ne laisse pas place au doute : l’auteur ne va pas faire l’éloge des êtres humains. Il place son récit à la naissance de l’humanité, dans l’âge mythologique de la Genèse selon la Bible, dans une version quelque peu revue et corrigée. Il s’agit d’un album publié par l’éditeur Fluide Glacial, et le lecteur peut y reconnaître l’humour maison, un peu gras, souvent en-dessous de la ceinture, et aussi impertinent que pertinent et pénétrant. La première page propose un gag reposant sur un anachronisme, de la couture, filé par la suite avec l’évocation du métier à inventer de couturier, et de la mode qui sera certainement plus masculine que féminine. Par la suite, le lecteur sourit à l’emploi d’anachronismes qui abondent tout au long de l’album : la mention d’une pension alimentaire en retard, le régime végétarien, le rôle traditionnel de la femme voire rétrograde, les démarcheurs Vendeur Représentant Placier (VRP), le principe d’éduquer le palais (la gastronomie), les jours de la semaine, le fromage, la prospection les clients potentiels pour réaliser une étude de marché, le fait de parler face caméra, l’existence de la forêt primaire, etc.
L’auteur joue également sur les attendus du lecteur, en prenant à rebrousse-poil le déroulement de la Genèse tel qu’établi dans la Bible. Le lecteur sourit quand Abel explique la notion de sacrifier un bélier pour que ça lui porte chance : un détournement du sacrifice à Dieu, transformé en une croyance sans fondement sur le fonctionnement de la chance, une interprétation erronée d’une occurrence de corrélation, sans aucune causalité. Un peu plus loin, Adam reçoit l’étrange visite d’un individu à la peau noire, visiblement un Africain, ce qui l’amène à se mettre en colère, en demandant qu’on le laisse construire sa légende tranquille, et à se regarder le nombril en disant que, oui, il en a un ! Cette séquence intègre également une autre forme de dérision, cette fois-ci s’appliquant à l’Histoire, et dans ce cas particulier à l’histoire évolutive de la lignée humaine, contrastant fortement au récit de la Genèse. Dans une séquence, Caïn se met à inventer le concept de cité et de logements mitoyens, faisant ainsi ressortir le fait qu’Adam et ses parents habitent dans une caverne. Il est également question de mots de vocabulaires divergents entre les deux frères, prémices de la naissance des langues, et du mythe de la tour de Babel. Ou encore Abel s’est déjà installé comme éleveur, et Caïn comme agriculteur.
En cohérence avec l’époque et les personnages qu’il a choisis, l’artiste a fait le choix de les représenter nus tout du long de l’album avec une approche majoritairement réaliste, et donc des fesses, des poitrines et des pénis apparents, ce qui est même visible sur la couverture pour Adam. Cela ne fait pas de cette bande dessinée un ouvrage érotique ou pornographique, plutôt naturiste. Lorsque Ève et Adam s’accouplent, cela ne dure que le temps d’une unique case fort chaste. Le dessinateur montre des individus en bonne santé physique, les parents étant marqués par l’âge, les Africains (apparaissant dans une séquence) étant peut-être plus athlétiques. Les dessins s’inscrivent dans un registre descriptif et réaliste, avec un degré de détails de niveau moyen. L’artiste ne se contente pas de formes génériques, mais le degré de précision ne permet pas de reconnaître les essences de végétaux, par exemple. Il emploie un mélange de traits très fins pour des portions de contour, et de traits plus épais pour donner plus relief et de texture aux formes détourées. Le lecteur observe une belle variété dans les visages, dans les postures corporelles et dans les expressions de visage. Il voit passer des représentants de différentes espèces animales : le serpent bleu vil tentateur, un pauvre lapin qui finit le crâne éclaté sous une pierre, une girafe, une biche, un lézard, des moutons, deux aurochs, un poisson, un lion et une lionne, deux chiens et des chiots.
Le dessinateur réalise des décors qui donnent une impression de chaque lieu, sans les décrire dans le détail. Pour autant, les personnages évoluent dans des environnements diversifiés : des grottes (quelques-unes bénéficiant de peintures rupestres), des zones boisées avec même des arbres à liane, des collines permettant de voir loin, un mont avec des grottes, une savane, un champ de blé, une hutte en bois, un fleuve, une immense cité en pierre, et même un véritable jardin d’Éden. Le lecteur apprécie la fluidité de la narration visuelle et sa variété, avec des scènes mémorables : le serpent évoluant autour d’Ève assise sur une branche d’arbre, Caïn se prenant une mandale pour avoir tenté de tuer Abel encore nouveau-né, Adam tuant un lapin par surprise, les deux démarcheurs essayant de fourguer un balais présenté comme l’une des dernières innovations en matière d’entretien ménager, Abel s’adonnant à la peinture rupestre, Adam plongeant pour pêcher un poisson à main nue, deux lions en train d’observer des humains se recueillir sur un corps enseveli, l’incroyable cité en pierre, le principe de la géante de neuf mètres en train de se faire féconder.
En fonction de sa familiarité avec l’histoire d’Adam et Ève, le lecteur se rend compte que l’auteur n’en reste pas à une parodie moqueuse et sarcastique. En sous-entendu, il s’amuse également avec des questionnements divers. Cela commence dès la première page avec Adam en train de coudre : quel être humain a pu avoir cette idée, comment lui est-elle venue à l’esprit ? Ce type d’interrogation revient à l’esprit du lecteur en voyant les uns et les autres faire des essais de nourriture : Caïn très content de mâcher des feuilles de plante qui semblent le détendre, Adam ramenant un lion et Ève ne sachant pas comment le cuisiner. Abel s’allongeant sous un mouton pour boire le lait à même le pis. La famille d’Adam se demandant ce qu’il lui prend de ramener un poisson : comment a-t-il pu avoir l’idée que ça pouvait se manger ? Moynot s’amuse également à opposer la version de la genèse de l’humanité légèrement bronzée à la réalité de son origine en Afrique noire. La notion d’un dieu le père tout puissant avec un homme à la barbe blanche qui regarde silencieusement Abel, et la notion de premier homme puisque Adam a un nombril, et même une mère. Il montre Ève et Adam quittant la grotte familiale pour tenter de s’installer dans une maison. Dans la dernière séquence, il joue avec le principe d’une genèse alternative quand Adam raconte ce conte avec des hommes paresseux et une femme géante. Il joue avec la notion de péché originel lorsque Ève indique à Seth, un de ses fils, que quand son père et elle ne seront plus de ce monde, l’avenir de l’humanité reposera sur lui. Ce n’est donc plus l’acte de croquer dans la pomme qui pèse sur la condition humaine de tous les hommes à venir, mais les choix de Seth.
Un titre politiquement incorrect pour indiquer une relecture inconvenante et irrespectueuse de l’origine de l’humanité selon la Genèse. Une narration visuelle bien dosée entre pragmatisme et humour, pour une reconstitution entre naturalisme et fantaisie. Une suite de six chapitres entre quatre et seize pages, évoquant l’invention du pagne cousu, la naissance d’Abel, la chasse, le premier agriculteur et le premier éleveur, le principe du sacrifice pour s’attirer la chance, et une autre possibilité pour un récit des origines. L’auteur entremêle avec une habileté élégante mythologie et histoire, assaisonné de dérision et de sarcasme pour mieux remettre en question quelques notions fondatrices qui exigent beaucoup de crédulité, sans se montrer condescendant ou méprisant.
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