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vendredi 30 mars 2018

He Pao (Les Voyages d') - tome 3 - Quand s'éteignent les lampions

Ce tome fait suite à L'ombre du ginkgo ; c'est le troisième sur 5 de la suite de la série Le Moine Fou qu'il vaut mieux avoir lu avant. La première série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). Le présent tome est initialement paru en 2002, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Les 4 premiers tomes de ces voyages sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).

Tang He Pao et Tashi Tsanpo (le tibétain du tome précédent) ont poursuivi leur voyage et arrive dans une ville en bordure d'un grand fleuve. Sans argent, ils se contentent de s'abreuver au puits de la grande place. Ils sont abordés par un mendiant (Yi le Vieux) qui les conduit à la soupe populaire de la ville, où ils obtiennent un bol de soupe, même si Tashi se fait doubler par un individu malpoli. Le vieux leur propose de les mener à un endroit où ils pourront s'abriter pour dormir, un vieux palais romain. Entre-temps le malpoli est revenu, mais Tashi a vite fait de le calmer.

En se rendant au palais abandonné, un chameau mâchonne les cheveux d'He Pao qui le frappe et il s'enfuit. Le chamelier vient la trouver pour exiger réparation, mais il se calme vite en voyant le regard d'He Pao qui, elle, ne fait aucun geste agressif, ne fait pas mine de le corriger. Leur guide les amène dans l'une des pièces du palais abandonné. Tashi part chercher du petit bois pour y faire un feu, mais son fagot est ramené par une jeune fille qui indique qu'il est parti soigner une femme malade dans un village avoisinant. He Pao s'endort en rêvant de ses vrais parents Maria & Luigi Della Roca. À son réveil, Tashi n'est pas revenu. Un jeune homme vient lui apporter une note indiquant qu'il a été enlevé et demandant qu'elle attende les prochaines instructions.


Le lecteur sait parfaitement à quoi s'attendre en ouvrant un nouveau tome de cette série, continuation directe de celle du Moine Fou, sous un autre nom, plus approprié au fait qu'He Pao a repris le dessus sur son héritage : de beaux décors naturels, une narration fluide et dense, une intrigue à suspense, un regard sous-jacent sur la vie. Le plaisir du voyage est immédiat : l'arrivée des 2 voyageurs par une colline qui permet d'admirer les toits des maisons en contrebas, l'escalier qui y mène, un bel arbre au premier plan, la courbe d'une rivière avec un navire marchand, une rive abrupte en face, et tout ça en une seule case. En déambulant dans la ville, le lecteur observe, par les yeux des protagonistes, les différentes façades, un ouvrier en train de manger son bol de nouilles, l'aménagement du puits, la distribution de la soupe. La marche reprend sur un chemin de terre assez large, serpentant en hauteur de la rivière, au milieu d'une végétation dense et rase, avec une petite caravane de 3 chameaux, et un palanquin, sans oublier les bâtiments du palais abandonné dans le lointain. Vient ensuite le temps de regarder l'aménagement du palais, la disposition des bâtiments, la végétation qui a envahi les allées, etc. Le lecteur fait encore le touriste dans un autre village en bordure du fleuve, et il suit He Pao dans ses pérégrinations dans la forêt avoisinante, à la recherche de Tashi. Il a également l'occasion de se tenir dans une carrière à ciel ouvert, de nuit, à la faveur de la lumière d'une centaine de lampions, un moment visuel saisissant.

Les aquarelles de Vink (et de Cine, sa femme) sont toujours enchanteresses pour évoquer la couleur de chaque endroit, la lumière changeante, l'ambiance lumineuse particulière de la nuit. Les 2 artistes peuvent aussi bien l'utiliser sous forme de tâches de couleurs pour rendre compte de l'impression produite sur l'œil par la masse végétale, le miroitement de l'eau du fleuve, le tapis de verdure en forêt, la vivacité de l'eau d'une cascade, une mer de nuages vue en contrebas, ou encore l'ambiance féérique créée par l'accumulation de lampions. La peinture peut également être utilisée à des fins de description précise, pour rendre compte de la couleur d'un vêtement ou d'un mur, pour reproduire de manière réaliste leur texture, et accentuer leur volume.

Comme à son habitude, l'auteur met sa technique au service de la narration du récit, ne cherchant jamais à réaliser une case pour provoquer l'admiration du lecteur, mais il ne sacrifie aucune case, tout au long de ces 46 pages, il n'y en a pas qui soit moins importante qu'une autre, ou juste fonctionnelle. L'objectif de Vink est avant tout de raconter une histoire, et de faire en sorte que le lecteur en ait pour son argent en 46 pages. Il n'y a donc pas de décompression narrative, ou d'étirement d'une action ou d'un geste. Lorsqu'He Pao se bat contre un assaillant il n'y en pas pour des pages, quelques cases, 2 pages au grand maximum, pourtant le lecteur peut suivre chacun de ses gestes, son économie de mouvement, son efficacité.


Comme dans les tomes précédents, Vink raconte une histoire avec une intrigue en bonne et due. En cela, ses histoires se conforment toujours au schéma de l'aventure, He Pao arrivant dans un nouvel endroit, se retrouvant au milieu d'une situation conflictuelle dont elle est la source, ou juste un témoin de passage, et une résolution du conflit, avec souvent des explications sur le déroulement et les enjeux. Ce tome ne déroge pas à ce schéma, même si le lecteur ne sait pas trop dans quoi il s'engage de prime abord. Des regards furtifs à la dérobée et la remarque des passagers du palanquin indiquent rapidement (au bout de 7 pages) que l'antagonisme sous-jacent trouve à nouveau ses sources dans la maîtrise de l'art du Moine Fou dont He Pao est la dernière pratiquante. Un personnage fait référence aux événements survenus dans le tome 4 de la série du Moine Fou Le col du vent, confirmant une fois de plus qu'il s'agit bien de la continuation de l'histoire personnelle d'He Pao de cette première série à celle-ci.

À la fin de l'aventure, le lecteur constate qu'à nouveau, sans avoir l'air d'y toucher, l'intrigue imaginée par Vink met en scène des situations amenant à s'interroger sur les valeurs des personnages, leur façon d'appréhender leur existence. L'auteur ne jette pas ses interrogations au visage du lecteur par le biais des dialogues. Ce dernier est libre de s'arrêter au plaisir de l'intrigue, ou de chercher un deuxième niveau de lecture en fonction de ses inclinations personnelles. Bien sûr He Pao reste au centre de la narration, peut-être même plus que dans d'autres tomes puisqu'elle apparaît dans chacune des 46 planches. Le lecteur peut donc l'observer à loisir. Il voit une jeune femme sûre d'elle, sans être méprisante vis-à-vis des autres, ou même condescendante. Elle refuse de se laisser marcher sur les pieds ou de se laisser intimider parce qu'elle est une femme ou une cible facile. C'est la raison pour laquelle elle écarte avec force le chameau, puis le chamelier. Elle est consciente de sa place dans l'ordre social et n'abuse pas de sa force pour obtenir ce à quoi elle n'a pas droit. Réciproquement pas, elle n'hésite pas à corriger ceux qui abusent de leur force à l'encontre des faibles. En 5 cases (une seule bande), elle met fin à un braconnage s'exerçant sur les pandas, et elle souhaite que Tashi Tsanpo fasse usage de ses connaissances médicales pour aider la mère souffrante d'une enfant. Elle ne compte pas son énergie pour retrouver Tashi qui a été enlevé. De ce point de vue, elle se conforme aux caractéristiques du héros d'une aventure.


Le lecteur apprécie également que l'auteur montre qu'elle se sert aussi bien de ses capacités physiques pour couvrir le plus de terrain possible, que de son intelligence pour retrouver la trace de Tashi, en surveillant ceux qui la surveillent. Dans la scène finale sous les lampions qu'évoque le titre, elle expose les agissements du criminel de l'histoire, et démonte son argumentaire, comme à la fin d'un roman policier où tout est révélé. De fait cette forme d'exposition donne également un sens métaphorique à l'affrontement physique qui devient également un affrontement moral. Le lecteur est admiratif de cette jeune femme assurée sans se croire supérieure, capable de se servir de son intelligence sans pour autant être infaillible. Fidèle à ses convictions, l'auteur développe également le personnage de Tashi Tsanpo. Alors qu'il n'avait pas eu droit à un nom dans le tome précédent (un des tics d'écriture de Vink), ici il est nommé. Tashi Tsanpo ne dispose pas du caractère noble d'He Pao, ce qui a été établi dans le tome précédent. Néanmoins il est lui aussi attentif à la souffrance d'autrui et prêt à aider. D'ailleurs il a apporté son aide à He Pao pour commencer, en l'aidant à canaliser son trop plein d'énergie. Vink taquine le lecteur en sous-entendant que le mode de soin passer par le contact physique, sans bien définir la nature de ce contact. Ni Tashi, ni He Pao ne manifestent de velléité de commandement ou d'autorité, ils se satisfont de ce que leur apporte la journée. Les 2 personnages principaux ne semblent donc pas avoir de problème d'égo, ce qui apparaît de manière plus manifeste par comparaison quand le criminel explique son but.

Le lecteur se rend compte que l'auteur continue d'évoquer des thèmes récurrents. À nouveau He Pao a une vision de ses parents. Si dans les premiers tomes, ces visions semblaient être le fruit du cerveau exploitant des informations perçues de manière inconsciente par un individu, ici le lecteur n'y voit qu'une forme de synchronicité et de dispositif narratif pour montrer que le chemin d'He Pao passe par les traces laissées par ses parents. D'un autre côté, la séquence au cours de laquelle He Pao observe le sol et la végétation pour retrouver les traces laissées par le passage de Tashi Tsanpo met en scène l'importance d'être attentif à son environnement, de l'observer avec tous les sens en éveil. Vink aborde encore les troubles causés par l'héritage du Moine Fou. Il y a bien sûr la motivation de de Yi le Vieux, découlant de l'affaire du Col du Vent. Tome 4 Le col du vent. Il y a aussi cette question de savoir maîtriser ou canaliser son énergie. La résolution de l'intrigue revient sur un autre thème développé dans le tome 9 Le tournoi des licornes : celui de la force de persuasion exercée par une personne sur une autre. Le lecteur ne sait pas trop si l'auteur soit faire une observation sur la force de l'éducation et le formatage de la pensée qu'elle peut induire, ou s'il utilise ce souvenir uniquement pour amener He Pao où il le souhaite pour le tome suivant.


Comme à son habitude, l'auteur sait aussi surprendre son lecteur. Par exemple, il brise une habitude qu'il avait lui-même instaurée, celle de terminer chaque tome par un court poème. Il n'y en a pas à la fin de cette histoire, peut-être parce qu'He Pao n'est pas consciente dans la dernière case. Il surprend également son lecteur en laissant planer l'ambiguïté sur la nature de la relation existant entre He Pao et Tashi Tsanpo. Bien évidemment, il le surprend par les rebondissements de l'intrigue qu'il n'est jamais possible d'anticiper, que ce soit les événements inopinés ou la motivation du criminel, le retour d'un personnage, ou encore une nouvelle destination (se rendre dans une ville nommée Geladandong, située au Tibet). Il étonne aussi par sa narration visuelle, toujours épatante, et réservant encore des surprises. Le lecteur a déjà vu He Pao bondir de la cime d'un arbre à la suivante (par exemple dans le tome 10 du Moine Fou La Poussière d'or), mais pas encore s'élancer à la poursuite d'un pigeon, pour 2 pages d'une beauté à couper le souffle, montrant que le monde est le terrain de jeu d'He Pao. Un peu avant, il découvre 4 cases occupant la moitié d'une page, baignant dans une lumière verte enchanteresse pour indiquer qu'il s'agit d'un souvenir. Quelques pages après, He Pao est sur une hauteur au-dessus des nuages, dans une posture d'observation, pour un très beau portrait en pied le temps d'une case. Le lecteur apprécie la beauté plastique de l'image, mais Vink n'est pas en train d'attirer l'attention sur son talent. Cette image se justifie par le fait qu'He Pao est en train de réfléchir à sa situation en se disant qu'elle avait oublié ce que c'était d'être seule, qu'elle redécouvre la solitude et qu'elle lui va aussi. Le lecteur sourit en son for intérieur car il avait déjà observé que l'auteur avait jusqu'alors préféré donner un compagnon de voyage à son personnage : d'abord Kim Ki Ju, puis Petit Li, et maintenant Tashi Tsanpo. Il peut interpréter cette phrase soit comme une conviction personnelle de l'auteur que la vie est plus agréable à vivre à deux, soit comme une réflexion ironique sur son choix constant dans la narration d'attribuer un compagnon de voyage à He Pao. Vink surprend à nouveau son lecteur avec la mise en scène des lampions allumés, pour un effet saisissant.


Comme à chaque fois, le lecteur ressort enchanté de cette nouvelle étape dans les voyages d'He Pao. La qualité graphique est toujours au rendez-vous avec plusieurs surprises visuelles qui montrent que l'auteur ne se repose pas sur une recette toute faite. Vink choisit de revenir à un des aspects de l'héritage du Moine Fou pour construire son intrigue, toujours aussi savamment construite et dense en rebondissements et en action. Le récit montre des facettes supplémentaires et complémentaires d'He Pao. L'auteur se montre parfois un peu facétieux vis-à-vis de son lecteur en sous-entendant des éléments de la relation entre He Pao et Tashi, sans les rendre explicites. Il se montre subtil en donnant à voir une jeune femme épanouie, et en laissant le lecteur réfléchir à ce qui la contente, et par contraste ce qui rend insatisfait d'autres personnages.


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