Le Moine fou, tome 5 : Le monastère du miroir précieux
Ce tome fait suite à Le col du vent qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire à suivre, en 10 tomes. Il est initialement paru en 1992, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Cette série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).
Finalement Kim Ki Ju a décidé de raccompagner Gao (le fils de madame et monsieur Wang) à l'auberge de ses parents. Ils retrouvent le cheval de Kim Ki Ju chemin faisant. Mais leur progression est interrompue par des brigands qui exigent de savoir ce qu'il est advenu d'He Pao. Kim Ki Ju décoche une flèche et force le passage, ralliant ainsi l'auberge du Vent. Ils sont de nouveau assiégés à l'auberge. Pendant ce temps-là, les 3 moines ouvrent le chemin pour rejoindre leur monastère, suivis d'He Pao, de Ténèbres Extasiées, de Mademoiselle Mei et d'Hong (la dame de compagnie de Mei). He Pao alimente une franche discussion avec Mei pour faire émerger la motivation profonde de cette dernière.
Le groupe des moines progresse dans un défilé et se retrouve dans une embuscade. Sur les hauteurs de la gorge, se tiennent les membres de la secte du Tigre Blanc et de la confrérie des mendiants qui font exploser des mines, bloquant ainsi le passage et le chemin du retour du petit groupe. Ils exigent de savoir ce qu'il est advenu de la délégation de 27 personnes conduite par leurs deux chefs, qui s'est rendue au Col du Vent pour rencontrer He Pao. Cette dernière leur indique que la rencontre a eu lieu au Pic de la Foudre. Mademoiselle Mei s'adresse à eux pour les convaincre qu'He Pao est l'élue des dieux puisqu'elle a survécu à la foudre. Ténèbres Extasiées se raille d'eux, estimant qu'il est capable de survivre à toutes leurs attaques directes (les flèches) ou indirectes (les mines et les roches). La route qui conduit au Monastère réserve encore bien d'autres embûches avant de pouvoir contempler le Miroir Précieux.
Comment ça ? Ce tome ne commence pas par une page dépourvue de phylactères permettant d'admirer la beauté des paysages ? Ce n'est quand même pas une catastrophe, loin s'en faut. En fait la première page présente bien un paysage magnifique, avec deux arbres aux formes torturées, la verdure de l'herbe, un relief pentu, et un cheval attendant paisiblement. Par la suite, les paysages sont intégrés à la narration de manière naturelle, sans rien perdre de leur majesté ou de leur beauté. Il est possible que le lecteur soit moins sensible aux défilés rocheux et terreux, moins vivants que les plaines ondoyantes. Par contre, quelques pages plus loin, il tombe à nouveau sous le charme d'une vaste étendue herbeuse, avec ces aquarelles vertes, et le blanc du papier encore apparent par endroit. À l'occasion d'un plan plus rapproché, il se rend compte que ce blanc apparent correspond à la présence de plantes à fleurs blanches parsemant l'herbe.
Lorsqu'He Pao et Ténèbres Extasiées retrouvent l'ombre des arbres et le tapis de l'herbe, le lecteur retrouve tout le plaisir de cette marche dans une luminosité chatoyante, au gré des mouvements du feuillage dans la douce brise. Juste après, il aimerait bien s'attabler avec eux à l'air libre, sous l'ombre d'autres arbres, en bordure du fleuve pour savourer un simple bol de riz. Plus loin, les 2 voyageurs ont pris place sur bateau pour descendre le fleuve, jouissant du calme de l'eau et du soleil couchant. Il peut admirer la lente progression du bateau, tiré par les chevaux sur le chemin de halage. Il en vient à regretter que la case montrant l'arrivée au monastère par le fleuve occupe un espace relativement petit (environ 20% de la page), tellement l'aquarelle montrant ces parois rocheuses verticales et recouvertes de végétation est splendide dans son évocation tout en douceur. Le lecteur peut encore se projeter avec délice dans le décor minéral de l'endroit où Zhou Li réalisait ses sculptures dans le domaine du monastère, ou dans celui du Miroir Précieux. Il peut laisser son regard vagabonder dans des décors végétaux comme les zones ombragées à proximité du monastère, ou les rives du fleuve.
Finalement il n'a pas lieu de regretter que la page d'ouverture comporte des phylactères, car il a l'occasion à de multiples reprises d'apprécier les déambulations dans des décors naturels par la suite. Il retrouve avec plaisir également les différents personnages. He Pao dispose toujours de cette allure d'adulte entre 20 et 30 ans, et il n'est pas fait mention de son âge dans ce tome. Il regarde, avec le sourire, le jeu d'acteur forcé pour Ténèbres Extasiées, transcrivant bien son esprit agité du fait du trouble causé dans son esprit par les techniques d'un art martial qui le possède plus qu'il ne le maîtrise. Au fils des discussions, le visage de mademoiselle Mei atteste de la force de son caractère et de son degré de détermination. Kim Ki Ju apparaît comme un homme préoccupé par la santé d'He Pao. Enfin le lecteur ne peut pas s'empêcher d'esquisser un sourire en découvrant les autres pensionnaires du monastère : des singes capucins au comportement singulier.
Comme dans les tomes précédents, le lecteur qui le souhaite peut regarder les petits détails, comme les différentes tenues vestimentaires, les couvre-chefs, ou la torche conservant une flamme à disposition devant les archers devant déclencher les mines. Il se rend compte que contrairement au tome précédent, celui-ci montre différents affrontements de manière explicite. Le lecteur peut ainsi assister à un échange de coups entre He Pao et Ténèbres Extasiées, en constatant que l'auteur intègre le relief dans la logique de déplacement des personnages, en admirant la vivacité des mouvements bien rendue par les dessins. De la même manière, les images montrent la liberté de mouvement restreinte par l’exiguïté de la cabine du Grand Moine à bord du bateau. Plus loin, il sourit à l'incongruité de la posture des 3 moines tibétains s'égaillant dans la nature, pour se soustraire à une attaque soudaine, incongrue mais justifiée. Vink prouve qu'il sait aussi bien mettre en scène des mouvements vifs et rapides cohérents avec le relief de l'environnement et les obstacles, que les moments de nature contemplatifs. C'est à donc un nouveau voyage visuel enchanteur qui attend le lecteur dans ce cinquième tome. Comme dans les tomes précédents, il ne subsiste que les fluctuations de la forme de phylactères qui laisse songeur. À nouveau l'artiste utilise des fonds colorés sans qu'il semble apporter un sens supplémentaire ou renforcer un état d'esprit ou une émotion. Vink utilise aussi des caractères noirs apposés directement sur le dessin de la case, sans détourage de phylactère, sans fond blanc ou coloré, sans qu'il soit possible d'identifier une intention dans cet usage.
Comme les tomes précédents, celui-ci compte 46 pages de bande dessinée, mais le lecteur en ressort avec la sensation d'avoir bénéficié d'une intrigue qui aurait pu occuper une pagination double. De nouveau Vink répond aux attentes du lecteur et même au-delà tout en le prenant par surprise. Le tome précédent promettait un voyage jusqu'au monastère des 3 moines apparut de manière providentielle et cherchant He Pao au Col du Vent. L'auteur tient sa promesse : He Pao séjourne bien audit monastère, et peut rencontrer le Grand Moine ce qui apporte des réponses à ses questions. Il ne joue pas à étirer le suspense, et le lecteur a le plaisir d'avoir une réponse claire quant à l'identité de Ténèbres Extasiées, et à son histoire personnelle. La connaissance des conséquences de l'art martial du Moine Fou progresse pour He Pao et pour le lecteur, même si tout n'est pas révélé. Vink contente son lecteur en apportant quelques explications complémentaires, et en mettant à nouveau en scène la très spéciale écriture du Moine Fou à deux reprises. Il taquine légèrement le lecteur lorsqu'elle est utilisée par un singe, Ténèbres Extasiées se moquant d'He Pao en faisant observer que ça fait de ce singe son condisciple.
Vink file également le principe de 2 mantras capables de stopper net tout utilisateur de l'art martial du Moine Fou. Ce dispositif présente une totale cohérence avec le principe de l'existence de cet art martial extraordinaire. À nouveau, Vink fait preuve d'une douce malice en faisant dire à un personnage qu'il n'est pas impossible que deux personnes aient inventé le même art indépendamment l'une de l'autre. Cette fois-ci le thème récurrent de l'eau s'avère plus clair, puisqu'He Pao voyage une fois à bord d'un bateau sur le fleuve, puis se baigne dedans à une autre occasion. Le lecteur prend également note du retour de la pluie et du rôle singulier qu'elle joue dans le cadre particulier de ce tome. L'auteur a donc développé ses propres leitmotivs dans sa série qu'il utilise avec parcimonie, en se renouvelant, renforçant le plaisir qui vient avec la familiarité d'éléments récurrents dans une narration au long terme.
L'immersion du lecteur dans le récit atteint donc une rare qualité, à la fois grâce aux planches superbes, sophistiquées sans être tape-à-l'œil, à l'intrigue imaginative et ludique, à la reconstitution historique discrète et consistante, et aux personnages adultes avec des personnalités affirmées, des aspirations spécifiques, sans une once de manichéisme. Il apprécie également les petites touches qui viennent relever les saveurs du récit : le conte tibétain factice raconté par le Moine Fou à monsieur Wang de l'auberge du Vent, les humains qui se nourrissent des offrandes faites aux dieux et laissées au temple votif, le supposé pouvoir guérisseur de la foudre (vraisemblablement l'auteur testant gentiment la crédulité de son lecteur), la douce ironie du savoir transmis par les singes que les moines sont incapables de remarquer, etc. Le lecteur observe aussi que Vink ne se laisse pas influencer par la tendance des récits d'action à favoriser les personnages masculins. Pour commencer, le personnage principal est une femme, et ensuite il y a bien d'autres personnages féminins présents et ces dames ne font pas de la figuration. Mademoiselle Mei dispose d'une solution pour permettre à He Pao de maîtriser les crises de pertes de ses sens. Le monastère n'est pas aux mains des seuls moines, les nonnes le gèrent à part égale.
Avec un tel degré de maturité, c'est tout naturellement que le lecteur se dit que ce récit doit également être porteur de thèmes et de valeurs. Le thème principal apparaît comme le nez au milieu de la figure : le savoir, de nature plus ou moins ésotérique. En effet cette série est avant tout l'histoire d'une jeune femme (He Pao) ayant reçu le savoir d'un adulte, né de son expérience, transmis dans des conditions extraordinaires. Dans le contexte de l'art martial, le savoir est vraiment synonyme de pouvoir. Sa maîtrise légitime He Pao aux yeux de tous les adultes comme un individu avec qui il faut compter. Elle la transforme aussi en outil que plusieurs factions aimeraient s'approprier pour l'utiliser à sa guise, comme s'il était possible de circonvenir la personnalité d'He Pao. Son savoir légitime He Pao dans le monde des adultes, mais supplante également sa valeur d'individu, au profit de celle de ses capacités, une métaphore décillée sur la valeur de l'individu pour l'organisme qu'est la société.
Vink aborde également les conséquences de ce savoir d'expérience, en décalage avec la maturité encore jeune d'He Pao. Le savoir acquis par l'expérience et transmis à He Pao menace de supplanter sa personnalité, de lui dicter sa conduite indépendamment de son caractère, de reformater et réécrire sa personnalité, comme s'il la soumettait à la personnalité du Moine Fou. C'est d'ailleurs le drame de Ténèbres Extasiées qui a accédé à un savoir qu'il n'est pas capable de maîtriser, qui est trop fort pour lui, au point que son comportement en devienne anormal, inacceptable pour la société. Ce niveau de connaissance supérieure dans un art martial le place en marge de la société et il n'est pas capable de redéfinir un mode de fonctionnement, un savoir être compatible avec la vie en société, pour vivre en côtoyant des individus normaux. Bien sûr, c'est le lot de tout à chacun, à commencer par Vink qui a atteint un niveau de maîtrise narrative tel qu'il peut craindre que peu de lecteurs perçoivent toutes les saveurs de son récit, toutes les nuances. L'auteur dit que l'expert prend le risque de voir son savoir devenir le seul centre d'intérêt de sa vie, accaparant toutes ses forces vives, l'isolant de ses semblables. Or chaque individu est le héros de sa vie, l'expert en lui-même, contraint de devoir trouver des terrains communs avec les autres pour pouvoir tirer les bénéfices d'une vie en société.
Vink envisage également les conséquences de la perte de ce savoir en art martial, d'oubli de son expertise, de disparition d'une partie de soi-même. He Pao doit se poser la question de se débarrasser de ce savoir à plusieurs reprises, car elle découvre qu'elle en a les moyens. Elle sait que ce savoir risque d'occasionner des dommages irréparables sur sa personne si elle en devient le jouet, ses moments de cécité temporaires en sont la preuve. Mais oublier est tout aussi néfaste que devenir l'esclave de son savoir, c'est une autre forme d'asservissement, un renoncement qui est synonyme de capitulation, de défaite de l'égo. C'est d'ailleurs son égo qui lui permet de déclarer qu'elle n'est pas le Moine Fou. Le thème de la mémoire de cet art martial est abordé à la fois par le personnage de mademoiselle Mei qui veut récupérer l'héritage de son père, mais aussi par He Pao. Tout le paradoxe est que cette dernière court le risque de voir la personnalité de son tuteur absent la submerger, mais en même temps elle refuse d'envisager le gâchis que serait la perte de ce savoir, son absence de transmission d'une génération à une autre. Le lecteur peut également facilement en déduire que les épreuves d'He Pao auraient été moins terribles et dangereuses si elle avait bénéficié d'un tuteur pour assimiler ce savoir, pour en assurer la transmission. Sous des dehors d'aventure exotique, Vink met en scène des questionnements philosophies sur le soi, la valeur de l'individu, l'apprentissage, et le passeur de savoir.
Le lecteur constate également qu'il n'y a pas de méchants dans l'histoire. Les personnages échappent au manichéisme, leurs motivations et leurs objectifs aussi. Mademoiselle Mei souhaite récupérer l'héritage de son père qui aurait dû lui revenir du fait des liens du sang. Le comportement de Ténèbres Extasiées est troublé par la puissance que lui donne son art martial, le fait d'être physiquement supérieur aux autres perturbant son sens des valeurs morales. Alors que des moines complotent dans le dos d'He Pao, le lecteur découvre qu'ils s'inquiètent avant tout du bien de la collectivité, de l'intérêt général qu'ils sont prêts à faire passer avant l'intérêt particulier d'He Pao. Mais il peut aussi s'interroger sur l'attitude butée d'He Pao qui refuse toute aide quelle qu'elle soit.
Décidemment cette série révèle toute sa saveur et toute sa richesse progressivement, tome après tome, comme si son auteur passait son expérience au lecteur en douceur. C'est à la fois un récit d'aventure exotique et historique, et à la fois une passionnante réflexion philosophique sur l'individu, sa valeur pour la société et le savoir.
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