Ce tome fait suite à Le monastère du miroir précieux qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire à suivre, en 10 tomes. Il est initialement paru en 1993, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Cette série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).
He Pao plonge depuis une falaise dans la rivière en contrebas, en direction de 3 rochers qui émergent de l'eau. Elle est observée par le Grand Moine et un autre moine qui s'inquiètent qu'elle ne se fracasse sur les rochers. Le plongeon est parfait. He Pao se vante de son exploit. Le bonze s'inquiète des conséquences de l'art du Moine Fou sur He Pao. Le Grand Moine indique qu'à une vingtaine de li, le fleuve se sépare en 2 branches, et que le bras gauche contient des tourbillons qui lui valent le nom de rivière de l'Enfer. He Pao replonge dans l'eau et se laisse porter par le courant.
Au fil de l'eau, He Pao sent qu'elle est épiée. Elle s'en assure en lançant un caillou en direction de l'indiscret sans réussir à le voir. Elle arrive à une première petite chute d'eau dans laquelle elle perd sa botte, puis la récupère. Elle monte en haut de la falaise pour observer les 2 bras du fleuve et passer la nuit. Elle est à nouveau épiée sans réussir à attraper son observateur. Le lendemain alors qu'elle confectionne un radeau en bambou, elle voit passer sur le fleuve un bateau transportant des prisonniers dont Kim Ki Ju. Elle finit par passer les tourbillons et se retrouve dans une caverne où elle est accueillie par un vieil homme et son serviteur qui ressemble à Yu Kong, son agresseur du tome 1, mort depuis.
Ce sixième tome reprend le schéma narratif des précédents : He Pao se sert aussi bien des capacités que lui procure la connaissance de l'art martial du Moine Fou, que cet art menace de la transformer et l'asservir, plusieurs caractéristiques de la personnalité du Moine Fou supplantant celle de la jeune femme. Outre ce fil narratif principal qui court de tome en tome, He Pao se trouve confrontée à une nouvelle situation. Le lecteur la retrouve donc dans les alentours du Monastère du Miroir Précieux à continuer de s'entraîner et de se tester. Il ne comprend pas bien pourquoi le Grand Moine envoie He Pao vers une nouvelle épreuve et prend ça comme une façon peu élégante de s'en débarrasser, voire comme un simple artifice narratif pour passer à l'aventure suivante. Mais une fois la lecture terminée, si le lecteur éprouve la curiosité de refeuilleter le début, il se rend compte que la dernière phrase prononcée par le Grand Moine montre qu'il avait deviné la nature du désordre qui habite He Pao, et que l'artifice n'était donc pas si artificiel que ça.
Jusqu'alors l'auteur n'avait pas exigé un niveau de suspension consenti d'incrédulité trop élevé. En termes d'éléments fantastiques, il y a donc l'art du Moine Fou, les capacités physiques extraordinaires qu'il confère à celui qui l'utilise, et son mode de transmission (une écriture sculptée dans la pierre). Dans ce sixième tome, Vink augmente ce niveau de suspension consentie d'incrédulité, d'abord avec l'extraordinaire coïncidence qui fait que le bateau transportant Kim Ki Ju prisonnier passe justement sous les yeux d'He Pao qui se trouve providentiellement sur la berge à ce moment-là, puis avec l'incroyable famille qu'elle découvre d'abord dans les cavernes souterraines. Comme par hasard, cette famille a un lien avec le Moine Fou. Le récit tient dans une durée très réduite et pour couronner le tout, il y a un personnage capable de se déplacer tout seul, alors qu'il n'a plus ni membres supérieurs, ni membres inférieurs. Le lecteur a besoin d'un peu de temps pour ajuster son horizon d'attente, en se rendant compte que l'auteur a choisi une forme un peu moins naturaliste, et un peu plus romanesque, avec coïncidences opportunes, capacités étranges vaguement surnaturelles, et dispositifs théâtraux (une pièce piégée par exemple), ce qui évoque d'autres formes romanesques comme Les aventures du Juge Ti de Robert van Gulik.
À nouveau, le lecteur se laisse porter par la magie des images qui l'emmènent dans des endroits concrets, exotiques, et souvent enchanteurs, sans en devenir magiques ou surnaturels. La première case occupe la moitié de la page et montre He Pao torse nu de dos, s'apprêtant à plonger dans une rivière en contrebas. L'eau présente une couleur turquoise marquée par le brun du fond, les branches de l'arbre au premier plan à gauche ont été représentées avec délicatesse, la végétation sur la pente abrupte de l'autre côté du fleuve s'accroche aux aspérités de la paroi, esquissée avec délicatesse. Lorsqu'He Pao remonte sur la rive, le lecteur contemple les rochers en bordure de rive, la végétation rase, les feuilles des arbres, déjà rousses indiquant que l'automne est en cours, et au premier plan, des branchages comme s'ils s'interposaient entre le preneur de vue et les personnages. 2 pages plus loin, Vink réalise une case dans laquelle il joue avec la transparence de la tunique d'He Pao, selon que telle partie de son corps se trouve immergée dans l'eau, ou dépasse du niveau de l'eau. L'élément liquide est très présent dans ce récit : les 2 bras du fleuve, d'abord paisible, puis agité à l'approche de la petite chute. C'est l'occasion pour l'artiste de représenter le cours d'eau dans ses différents états : une surface calme et ondoyante sous la lumière, une surface plus agitée, avec une couleur plus jaune montrant que le cours charrie de la terre, la chute d'eau plus claire, avec la pulvérisation de gouttelettes, le fleuve très sombre une fois la nuit tombée, le calme total lorsqu'un corps flotte entre deux eaux, au contraire un corps entouré de minuscules bulles d'air entraînées avec lui dans sa chute. Vink sait transcrire tous les détails qui différencient ces états divers et variés. Le lecteur se souvient qu'He Pao est le joyau du fleuve.
Ces 46 pages recèlent encore bien des lieux enchanteurs. Après avoir passé les tourbillons, He Pao se retrouve dans des cavernes. Le lecteur peut y voir les rochers luisant du fait de leur continuel polissage par les vaguelettes. Quelques pages plus loin, il a une idée de la volumétrie de ces cavernes quand He Pao suit Liu & Nuage d'Automne pour remonter à l'air libre, empruntant un fantastique escalier dont les marches sont taillées dans la pierre. Plus loin encore, elle suit les 2 mêmes personnages dans un sentier serpentant entre les arbres et les rochers, pour une randonnée à laquelle le lecteur aimerait bien participer. He Pao accepte l'hospitalité de Liu & Nuage d'Automne, ce qui est l'occasion pour le lecteur d'admirer quelques-unes des pièces de leur intérieur, leurs magnifiques bonsaïs, la rambarde de leur balcon, leur service à thé, etc. En passant, il en profite également pour admirer la vue depuis leur balcon sur de beaux arbres, les toits des dépendances et du portail d'entrée de leur résidence. Il découvre, avec la même gourmandise, la sortie de la caverne du vieux Maître qui donne sur le fleuve, dans une anfractuosité de la montagne, un endroit secret où il fait bon profiter du calme de la solitude.
Vink continue de décrire des tenues vestimentaires d'époque agréables à regarder, sans être exagérées ou exclusivement luxueuses. He Pao a conservé sa tunique mauve, son pantalon blanc et ses bottes. Les tenues des moines sont conformes à leur vocation. Liu arbore une magnifique tunique longue et sa femme Nuage d'Automne une très belle robe, avec une étole précieuse. Par la suite, le lecteur peut encore admirer l'armure du vieux Maître. L'attention aux détails de l'artiste se manifeste également dans la présence de détails à la présence organique de par le scénario, comme une sculpture de la tête de Bouddha, un appeau avec des inscriptions en chinois, le carcan autour du cou des prisonniers, etc. Comme dans les tomes précédents, l'auteur consacre 3 cases à un regard rapide jeté sur un élément du décor naturel, sans personnage dans le cadre. Le lecteur peut ainsi contempler les 3 rochers entre lesquels He Pao plonge, un oiseau sur une branche, un vol d'oiseaux dans leur flux migratoire. Il ne s'agit pas d'un dispositif artificiel pour boucher un trou dans une page avec un case facile, mais bien d'un moment consacré à l'observation. D'ailleurs, il n'y a pas de cases faciles ou bouche-trou. Vink ne réalise pas de case dont la technicité a pour objet d'épater le lecteur. Si le lecteur ne souhaite pas y prêter attention, il peut rester dans le rythme de la narration, sans se sentir obligé d'admirer telle ou telle case. Si par contre sa sensibilité le pousse à y faire attention, il remarque quelques cases incroyables et discrètes, comme le simple reflet de la tête des parents d'He Pao dans l'eau d'une tasse renversée sur le sol.
De la même manière, le lecteur peut être plus ou moins sensible à la mise en scène. Celle-ci est conçue pour chaque séquence, de manière à éviter les plans trop statiques, et à concevoir un déplacement de la caméra pour montrer l'environnement de chaque scène, la manière dont les gestes des personnages s'adapte à cet environnement, etc. Il s'en suit que les scènes d'action sont construites en prenant en compte les caractéristiques du lieu, les capacités de chaque protagoniste. Le lecteur éprouve l'impression de se tenir aux côtés d'He Pao quand le bateau se disloque dans les rapides. Il sourit devant la glissade qu'elle fait effectuer à un prisonnier à la surface de l'eau. Les scènes d'action ne sont jamais gratuites, stéréotypées, ou bâclées. Comme dans les tomes précédents, le lecteur s'interroge sur le sens du changement de couleur de fond des phylactères. Il y voit une volonté de l'artiste que les bulles soient mieux intégrées dans la tonalité chromatique majeure de la case.
Toujours enchanté par la qualité de la narration graphique de Vink, le lecteur accepte de faire l'effort de consentir un petit supplément de suspension consentie d'incrédulité pour s'adapter à cette histoire plus romanesque que les tomes précédents. Il découvre une histoire de vengeance découlant d'actes passés du Moine Fou. Toujours curieux d'en apprendre plus sur ce personnage qui donne son nom à la série, il apprend que le Moine Fou avait utilisé son art pour redresser un tort, générant ainsi un héritage de haine qu'il ne pouvait soupçonner. Plus inattendu, il apprend également le vrai prénom d'He Pao. Bien sûr, les personnages ne deviennent pas soudainement manichéens. La vengeance n'est pas si simple et les personnes impliquées n'ont pas toutes la même attitude. Le lecteur suit donc l'intrigue avec plaisir, jusqu'à son dénouement, en acceptant de plus ou moins bon gré le dispositif de la pièce piégée qui a attendu sa victime toutes ces années durant. Il estime également que sa patience est récompensée en grande partie par le prénom d'He Pao (même s'il n'a aucune incidence sur l'intrigue) et sur l'étonnant lien qui subsiste entre le vieux Maître et le Moine Fou. Il n'entretient plus beaucoup d'illusion sur le fait qu'He Pao rejoindra le Moine Fou à court terme, mais il apprécie que sa légende continue de s'étoffer. Il apprécie également les leitmotivs comme une nouvelle noyade d'He Pao (une peu surprenant de se réjouir de ce type d'épreuve), ou une nouvelle histoire dans l'histoire (celle du tyran), et bien sûr une nouvelle trace de l'étrange écriture du Moine Fou.
Malgré tout cette histoire rocambolesque de vengeance et les informations supplémentaires sur le Moine Fou ne suffisent pas à contenter complètement le lecteur quant à son envie d'en apprendre plus sur He Pao, de la voir progresser dans sa maîtrise ou au moins dans sa connaissance d'elle-même, et de la voir évoluer vers une situation plus agréable. C'est en partie le cas, quand un personnage finit par expliciter ce qui trouble le comportement d'He Pao, et donc ce qui justifie la forme inhabituelle du récit. Ce trouble est à nouveau lié à l'art du Moine Fou et pèse lourdement sur son comportement. Au final, le lecteur éprouve donc la satisfaction que la majeure partie des bizarreries de la narration trouvent une explication dans l'état dans lequel se trouve initialement He Pao. Le lecteur peut y voir un deuxième degré de lecture quant au fait que l'art du Moine Fou l'obnubile au point qu'elle ne puisse plus distinguer la réalité, qu'elle ne la voit plus qu'au travers du mode de pensée que lui impose son savoir. Il retrouve là le thème de l'éducation qui transforme l'individu au point qu'il ne puisse plus penser d'une autre manière. De ce point de vue, le passage par les tourbillons peut alors se voir comment autant de nouvelles naissances, de nouvelles venues au monde.
L'appréciation de ce tome par le lecteur dépend fortement de sa capacité à modifier son horizon d'attente. S'il reste campé sur ses positions que l'auteur doit s'astreindre à rester dans la ligne directrice qu'il a lui-même définie dans les tomes précédents, il risque de se crisper du fait des événements romanesques, tout en continuant à apprécier le thème de la connaissance qui transforme l'individu, et la mythologie de la série qui continue à s'étoffer, tout en restant sous le charme de la narration visuelle. 4 étoiles. S'il accepte de modifier ses attentes, il bénéficie d'un récit tout aussi riche et intelligent que ceux des tomes précédents, avec une narration visuelle toujours aussi impeccable qu'effacée. 5 étoiles. Dans les 2 cas, il lui reste encore à s'interroger sur la signification du titre.
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