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mardi 17 décembre 2019

Chute libre - Carnets du gouffre

Tu as tout pour être heureuse.

Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2018. Il a entièrement été réalisé (scénario, dessin, couleur) par Mademoiselle Caroline (Caroline Capodanno). Il comprend environ 140 pages de bande dessinée en couleurs. Il commence par une introduction de 3 pages rédigée par le docteur Charly Cungi, un court texte de l'autrice assorti d'une citation de Tahar Ben Jelloun. En fin de tome se trouvent une page de remerciements, une playlist de 34 chansons pop avec leurs auteurs, 2 pages de bibliographie (dont les livres de Charly Cungi), et une photographie de la fameuse croix tatouée sur la main gauche de l'autrice.


Tout a commencé en mars 2003… mais sans doute bien avant. Caroline a emmené son fils chez le médecin et ce dernier remarque qu'elle ne rit plus. Elle a alors senti qu'elle cédait, qu'elle craquait, qu'elle a rompu d'un coup sec pour la première fois. Depuis elle vit avec ça tout le temps : c'est noir et ça pique. À la regarder, c'est une charmante jeune femme, blonde avec les joues roses et l'embonpoint rassurant, toujours en forme et de bonne humeur, mais à l'intérieur c'est la chute libre. Lorsque le médecin lui a innocemment posé la question, Caroline s'est sentie tomber au fond, tout au fond, envoyée d'un coup. Elle en est ressortie avec une prescription médicale : des antidépresseurs. Elle a pris son comprimé tous les jours pendant 30 jours, et au bout de 15 jours ça allait déjà mieux. À la fin de la plaquette, elle a arrêté d'un coup, sans savoir qu'il ne fallait surtout pas faire ça. Un mois plus tard, tout redevenait pesant, lourd, mou. Un jour elle s'est remise à pleurer, comme ça presque pour le plaisir de pleurer, juste parce qu'elle ne savait pas quoi faire d'autre. Elle a pleuré plusieurs jours.

Caroline est retournée voir son médecin. Il n'était pas là : elle a eu droit à la remplaçante. Cette dernière lui a expliqué qu'il ne faut jamais arrêter les antidépresseurs d'un coup, que le manque provoque des rechutes encore plus grave que la maladie, la dépression. En entendant ce mot, Caroline reprend espoir car si son malaise a un nom, ça peut se guérir. Passage à la pharmacie pour acheter les médicaments, et reprise d'un comprimé par jour, mais la chute a mis plus de temps à s'arrêter et son état à se stabiliser. Fort heureusement, son époux a pris les tâches du quotidien en main, était présent, rassurant, réconfortant. Caroline continuant d'éprouver une peur irrépressible, il l'a emmenée voir sa première psy. Elle était jeune, belle, mince, avec une grande cicatrice sur la poitrine.


L'introduction de 3 pages est rédigée par le docteur qui salue la performance de réussir à présenter la maladie dépressive avec humour. Il évoque ensuite les différents aspects de la dépression, et termine en indiquant que cet ouvrage lui sera très utilise en tant que thérapeute. Outre son ses consultations, il est également l'auteur d'ouvrages comme Faire face à la dépression avec le docteur Ivan-Druon Note, Cohérence cardiaque : Nouvelles techniques pour faire face au stress avec Claude Deglon. S'il commence par feuilleter cette bande dessinée, le lecteur observe la grande variété des mises en page. Mademoiselle Caroline ne se sent pas tenue de respecter une mise en page à base de cases sagement rectangulaires. Au cours de la lecture, il apparaît qu'elle exerce le métier de graphiste, et cela se ressent dans la liberté graphique. Au fil de ces 140 pages, le lecteur découvre un page noire avec trois lignes écrites à la main en blanc, une page avec Caroline en train de chuter sur un fond blanc, une page avec une trentaine de cases à la bordure irrégulière tracée à la main, une page blanche avec seulement 2 phylactères sans personnage, des dessins réalisés pendant la phase de maladie sur un cahier d'écolier, des dessins en double page avec des éléments tracés de manière lâche, une page entièrement noire, une page avec 9 cases blanches et vides sur fond noir, une page avec un facsimilé d'un bout de papier sur lequel est écrit un mantra, une page avec des phrases écrites en cercles concentriques à partir du centre, des schémas pour expliquer le principe de la bifurcation, etc.

Mademoiselle Caroline dessine dans un registre qui appartient plus à celui de l'esquisse, qu'à celui du photoréalisme. Elle détoure les éléments dessinés, par un trait lâche et fin, s'attachant à la forme globale des personnes et des objets, avec le minimum de détail. Les décors ne sont présents qu'épisodiquement et représentés de manière très sommaire. Le lecteur ne doit pas s'attendre à pouvoir se projeter dans un appartement ou le cabinet d'un médecin ou d'un psy. Les dessins en donne une impression générale : un fauteuil, un meuble, sans possibilité d'identifier une marque ou un modèle. Il est toutefois possible d'observer la différence entre la forme des fauteuils des différents psys. Cela n'empêche pas de bien faire la différence du lieu où se trouve Caroline : une pièce dans son appartement, un cabinet, l'espace naturel de la montagne, etc. Ce mode de dessin est particulièrement adapté pour exprimer des ressentis intérieurs. La page noire (p.14) arrive comme une enclume, une page sans espoir où il n'y a la place que pour une unique pensée, fragile du fait de l'écriture manuscrite légèrement irrégulière. La page en vis-à-vis (p.15) est au contraire toute blanche avec la silhouette de Carline en train de tomber depuis le haut de la page, une horrible sensation de vie, d'absence de tout (de repère, de quelque chose à quoi se raccrocher). Par contraste le dessin en double page (pages 132 & 133) montre quelques ondulations de rose en base, la silhouette d'une chaîne montagneuse en blanc, et un ciel vert-jaune parcouru de trois traits blancs sur chacun desquels s'accroche un discret nuage, lui aussi uniquement détouré par un trait blanc.


Tout du long du récit, l'artiste transmet son état d'esprit au lecteur grâce à ces dessins légers et doux. Sa silhouette avec un grand sourire au milieu de 3 autres parents venus amener leur enfant à l'école, et une petite phrase indiquant qu'ils ne voient pas sa détresse intérieure. Une page avec 30 cases pour montrer la répétition quotidienne de la prise de médicaments, avec leur nombre qui s'amenuise au fur et à mesure sur la plaquette, créant la sensation d'obligation d'accepter ce traitement, son inexorabilité, mais aussi le temps qui passe. Une silhouette encore plus esquissée de Caroline en position fœtale au milieu d'une page blanche montrant ce besoin de se retirer du monde, de s'affranchir de ses exigences et de ses agressions, de la pression qu'il fait peser. Cette position est reprise plus loin (p.51) dans une vue de dessus de Caroline sur son lit, ajoutant l'impression d'être au fond d'un trou. Un dessin représentant un tas de pilules matérialisant ce traitement indispensable pour aller mieux mais qui rappelle aussi la maladie présente tous les jours, qui nécessite d'être sans cesse aux aguets pour ne pas replonger. Page 128, Mademoiselle Caroline insère une quinzaine de lignes comme tapées à la machine pour montrer qu'elle assimile des données médicales, basées sur des observations scientifiques, une façon très différente d'envisager le fonctionnement de son corps et de son esprit.

Mademoiselle Caroline a choisi de raconter son histoire chronologique, sans retour en arrière. Elle commence donc en 2003, parce qu'il s'agit d'une crise qui mène à son premier traitement à base d'antidépresseurs. Elle indique qu'il y avait certainement eu d'autres signes avant, mais c'est ce qui lui semble un bon point de départ. Le lecteur assiste donc à ce sentiment de chute, à la vie qui continue avec son enfant, son époux aimant et compréhensif, sans beaucoup de détails. Ces éléments sont mentionnés de manière incidente, sans qu'elle ne s'épanche sur sa vie privée. Il n'est même quasiment jamais question de son métier, si ce n'est ses doutes quant à sa capacité de le faire correctement. Le lecteur assiste à sa première consultation chez le médecin pour dépression, à sa première redescente après avoir être arrivée à la fin du traitement, à son rendez-vous chez un premier psy. Il mesure la distance entre le mal être intérieur de Caroline et sa vie sociale. Il prend la mesure des éléments de sa vie qui lui permettent de s'accrocher à quelque chose, à commencer par son enfant. Il perçoit comment elle ressent le traitement médicamenteux, la relation avec sa première psy, puis avec le deuxième, puis avec le troisième.


L'ouvrage tient la promesse à la fois de montrer une dépression de l'intérieur, comme un état maladif, à la fois de le raconter de manière personnelle. Mademoiselle Caroline réussit à se montrer drôle : ce n'est pas un ouvrage déprimant. Elle parle d'elle-même en toute franchise, mais sans se montrer impudique. Son récit repose avant tout sur le ressenti et sur les états d'esprit, tout en montrant les étapes très concrètes telles que les prescriptions, les séances chez le psy, le travail avec le docteur Charly Cungi et les outils mis en œuvre pour aller mieux. Il n'y a pas de baguette magique, pas de solution miracle, juste un témoignage délicat et agréable à découvrir, tout en mesurant bien le poids terrible de la maladie.

Il y a comme ça des ouvrages qui semblent à la fois pénibles et intéressants. Quel que soit son histoire par rapport à la dépression (malade, ou connaissant des malades), le lecteur est intrigué par cette possibilité de voir la maladie de l'intérieur, tout en craignant un ouvrage déprimant. Il commence sa lecture et se rend tout de suite compte qu'elle est très agréable, aérée, douce, tout en générant une empathie bien réelle. Il apprécie la gentillesse des dessins, tout en constatant qu'ils transmettent les états d'esprit avec conviction. Il suit le parcourt très ordinaire de Caroline pour vivre avec sa maladie, à la fois très personnel, à la fois très parlant quant à ses caractéristiques. Il en ressort avec une meilleure compréhension de la maladie, et une sorte sentiment positif, alors même qu'il n'y a pas de solution miracle.


2 commentaires:

  1. Je me demande (en règle générale) si ce style de dessin (ici, tu parles d'esquisse) n'a pas tendance à atténuer la gravité ou le sérieux du propos et a produire ainsi une œuvre à l'impact moins puissant. Tu avances suffisamment d'arguments pour démontrer le contraire.

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  2. Je suis partagé sur la question. De mon ressenti, Mademoiselle Caroline donne l'impression d'être plus une graphiste qu'une bédéaste. Du coup sa narration visuelle est très différente d'une bande dessinée traditionnelle. La légèreté de ses dessins tient à l'écart le pathos : le lecteur ne se sent ni voyeur, ni pris en otage des émotions.

    Il est vrai aussi que je n'avais pas d'a priori négatif sur ce point, ayant déjà pu apprécier la conviction émotionnelle de dessins comme ceux de Claire Bretécher qui ne sont pas dans un registre descriptif détaillé. Peut-être que le mot d'esquisse n'est pas approprié : j'ai souvent du mal à décrire en mots le registre graphique des dessins.

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