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lundi 23 octobre 2023

La venin T01 Déluge de feu

Dans la vie, il faut un peu plus que la chance pour réussir.


Ce tome est le premier d’une pentalogie qui forme une histoire complète. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Laurent Astier pour le scénario, les dessins et la couleur. Il comporte cinquante-six pages de bande dessinée. Il comprend un dossier de six pages à la fin : la reproduction des carnets d’Emily, tels que l’auteur les a découverts lors de ses recherches. Le lettrage de la bande dessinée est assuré par Jean-Luc Ruault, la calligraphie des carnets par Jeanne Callyane. Une carte des États-Unis occupe la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : y figure le tracé des voyages d’Emily.


La Nouvelle Orléans en Louisiane, juillet 1885. Dans une maison close, plusieurs hommes prennent leur plaisir dans le salon, avec les filles. Ils se prénomment Eugène, William, Allister, James, en présence du pianiste Stanley. Soudain une belle rousse interrompt les caresses qu’elle prodiguait à William car sa fille de huit ans se tient au palier de l’étage en train de regarder ce spectacle qui n’est pas de son âge. La mère dit à sa fille Emily qu’elle devait rester dans sa chambre car sa mère est occupée. Elle lui ordonne de filer, car elle ne veut plus la voir traîner dans ses pattes, qu’elle aille lire un de ses stupides bouquins, et qu’elle ferme la porte de sa chambre ! Emily s’exécute en claquant bien fort la porte de sa chambre, et pleurant tout en se disant qu’elle la déteste. Elle prend une décision : alors comme ça sa mère ne veut plus la voir, elle fouille dans le tiroir de la commode. Elle y trouve la boîte avec les billets de banque et elle en prend une poignée. Elle sort par la fenêtre, descend le long de la poutre qui supporte le balcon et salue Sam en train de jouer du banjo, avec un copain trompettiste et un autre à la grosse caisse. Sam papote avec elle, mais est rappelé à l’ordre par les autres musiciens. Il s’amuse en associant deux mots des phrases prononcées : le verbe Jaser et le qualificatif de Jézabel. Il suggère le titre de Jazz for jazz belles pour leur morceau.



Quinze ans plus tard dans le Colorado, en juillet 1900, Emily se dirige vers Silver Creek, en train. Elle lit le journal : la première page annonce la tournée électorale du gouverneur Eugene Mc Grady, pour se faire élire au Sénat. Son voisin lui emprunte son journal, et se plaint que les journalistes vont les bassiner avec cette fichue élection. Le train arrive à quai. Les voyageurs descendent, le chef de gare leur recommandant de faire attention car cette partie de la gare est pas mal ravinée par les pluies, et pourtant ce n’est pas faute d’avoir demandé des travaux… Il salue la voyageuse qui lui indique qu’elle est venue pour se marier, la cérémonie étant prévue pour dans quatre jours. Puis Emily s’adresse à Ike, un vieil homme, en train de charger des colis dans sa carriole. Elle lui explique : elle vient d’arriver, et elle ne connaît pas bien la région. Elle voudrait savoir où se trouve la maison de Benjamin Cartridge et si quelqu’un pourrait l’y emmener. Il devait passer la chercher, mais il a dû avoir un empêchement de dernière minute. Ike indique où se trouve la maison de Cartridge et ajoute qu’il n’y habitue plus depuis deux semaines, car il est là-haut, au cimetière, sous six pieds de terre.


Une série western de plus, forcément avec de nombreux hommages au fil des séquences. Certes. Déjà : un premier tome avec un véritable enracinement dans la réalité historique de l’époque. Le lecteur constate rapidement que la narration allie à la fois richesse et fluidité : une vraie densité narrative, tout en conservant le plaisir de lecture. L’auteur intègre de nombreux éléments historiques, certains évidents, d’autres plus pointus. Dans la première catégorie se trouvent une partie des conventions habituelles du genre Western : le saloon agrémenté par ses prostituées, le cheval de fer et ses rails, les déplacements à cheval, les carrioles, la petite ville du far West, les règlements de compte à l’arme à feu, le sort des Amérindiens (ici des Comanches et un Apache), le bateau à fond plat et faible tirant d’eau mû par une roue à aubes sur le fleuve Mississippi, le baptême par immersion dans ce fleuve, et même des signaux de fumée. Petit à petit, le lecteur s’imprègne de l’ambiance et relève de ci de là une composante plus spécifique à l’époque, à la civilisation, moins connue. Elle peut être explicitée avec une courte note en bas de page, comme pour cette jeune femme Minnie Wallace qui a assassiné son époux plus vieux de trente ans. Le lecteur prend alors plaisir à lire un facsimilé d’article de journal dans le dossier d’Emily en fin de tome pour en découvrir plus. Il y a bien sûr les détectives de l’agence Pinkerton, surtout s’il prend la curiosité au lecteur d’aller se renseigner à partir de leur nom. Ces deux individus Tom Horn (1860-1903) & Charlie Siringo (1855-1928) ont bel et bien existé et ont bel et bien contribué à la traque du Wild Bunch de Butch Cassidy (1866-1908) et du Sundance Kid (1867-1908, Harry Longabaugh), la lecture de leur biographie valant le détour.



D’autres personnages historiques apparaissent ou sont évoqués : Quanah Parker (1845/52-1811) un des plus éminents chefs des Comanches Quahadie ou Kwahadi, Annette Ross Hume (1858-1933) une photographe. Le scénariste confronte son héroïne à la pratique des Sooners, des colons venant en repérage de territoires indiens qui feront bientôt l‘objet de l’une des six courses à la terre, dans l’état de l’Oklahoma. Ces éléments de contexte historique ont un impact direct sur le déroulement de la vie et les actions d’Emily ou sur celle des personnes qu’elle croise : ce récit s’inscrit dans un contexte historique bien précis, et son déroulement en aurait été changé s’il s’était agi d’autres lieux ou d’autres temps. L’auteur rend également hommage à d’autres bandes dessinées de Western, en particulier, le lecteur peut identifier en page vingt-quatre : Mike S. Blueberry créé par Jean-Michel Charlier (1924-1989) & Jean Giraud (1938-2012), Buddy Longway créé par Derib (Claude de Ribaupierre, 1944-). Très vite il est pris par l’intrigue et par la reconstitution historique soignée, que ce soient les références, ou les représentations. L’artiste œuvre dans un registre réaliste et descriptif. Le lecteur n’éprouve aucun doute sur la qualité et le sérieux de ses recherches préparatoires. Il sait qu’il peut avoir confiance dans la représentation des tenues vestimentaires, des outils, des bâtiments, de l’ameublement, des carrioles, des armes des uniformes, des formes d’urbanisme, et même des dessous féminins. Il savoure l’évocation de l’origine probable du mot Jazz.


Derrière la couverture saisissante avec cette jeune femme dont le coup de feu semble allumer et nourrir un intense brasier, le lecteur découvre une narration visuelle très généreuse et prévenante vis-à-vis de lui. Le dessinateur prend le soin de représenter chaque élément dans le détail pour leur donner de la consistance, le lecteur prenant plaisir à prendre le temps de les regarder, que ce soit le pont en bois sur lequel passe le train, les bancs en bois dans les wagons, le bras et le manchon pour déverser le grain dans le wagon, une palissade en bois, les lampes à pétrole, les drapeaux américains et la fanions pour décorer la ville de Silver Creek à l’occasion du passage du gouverneur candidat au Sénat, le chandelier à six branches dans le grand salon d’apparat de la demeure des Mc Grady, la voilette de la veuve, les armatures intérieures en bois du grand tipi du shaman Isa-Tai, le modèle de fauteuil sur la véranda du colonel, différents du modèle de fauteuil dans sa salle à manger, les différentes zones du camp de Fort Sill, les formations rocheuses du désert, la ramure impressionnante des têtes d’élan décorant un grand hall d’un bâtiment du campus de Yale, etc. Il prend tout autant plaisir à la construction des séquences, à la variété des plans de prise de vue, que ce soit des cadrages larges pour donner de la place au paysage, ou des cadrages plus serrés sur les visages pendant les discussions qui peuvent devenir très tendues. L’artiste ne ménage pas sa peine pour donner à voir les différents lieux avec des cases très détaillées : une vision générale de la grand rue de Silver Creek, une longue perspective pour l’arrivée du train en gare, la grande salle du saloon vue depuis le balcon de l’étage, une case de la largeur de la page pour montrer Emily chevauchant dans un paysage sauvage, une vue générale en élévation de Fort Sill, une vue générale avec une perspective profonde du quai à partir duquel Emily et sa mère embarque sur le bateau, une case très impressionnante avec Emily en haut d’un escalier pour une vue plongeante vers une salle souterraine gigantesque dans un bâtiment de Yale, etc.



L’intrigue est construite sur deux fils temporels : le présent de l’histoire en 1900, alors qu’Emily arrive à Silver Creek, et des retours en arrière à partir de 1885 qui viennent en raconter plus sur son enfance, avec une forme d’écho sur son présent. L’auteur a choisi un personnage principal féminin ce qui ajoute une différence avec la grande majorité des westerns. Il évoque la condition féminine à l’époque : en tant que femme libre et indépendante, fille de prostituée, Emily n’a pas beaucoup de possibilités de source de revenu, et l’auteur ne se montre ni hypocrite, ni complaisant sur son activité dans une maison close. Pour autant, elle n’apparaît pas comme une victime, et il ne la transforme pas en objet du désir pour le lecteur, conservant ainsi son intégrité d’être humain indépendant. La dynamique de l’intrigue apparaît rapidement, entre Emily prenant l’initiative, les différentes forces de l’ordre (policiers, militaires ou enquêteurs privés) réagissant, des souvenirs du passé, des course-poursuites, donnant un rythme soutenu à l’ensemble. Parmi les thèmes : la justice opposée à la loi, les préjugés, la loi du plus fort, la condition féminine, la spoliation des Amérindiens, le pouvoir de l’argent, le racisme systémique envers les Amérindiens, etc.


Un premier tome parfait pour cette série Western. Une narration visuelle riche et variée, méticuleuse et soignée, une intrigue qui se dévoile progressivement, une tension dramatique soutenue, un personnage principal complexe, courageux, intelligent, rusé, pragmatique. Un contexte historique fourni et authentique. Le lecteur admire Emily pour sa détermination et sa résilience, tout en profitant pleinement d’un beau western dont les conventions de genre sont mises au service du récit, retrouvant ainsi toute leur saveur.



1 commentaire:

  1. Un article avec interview de l'auteur :

    https://www.actuabd.com/La-Venin-un-Western-au-feminin

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