Le signe de Thulé !
En novembre 1932, Jérôme Doutendieu conduit sa voiture sur une route escarpée du Lubéron, Dick Hérisson étant assis sur le siège passager. La voiture tombe en panne et Hérisson sort pour continuer le chemin à pied, faute d'une autre possibilité. Avançant à pied sur la route, les deux amis aperçoivent une borne kilométrique qui indique que le village de La Coste se situe à trois kilomètres. Ils arrivent en vue du village perché à flanc de montagne, en fin de journée, alors que la neige commence à tomber paresseusement. Ils pénètrent dans le village dont toutes les maisons sont déjà fermées, apercevant une femme qui claque la porte de sa maison avant qu'ils ne puissent lui adresser un mot. Un individu un peu difforme part en courant en les apercevant. Finalement ils entrent dans le café Chez Gothon où il y a plusieurs clients et ils se font servir une soupe au lard (le seul et unique plat restant) en écoutant les conversations qui portent sur la dernière cliente qui est partie sans payer sa chambre. Du coup, le patron accepte de la louer à Hérisson & Doutendieu. Une fois à l'intérieur, le patron retire les affaires de la demoiselle, Dick Hérisson allume sa pipe et Jérôme Doutendieu se met à lire un livre qui traînait sur Les rites druidiques en Provence.
Alors qu'il ouvre la fenêtre pour faire partir l'odeur de tabac, Dick Hérisson aperçoit des lumières dans les ruines du château. Le lendemain, Doutendieu & Hérisson vont voir le garagiste qui leur indique qu'il en a pour 3 jours réparer la voiture, le temps de faire venir un delco. Ils en profitent pour aller faire un tour dans le château en ruine. Ils se font interpeller par le gardien des lieux qui les informe qu'il s'agit d'une propriété privée. Il en profite d'ailleurs pour chasser Aldonze en lui jetant une pierre, individu simplet, estimant être un descendant du marquis de Coste. Jérôme Doutendieu fait le lien entre le Marquis de La Coste et le Marquis de Sade, et le gardien confirme qu'il s'agit bien des mêmes personnes. Le journaliste lui glisse quelques billets et les deux amis peuvent ainsi se promener à leur guise dans les ruines. Hérisson retrouve l'endroit où il a vu de la lumière la veille au soir. Il y a une volée d'escalier qui mène à la chambre rouge. Doutendieu a la surprise de voir un cadavre dénudé de jeune femme enchaînée en bas des marches.
L'entrée en la matière établit rapidement la nature du récit : route de montagne, village isolé, population méfiante, château hanté, pratiques sacrificielles, idiot du village, victimes retrouvées nues et exsangues. À l'évidence, le récit ne se prend pas au sérieux, utilise des conventions du Grand-Guignol et l'auteur en rajoute une couche avec l'ombre de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814). Le lecteur sourit devant la panne de voiture dans une région peu fréquentée, le livre qui traîne par hasard sur les rites druidiques (sujet des plus courants), les lumières dans le château, les cadavres exsangues, l'inquiétant idiot du village, la réunion nocturne de conspirateurs, jusqu'à l'assaut donné au château par des villageois armés de fourche venant faire justice eux-mêmes. Didier Savard maîtrise ses classiques des films d'horreur du studio Universal des années 1930/1940. La narration graphique montre ces événements au premier degré, sans amoindrir leur intensité dramatique, sans les tourner en dérision, et les clins d'œil sont évidents pour le lecteur qui dispose des références correspondantes.
Le lecteur retrouve cette même combinaison dans l'intrigue. D'un côté, Didier Savard joue le jeu avec une histoire de cadavres de jeunes femmes, de rituel meurtrier peut-être païens, de descendance dégénérée et d'influence des valeurs du Marquis de Sade. Effectivement, Doutendieu et Hérisson effectuent une enquête : inspection sur place pour faire des constats par eux-mêmes, discussion avec la population, recherche d'informations auprès d'experts et dans une bibliothèque. Ils ont un regard critique sur ce qui leur est raconté à commencer par le prétendu expert du Marquis de Sade qui ignore les circonstances de sa mort. D'un autre côté, le lecteur éprouve des difficultés à prendre l'intrigue au premier degré : l'évocation de pratiques sacrificielles est superficielle sans socle de croyance, la présence de bonnes sœurs effarouchées est caricaturale, les noms des scouts font sourire (Belette Besogneuse, Fourmi Mélomane) et le motif du criminel est peu plausible. Il n'y a pas de doute : l'auteur a réalisé un pastiche nourri de de références, mais aussi d'éléments qui ne font pas sérieux, mais qui font naître un sourire très agréable.
Cette façon de jouer sur une forme de comique complice n'obère en rien la qualité de la narration graphique. Pour commencer, le lecteur observe que Sylvie Escudié continue de faire évoluer sa mise en couleurs vers un domaine plus naturaliste, sans rien perdre en sensibilité. Le lecteur ressent l'ambiance lumineuse d'un temps de neige dans la première page, ainsi que la clarté régnant dans le village à la nuit tombante. Planche 13, elle apporte des informations supplémentaires sur les différences de couleur des végétaux en fonction de leur espèce, sur la manière dont ils ressortent sur la pierre. Du coup, cela donne plus d'intensité et de force aux mises en couleurs vives pour les 2 pages de cauchemar (planches 24 & 25), évoquant là aussi les jeux d'éclairage artificiel des vieux films d'horreur. En cela, son travail est en phase avec les choix de l'artiste. Il investit toujours autant de temps et d'énergie pour la représentation des différents environnements. Le lecteur a l'impression qu'il se trouve sur la route du Lubéron et qu'il voit arriver la voiture (modèle d'époque), avec le panorama des montagnes boisées en arrière-plan. Sur la deuxième planche, il bénéficie d'une vue imprenable et magnifique sur le village de La Coste représenté avec soin et fidèle à la réalité. Il a ensuite l'impression de ressentir l'irrégularité du sol sous ses semelles en explorant les ruines du château. Il sent l'air frais du site du fort de Buoux. Il ressent la fraîcheur de la nuit en voyant es fragiles tentes sous lesquelles dorment les scouts. Il assiste navré à la mise à sac de la bibliothèque du docteur Müller.
Didier Savard continue de choisir de choisir de représenter les personnages avec une forme de simplification : des traits de visage légers, une chevelure indomptée par Doutendieu, des gueules exagérées pour les figurants. Il faut voir la populace déchaînée au pied du château. À plusieurs reprises, le lecteur peut voir l'influence de Jacques Tardi dans les visages des habitants, aussi dans la silhouette d'Aldonze. À nouveau, ce mode de représentation fonctionne à la fois au premier degré (des êtres humains montrés sans fard, avec leur altérité), et des gugusses à la tronche patibulaire renvoyant à des esprits obtus et donc dangereux. D'un côté, Doutendieu et Hérisson conservent leur dignité du début jusqu'à la fin, avec un peu de recul quant à ce qui leur arrive, et des réactions émotionnelles devant les crimes ou quand l'urgence se fait sentir. Il n'y a que lorsque que Jérôme Doutendieu est déguisé que l'artiste passe dans un registre un peu plus outré, générant un comique visuel irrésistible. Face aux deux héros, tous les autres personnages semblent bizarres : l'aubergiste Gothon particulièrement bourru, le docteur Müller faussement distingué, les charmantes scouts trop indépendantes pour être vraies, etc.
Au bout de quelques pages, le lecteur apprécie le récit comme un pastiche avec des références qu'il n'est pas nécessaire de connaître pour sourire, mais qui apportent un plus quand on les connaît. Le lecteur de Tintin assimile tout de suite les déformations du nom de Doutendieu, à celles que Bianca Castafiore fait subir au nom de Haddock. Il se rend également compte que derrière le ton léger et l'ambiance au second degré, l'auteur met en scène des thèmes comme les superstitions, la dangerosité d'une foule, la défiance provoquée par la différence, les comportements criminels irrationnels, l'incidence de la littérature (la manière dont les écrits du Marquis de Sade continuent d'influencer des vivants, des années après sa mort). La tonalité du récit n'est pas réaliste du fait de l'emploi de clichés en toute connaissance de cause, ce qui rend le récit plus divertissant, sans pour autant empêcher l'intégration de thématiques plus sombres.
Avec ce quatrième tome, Didier Savard donne l'impression de pousser sa narration dans une orientation plus affirmée que dans les précédents. Le lecteur retrouve tout ce qui l'avait intéressé dans les premiers tomes : une enquête sur des crimes sordides, une description vivante et fidèle d'une région, des conventions classiques de la littérature d'évasion et d'aventure. Didier Savard s'implique toujours autant dans la représentation de sites régionaux, avec une grande qualité. Il a un peu augmenté l'étrangeté des individus rencontrés par ses héros, ce qui renforce la sensation d'altérité. Il a choisi d'augmenter la part du pastiche, avec un savoir-faire qui permet au lecteur qui ne connaît pas les références de ne pas se sentir exclu. Il marie avec élégance les éléments humoristiques et les éléments plus graves.
Ah. Ces articles-là sont, avec ceux consacrés à "Caroline Baldwin", ceux que j'attends le plus.
RépondreSupprimer"Didier Savard maîtrise ses classiques des films d'horreur du studio Universal des années 1930/1940." : tiens, je croyais que tu n'étais pas cinéphile.
Les références à Tardi. Effectivement, si tu ne l'avais pas précisé je ne sais pas si j'aurais fait le lien entre Espérandieu et Doutendieu ; c'est pourtant évident.
Il devrait y avoir un Caroline Baldwin dans 15 jours.
RépondreSupprimerJe ne suis pas cinéphile, mais je lis les articles de Tornado sur Bruce Lit. Du coup, j'étais en mesure de repérer ces clins d’œil.
Honte à moi !!! Heureusement que tu es là : je n'avais même pas pensé à rapprocher Espérandieu et Doutendieu.
Eh ben voilà : tu me fais penser à un point auquel j'étais sûr que tu avais déjà pensé et que j'étais presque tout honteux de ne pas avoir remarqué, alors qu'en fin de compte, tu n'y avais pas pensé non plus, tout en m'y faisant néanmoins penser. Tu me suis ?... Malgré tout, le résultat est le même ; la référence en question a été clarifiée. C'est fort, quand même, les grands esprits...
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé cette synthèse du processus. :)
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