Nous nous mourons d’amour si nous n’en pouvons vivre.
Ce tome contient une histoire complète mettant en scène Dylan Dog, un personnage de fiction récurrent, publié dans des fumetti (bande dessinée italienne) depuis 1986. Il contient un récit initialement paru en novembre 2008 sous le titre La Statua di carne, en noir & blanc, écrit par Bruno Enna, dessiné et encré par Nicola Mari. Il s'agit du premier tome édité par les éditions Mosquito, le suivant est La sorcière de Brentford écrit par le scénariste Chiaverotti et également dessiné par Mari. Il n'est pas nécessaire d'avoir une connaissance préalable du personnage Dylan Dog pour apprécier cette histoire.
De nos jours, Dylan Dog déambule dans un cimetière londonien, en se récitant un extrait d'un poème de John Donne. Il repense à la visite de Violet (une jeune femme) dans son bureau qui lui a parlé de la mort de la veuve Annabel Green Sprouth alors qu'elle se recueillait sur la tombe de son mari Léopold Sprouth dans ce même cimetière (après avoir fauché des fleurs sur une tombe voisine). Elle demande à Dylan Dog de se rendre sur place car ce n'est pas la première fois qu'une personne y trouve la mort, semble-t-il tuée par une statue.
Peu de temps après, Albert Berrymann un fossoyeur, est tué par une statue, alors que Freddy et Harold (2 de ses collègues) descendaient une bouteille non loin de là, en attendant qu'il ait fini. Dog se rend à New Scotland Yard voir l'inspecteur Bloch pour qu'il lui donne des informations sur l'affaire, ce que ce dernier fait bien volontiers car la police ne dispose d'aucune piste solide.
A priori la curiosité du lecteur est éveillée par ce tome, soit parce qu'il connaît déjà Dylan Dog et qu'il apprécie le ton de ses aventures, soit parce qu'il apprécie la politique éditoriale des éditions Mosquito. Sans être conquis d'avance, il part avec une prédisposition d'esprit plutôt bienveillante vis-à-vis de cette lecture. S'il connaît Dylan Dog, il s'attend à une enquête sur un ton gothique, avec un peu de macabre, une jolie donzelle et un peu de noirceur. Il a le plaisir de retrouver Groucho (l'employé de maison de Dog, il apparaît à 2 reprises), avec une ou deux réparties à l'humour décalé ou absurde, de voir Dog s'emparer de sa clarinette (mais sans dire de manière explicite qu'il va jouer ou massacrer la sonate des trilles du Diable, de Giuseppe Tartini), de voir la Volkswagen Coccinelle blanche (immatriculée DYD 666) à 3 reprises. Par contre Dog ne prononce pas son juron fétiche (Judas danseur), se contentant juste d'un "Sacré foutriquet".
Pour un lecteur novice en Dylan Dog, il découvre un homme d'une trentaine d'années, bien de sa personne, au regard intense, à la posture évoquant vaguement celle de Sherlock Holmes (quand il reçoit Violet dans son salon), effectuant une enquête en interrogeant diverses personnes, disposant d'une arme à feu dont il ne se sert qu'à une seule occasion. Ce n'est donc pas un récit d'aventures au premier degré, et le personnage principal ne dispose que d'une personnalité superficielle. Le dialogue des fossoyeurs Harold et Freddy les rend humains, mais là encore sans grande personnalité, avec un recours au cliché qu'il s'agit d'une profession dans laquelle on boit beaucoup. Violet est assez mystérieuse avec un caractère marqué, peut-être celle avec le plus de personnalité. Néanmoins, les relations mises en scène relèvent bien d'individus adultes, que ce soit la causticité de l'inspecteur Bloch, le cynisme d'Annabel Sprouth, ou encore le caractère emporté du sculpteur Roman Digor.
Le scénariste s'emploie à développer une atmosphère gothique en utilisant des poèmes de John Donne (1572-1631, poète et prédicateur anglais), pour lesquels une encyclopédie en ligne indique qu'ils s'inscrivent dans la poésie métaphysique. Effectivement, ils apportent une touche macabre au récit. Bruno Enna s'amuse à intégrer un professeur d'université qu'il dénomme T.S. Eliot en référence au poète, dramaturge et critique littéraire américain (1888-1965) du même nom, qui participa à la redécouverte de Donne au vingtième siècle.
L'intérêt du récit réside donc essentiellement dans son ambiance et dans son intrigue plus que dans la personnalité des protagonistes. Le scénariste déroule posément les fils de l'histoire, dans une intrigue linéaire au cours de laquelle Dylan Dog est amené à interroger quelques individus sur le passé d'un ou deux personnages. La structure est classique, le fin mot de l'histoire sort de l'ordinaire et la motivation derrière ces morts dépasse les clichés habituels. Par contre il est un peu difficile de s'investir émotionnellement dans ces personnages manquant de profondeur. Mais l'éditeur a choisi de traduire ce récit, avant tout pour l'artiste.
Le lecteur prend en main une bande dessinée à la production soignée, format bande dessinée européenne, avec un papier assez épais pour qu'on ne voit pas la page suivante (ou précédente) au travers. Nicola Mari réalise des dessins dans une veine réaliste, avec des aplats de noir consistants, sans qu'ils ne tirent les images vers l'expressionnisme ou l'abstraction. Pas de doute, Dylan Dog et Groucho sont reconnaissables au premier coup d'œil. L'évocation de l'Angleterre est suffisante pour être crédible : la façade en briques de l'immeuble où habite Dog, l'uniforme du bobby en faction devant New Scotland Yard, l'intérieur du pub servant de lieu de détente aux fossoyeurs, et les pintes de bière. Mari s'avère être un chef décorateur professionnel, qu'il s'agisse du bureau fonctionnel de l'inspecteur Bloch, de l'atelier du sculpteur Roman Digor et des outils qu'il est possible d'y voir, ou encore de la chambre à l'ameublement un peu vieillot de madame Forsythe.
Nicola Mari dessine des adultes au visage marqué. Il n'y a pas de volonté de rendre chaque individu séduisant, ou avec un visage lisse. Cela participe à l'ambiance mystérieuse, les expressions des visages restant interprétables tout en étant juste, le langage corporel étant mesuré, sans être surjoué. Cette approche réaliste rend la narration plus concrète, préservant la plausibilité de l'intrigue. Ainsi quand le lecteur voit au début une statue s'animer, il reste dans le doute de savoir s'il doit prendre l'image au premier degré comme une représentation littérale, ou s'il s'agit de la vision qu'en a la victime, c'est-à-dire une interprétation de la réalité déformée par la peur ou par un esprit embrumé. Ainsi la solidité et la cohérence de la narration doivent beaucoup au juste équilibre trouvé par l'artiste.
Le dessinateur doit donc préserver le doute sur la nature de ces statues (vivantes ou non), en les représentant immobiles, mais aussi en suggérant la possibilité qu'elles peuvent se déplacer. Il rend bien la texture de la pierre et les poses des individus sculptés évoquent de vraies statues avec un thème mortuaire bien respecté. En fonction des séquences, il les nimbe d'ombres mangeant les détails de leur forme, ou il les représente plus vaguement et de plus loin. Du fait de son parti pris figuratif, il n'arrive pas à leur donner cette aura de mystère ou de ténèbres tel que peut le faire Mike Mignola avec ses dessins exagérant les ombres jusqu'à en devenir expressionnistes. Du coup, la part de ténèbres et d'angoisse se trouve ailleurs, dans des éléments plus banals.
La première fois que le lecteur s'en rend compte, il n'identifie pas forcément le phénomène. En bas de la page 9, une case est consacrée à un gros plan sur une sirène en train de sonner pour annoncer l'heure de fermeture du cimetière. C'est si inattendu dans la séquence en question que cette intrusion des règles de fonctionnement constitue une irruption brutale d'une règle à respecter, au beau milieu d'un instant de réflexion. En page 20, Groucho arrive encombré par un sac de fruits et légumes, à nouveau une irruption saugrenue du réel dans une conversation évoquant les morts. Page 30, le lecteur contemple un visage en gros plan, arborant un œil au beurre noir. À nouveau, c'est le contraste de cet élément avec le flux de la séquence qui crée un décalage déstabilisant, faisant prendre conscience au lecteur qu'il n'est peut-être pas assez attentif, qu'il ne voit pas vraiment ce qui est pourtant en train de se passer sous yeux.
Au fil des pages, le lecteur apprécie également l'art de la mise en scène de l'artiste. Alors que le déroulement de l'intrigue repose plus sur une succession de dialogues, la narration conserve une forte part visuelle, grâce à la richesse des dessins, au fait qu'il n'y ait pas de redondance entre les dessins et les conversations, et par des prises de vue élaborées qui évitent les enfilades de cases uniquement composées de têtes en train de parler.
Ce tome contient une histoire à base d'enquête avec une dimension horrifique et une dimension surnaturelle, avec comme personnage principal Dylan Dog, un héros de fiction récurrent des fumetti. L'intrigue est bien troussée, malgré des personnages pas très approfondis d'un point de vue psychologique. Les dessins sont mieux que compétents, avec un soin apporté aux détails (des éléments typiquement anglais, aux aménagements intérieurs), et une utilisation intéressante des aplats de noir. 3 étoiles pour une histoire sympathique sans être mémorable, ou 4 étoiles pour le plaisir de retrouver Dylan Dog dans une ambiance gothique réelle sans être assénée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire