Le Moine fou, tome 4 : Le Col du vent
Ce tome fait suite à Le brouillard pourpre qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire à suivre. Il est initialement paru en 1990, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Il s'agit d'une série en 10 tomes qui a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).
Après la bataille pour sauver la ville fortifiée de l'attaque des barbares Jin, He Pao et Kim Ki Ju ont repris la route à cheval. En arrivant près du Col du Vent, ils sauvent la vie d'une famille attaquée par des bandits de grand chemin. Le père et ses 2 enfants Perle et Petit Lu sont à la recherche de la mère dont ils ont perdu la trace au cours de l'exode de la ville. Avant leur arrivée à l'auberge du Col du Vent, se présente un groupe de 3 moines qui décident finalement de ne pas y séjourner en apprenant qu'il n'y a qu'un seul pensionnaire, un marchand. Cette discussion est observée par 2 jeunes femmes cachées dans les taillis. Mademoiselle Mei & Hong décident, elles, de séjourner dans cette auberge.
Le soir tombé, He Pao et Kim Ki Ju parviennent à l'auberge et décident également d'y séjourner. L'auberge est tenue par Monsieur Wang, avec sa femme et leur fils Gao, la grand-mère y résidant également. Comme paiement, monsieur Wang demande que chaque hôte lui raconte une histoire vraie ou inventée, qu'il couche sur le papier. Mei et Hong ont décidé de lui raconter ce qui s'est vraiment passé lors de la bataille entre les barbares Jin contre le vénérable Zhang et He Pao. Leur conversation est espionnée par le voisin Hui le troisième, lui-même épié par He Pao. Alors que tout le monde rejoint sa chambre, He Pao décide d'aller passer la nuit sur le Col du Vent où elle y fait la rencontre de membres de la secte du tigre blanc et de la confrérie des mendiants.
En ouvrant ce quatrième tome, le lecteur prend conscience qu'il sait parfaitement ce qu'il est venu chercher, et qu'il n'a aucune idée de ce qu'il va y trouver. Il s'apprête à éprouver un plaisir esthétique en contemplant les planches et à découvrir d'autres pièces du puzzle qui constituent l'héritage du Moine Fou, et ses conséquences, et par là-même à dresser le portrait de ce personnage absent. En même temps, il ne sait pas quelle direction va prendre l'intrigue, car rien ne l'avait préparé au siège de la ville dans le tome précédent.
Comme dans le tome précédent, le plaisir esthétique commence avec la première page. Elle débute avec une grande case dans laquelle 4 bandits attaquent le pauvre père de famille. Le rendu de l'herbe est saisissant. Vink ne dessine pas pour épater la galerie. Il n'utilise pas de couleurs pétantes, et ses personnages n'adoptent des postures donnant l'impression qu'ils attendent qu'on les prenne en photo pour en faire un poster. La virtuosité de l'artiste se met au service de la narration, et ne constitue pas une fin en soi. Cette herbe est représentée par le biais de tâches de couleurs apposées à l'aquarelle, dans un vert pâle à en être presque fade. Le premier coup d'œil rapide voit une zone enherbée, avec certains brins dépassant de la masse globale. En regardant le détail du mode de représentation, le lecteur découvre une multitude de tâches vertes de nuances différentes, laissant encore voir le blanc de la feuille entre elles. Seule l'intelligence et l'expérience de l'artiste font que ces tâches ainsi réparties forment une zone herbue soumise au vent, avec des brins en pagaille poussant au gré de la fantaisie de la nature.
Toujours dans cette case, le lecteur peut également apercevoir au loin les masses montagneuses, avec un ciel nuageux en altitude, et une légère brume s'interposant entre les montagnes et le point de vue l'observateur. L'impression produite est celle d'un paysage naturel s'imposant au voyageur pourvu qu'il lève un peu la tête. En y regardant de plus près, le lecteur constate qu'il n'y a pas de trait de contour ou juste une trace, et qu'à nouveau ce décor est représenté à l'aquarelle, les variations de nuances dues à l'eau et les variations de teinte donnant l'impression de la variation de la luminosité, et de quelques lambeaux de brume étiolés. Le tout respire l'air pur, le plaisir potentiel de la marche, la solitude d'un endroit encore sauvage.
Le lecteur tourne la page et soupire d'aise en voyant que cette séquence se prolonge sur les 2 pages suivantes, avec ce même plaisir ressenti devant l'herbe qui ondoie et les montagnes perdues dans la brume dans le lointain, ainsi que le relief qui laisse présager d'une belle balade. Pendant les 2 pages suivantes, He Pao et Kim Ki Ju poursuivent leur cheminement, alors que le soir arrive. Les couleurs se font plus foncées. Le lecteur peut apprécier le bruit d'une petite cascade, c’est-à-dire qu'il croit en entendre le bruit en regardant la case correspondante. Juste dans celle d'avant son regard s'arrête sur un oiseau posé sur une branche, c’est-à-dire que l'auteur lui montre un détail qui a attiré l'attention d'He Pao ou de Kim Ki Ju. Il ressent la brise en train de se lever, à la manière dont He Pao réajuste son chapeau. Il voit la luminosité baisser. Par la suite il apprécie la lumière mordorée, le soir dans la salle à manger de l'auberge. Il lui semble voir par les yeux d'He Pao dans la nuit alors qu'elle se tient en tailleur sur la montagne au Pic de la Foudre et qu'elle observe les hommes devant elle, dans le gris de la nuit. À nouveau l'aquarelle fait des merveilles pour rendre compte de la pénombre, sans perdre des détails, une atmosphère proche de l'onirisme. Le jour revient et la nature ressort toujours aussi bien, montrant par contraste le dénuement de la roche. La dernière scène se déroule au col, la roche n'étant plus habillée par la verdure. Loin de ressentir le vide du décor, le lecteur éprouve la sensation de se tenir avec les personnages à cet endroit désolé, de ressentir le froid causé par la brise et la nuit. À nouveau les couleurs délavées rendent compte de la luminosité, cette fois-ci très faible, à la perfection.
Les qualités graphiques des tomes précédents restent présentes sans altération. Vink adopte une direction d'acteurs de type naturaliste. Le lecteur a l'impression de voir évoluer de véritables individus, aux gestes adultes et mesurés, aux expressions de visage réalistes et vivantes, sans exagérations, sans perte de contrôle des émotions. Il n'y a que quand He Pao recommence à adopter une posture de réflexion très désagréable (elle se cambre jusqu'à ce que ses pieds passent derrière ses oreilles) que sa souplesse laisse rêveur. Le lecteur peut encore apprécier les détails historiques tels que les tenues vestimentaires, le chariot tiré par des chevaux, la rusticité du couvert dans l'auberge, les tabourets, l'habit des moines, et les différents couvre-chefs.
L'intrigue se construit sur quelques scènes dont certaines très singulières. La plus étonnante est sans nul doute celle se déroulant sur la montagne de nuit, au Pic de la Foudre, avec He Pao assise en tailleur faisant face à une trentaine de gugusses dont on devine les silhouettes. En elle-même, cette scène semble assez improbable, mais en images elle semble tout à fait plausible. Les tomes précédents ont établi que l'héritage du Moine Fou déstabilise l'esprit d'He Pao qui est susceptible d'adopter un comportement sortant de la normalité. Le lecteur la voit progresser en montant vers ce pic de nuit, en gesticulant, en parlant toute seule. Il constate de visu son niveau d'agitation et comprend par les images que son esprit est en partie le jouet du savoir acquis inconsciemment. La suite est tout aussi extraordinaire d'un point de vue visuel. Alors qu'il s'agit d'une discussion improbable dans un lieu saugrenu, Vink a construit un plan de prise de vue qui sait maintenir un intérêt visuel dans ce lieu désolé, sans action à proprement parler. Il en est de même pour l'avant dernière discussion à nouveau au Col du Vent.
Lorsque Kim Ki Ju retrouve He Pao sur les flancs de la montagne, le lecteur se rend compte qu'il progresse avec eux dans la végétation pendant qu'ils parlent. À nouveau Vink a trouvé comment maintenir un intérêt visuel pendant ce dialogue, en les montrant en train de marcher, et en adaptant les angles de prise de vue pour que le lecteur puisse se faire une idée globale du relief de cet endroit. Ce dispositif est reconduit dans la scène finale, où He Pao chemine à nouveau avec plusieurs compagnons de route. Lors de la deuxième nuit passée au Pic de la Foudre, He Pao se retrouve à nouveau à réfléchir à haute voix sur sa situation, alors que d'autres protagonistes se croisent sans se voir dans le noir. L'auteur se montre très habile en entremêlant les allers et venues des uns et des autres, sans sombrer dans le ridicule ou dans la farce, en conservant la plausibilité de leur présence, sans forcément se voir. Le lecteur apprécie à nouveau les couleurs pastel et sombres, et son attention est en alerte du fait de la pluie, c’est-à-dire la manifestation de l'élément liquide. Malgré tout, il est difficile d'y voir une métaphore sur le personnage (joyau du fleuve), si ce n'est que son état d'esprit passe à la colère, alors que le temps passe à l'orage. Par contre, le changement de couleur du fond des phylactères laisse le lecteur toujours aussi dubitatif. Parfois, leur couleur s'accorde avec la couleur principale de la séquence, parfois au contraire elle tranche sans pour autant être en relation avec l'état émotionnel du personnage, le sens des propos ou leur force de conviction.
Le lecteur prend également conscience d'une absence qui n'est pas pour autant un manque : l'auteur ne représente pas les combats. Alors que l'un des principaux thèmes est l'héritage que constituent les techniques de combat du Moine Fou, ceux-ci se déroule hors champ de la caméra, lors d'ellipses. De manière tout aussi élégante, Vink continue de raconter son histoire, à la fois en prolongeant les fils narratifs déjà présents, à la fois en proposant un cadre de situation totalement inattendu. Comme précédemment, He Pao continue à découvrir des vérités relatives à l'héritage du Moine Fou, et à tenir sa place dans le monde des adultes. De nouveaux groupes (représentés par Xiao Ping de la secte du Tigre Blanc et par Hong Gan, le chef de la confrérie des mendiants) cherchent à nouveau à tirer profit de cet héritage, toujours en convainquant He Pao, plutôt qu'en la confrontant, car ils craignent ses capacités d'art martial. Cette position de force place He Pao à égalité des adultes, la rendant maître de ses décisions et les imposant à son entourage. De ce point, elle incarne la figure du héros romanesque autour de qui tourne l'intrigue, de qui dépendent tous les autres personnages. Autour d'elle, Kim Ki Ju s'est pris d'affection pour elle et cherche à la protéger, même à son insu. Mais il est dépassé par l'ampleur des convoitises que ses capacités extraordinaires suscitent. Les propos de la secte, de la Confrérie et l'attaque des brigands de grand chemin font le lien avec la situation politique déjà évoquée dans les tomes précédents.
Vink développe donc une situation extraordinaire semblant relever du conte traditionnel, dans laquelle le personnage principal passe des nuits à parler avec des individus qu'elle ne connaît pas, à marcher dans la pénombre, ne se souvenant pas de tout ce qu'elle a fait le lendemain, alors que d'autres personnages payent pour leur logis en racontant une histoire. L'adresse de la mise en scène ramène ces moments dans le domaine du possible, ancrant le récit dans le domaine du crédible. L'auteur continue également de jouer avec son lecteur en lui remettant des pièces du puzzle relatif au mystère de ce Moine Fou. Kim Ki Ju observe le comportement d'He Pao et en déduit que le risque qu'elle court en utilisant l'art martial du Moine Fou sans s'en rendre compte est encore plus pervers dans son mécanisme qu'il ne croyait. He Pao est à nouveau amenée à lire 2 gravures dans la très spéciale écriture du Moine Fou. Elle rencontre d'autres personnes l'ayant connu dont une qui prétend qu'elle connaît le remède à la folie qui habite He Pao, et elle fait la connaissance d'un très étrange personnage se faisant appeler Ténèbres Extasiées (quel nom imagé), ou peut-être Zhou Li. Le lecteur est incapable de résister à cette dimension ludique de la narration, cherchant à assembler les morceaux du puzzle pour essayer d'anticiper une révélation ou une autre, pour identifier les schémas logiques, pour se montrer peut-être un peu plus malin que l'auteur (alors que ce dernier a toutes les cartes en main et ne les distribue qu'à son gré au lecteur).
Vink se montre encore plus malicieux avec son lecteur avec quelques remarques facétieuses. Kim Ki Ju confectionne 5 flèches pour son usage, sans que l'on sache à quoi elles serviront. Au deux tiers du récit, un groupe de personnages tentent en vain d'attraper un coq pour le dîner. Seul un jeune garçon réussit à le coincer, là où tous les adultes ont échoué. Il est possible d'y voir une image de tous ces adultes cherchant à encercler He Pao pour pouvoir l'utiliser à leurs fins, sans succès. Le lecteur peut aussi se demander si ces adultes ne seraient pas une métaphore des lecteurs cherchant à cerner le récit, l'auteur leur échappant avec facilité. Il se montre carrément moqueur quand Mei reçoit un message de monsieur Wang indiquant qu'il a retrouvé un récit du Moine Fou datant de 40 ans, mais que les circonstances empêchent Mei de prendre connaissance de ce récit qui lèverait sûrement une part significative du mystère l'entourant. Il a tellement bien réussi à semer le doute dans l'esprit du lecteur que celui-ci se défie de l'arrivée providentielle de Ténèbres Extasiées en se disant que c'est trop beau pour être vrai, et qu'il ne peut être sûr ni de son identité, ni de la véracité de ses propos.
Décidément, il est difficile de croire que Vink ait réalisé son récit sur une durée si longue, tellement il présente une grande cohérence, au travers d'une narration aussi complexe dans sa construction, que facile à lire. Des dessins magnifiques sans être ostentatoires racontent une histoire sous forme romanesque avec une héroïne, mêlant reconstitution historique et manipulations mentales, sous forme d'une aventure avec enquête, avec des conventions de roman d'aventure (les deux mantras de neutralisation) et avec un humour facétieux sous-jacent. Sous une forme adulte sans être compliquée, Vink propose un récit très consistant pour lecteur exigeant, offrant un divertissement d'une grande richesse, sans rien gommer de la complexité de la vie, de l'importance des circonstances arbitraires, du déterminisme né des générations précédentes, avec une place pour le plaisir de vivre. Tout de même, il subsiste plusieurs questions dont celle de savoir si He Pao aura l'occasion de recroiser Perle, Petit Lu et leur père et s'ils retrouvent leur mère.
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