Sur le principe magique : tel en haut, tel en bas
Ce tome fait suite à Dracula qu'il faut avoir lu avant. Il est initialement paru en 2003, publié par les éditions Nickel (il a bénéficié d'une réédition en 2016 par Glénat). Le scénario est de Pat Mills. Olivier Ledroit a réalisé les dessins et la mise en couleurs.
Comme de coutume, ce tome s'ouvre avec une scène en 1944, cette fois-ci consacrée à Rebecca dans le camp de concentration de Kulbricht (camp fictif). Le récit revient sur le champ de bataille où les chevaliers de Nosferatu affrontent les loups garous de la rébellion, commandés par les lémures. Requiem se débat sous les griffes d'un loup garou gigantesque, guidé par Rebecca qui hésite malgré les exhortations de Sean. Le combat est dantesque et l'un des 2 se fait enterrer vivant. De son côté, Sabbat (le chef de la police secrète de Dracula) conduit un entretien avec l'archi-Hiérophante. Il s'avère que les 2 ont un intérêt commun, dans le cadre d'un complot de vaste envergure. L'entretien se termine par un banquet des plus effroyables.
Sur le champ de bataille en Lémurie, les chevaliers de Nosferatu reçoivent l'ordre de ramener les chefs de la rébellion à bord du Satanik, le vaisseau amiral de Dracula, et de libérer le champ de bataille car Dracula a ordonné d'y déployer les berserkers. Sur le Satanik, Dracula a décidé d'organiser un grand bal costumé le soir même. Tout le monde s'y rend déguisé, en robes et costumes chatoyants avec un masque pour cacher leur véritable nature, tout en sachant qu'au terme du bal tout le monde sera découvert, selon le principe magique : tel en haut, tel en bas. Requiem a un objectif bien précis en tête pour cette fête et il entreprend de convaincre Dame Claudia qui lui indique qu'il a laissé passer sa chance avec elle.
Pas de surprise, le récit s'ouvre avec un retour en arrière en 1944 pour évoquer la vie terrestre d'un protagoniste. En fait, si, il y a une surprise puisque ce n'est pas Heinrich Augsburg qui est mis en avant, mais Rebecca et Otto von Todt. Le blanc de la neige se confond avec les bordures de case qui ne sont pas tracées. Olivier Ledroit exagère la dramaturgie, montrant la pauvre Rebecca en uniforme de camp, allongée à même la neige blanche, alors qu'elle vient de finir d'écrire une lettre pour Heinrich. Face à elle se tient le commandant SS, en uniforme noir, rappelant le noir des baraquements en arrière-plan, et la fumée noire qui s'échappe d'une cheminée dont le sous-entendu est qu'elle sert à évacuer les fumées d'un four. Avec une mise en scène opératique, l'artiste transforme une séquence dramatique empesée, en une envolée lyrique où se confrontent les sentiments. Il sur-imprime à l'infographie, le début de la lettre "Für meine Liebste Heinrich", répété à plusieurs reprises, comme un leitmotiv funeste, un mantra resté inopérant. Il fait s'exprimer le sadisme inhumain et la rancœur du commandant, dans tout ce qu'ils ont de malsain, pour un spectacle dérangeant.
En ouvrant ce quatrième tome, le lecteur prend conscience qu'il ne vient plus simplement pour les pages incroyables d'Olivier Ledroit. Il est curieux de découvrir quelles nouvelles horreurs ces 2 créateurs auront imaginées. Il se demande quelles surprises lui réserve l'intrigue. Il est même obligé de reconnaître qu'il a développé une sorte de curiosité pour quelques-uns des personnages, pourtant tous détestables. En prime les pages d'Olivier Ledroit restent superbes avec une inventivité renouvelée et une implication toujours au maximum. Le loup garou qu'affronte Requiem est démesuré, avec des canines acérées et gigantesques, un harnais hérissé de pointes, une fourrure hirsute, des griffes métalliques tranchantes, une incarnation de la bestialité et de la sauvagerie débridée. L'Archi-Hiérophante évolue dans un environnement mélangeant pyramide égyptienne, steampunk et vaisseau spatial angoissant de type Nostromo. En contemplant ces pages, le lecteur peut à nouveau percevoir le gigantisme propre aux œuvres de Philippe Druillet, dont l'échelle rend l'individu insignifiant. Le lâché de berserkers se fait dans une ambiance de fin du monde gothique (leurs cercueils évoquant des vierges de fer de forme parallélépipédique rectangle). La scène du bal est aussi fastueuse que macabre, avec une mise en scène calquée sur le carnaval de Venise, des robes et des habits d'une richesse inouïe, et des masques d'une délicatesse de porcelaine. Olivier Ledroit se surpasse encore pour les démons des Limbes et les dragons évoluant dans l'espace aérien du Satanik. Il est difficile de croire que cet artiste réussisse à se surpasser à chaque tome et pourtant c'est bien ce qui apparait séquence après séquence.
Dans ce nouveau tome, les créateurs continuent de concevoir et de développer des horreurs fantastiques : le combat d'une rare violence entre le loup garou et Requiem, les habits en peau humaine de l'Archi-Hiérophante, son menu immonde, le massacre perpétré par les berserkers, les dragons, sans oublier les comportements des uns et des autres. C'est bien la démesure de la partie graphique qui donne de la consistance et une unicité à ces horreurs. Représentés par Olivier Ledroit, les loups garous ne sont pas de simples formes anthropoïdes avec des poils et une tête de loup. Ils redeviennent des créatures monstrueuses dont l'animalité les rend étranger à la race humaine. Les berserkers ne sont pas de simples humains bodybuildés au-delà du possible, des sortes de Conan sous stéroïdes, ils sont des créatures extraordinaires, inflexibles, inhumaines dans leur absence d'empathie, de pitié, de sentiment.
Pat Mills n'est pas en reste dans ces créations horrifiques. Lui aussi se montre capable d'évoquer le pire. Le menu du repas servi en l'honneur de l'Archi-Hiérophante fait naître un dégout irrépressible : de la cervelle de centaure en arsenic, et des bébés trolls frits à vif, des scalps de cowboys, du kraken frais, des sorcières en cassolette, et une cuisse de zombie rôtie, sans parler du vin et du fromage. Le scénariste se montre tout aussi ignoble dans le comportement de ses personnages. Par exemple, lorsque les berserkers sont lâchés sur le champ de bataille, Néron se lance dans une diatribe pour vanter le spectacle des exterminateurs, leur absence de motivation complexe, l'atroce beauté de leur carnage irraisonné. Dans une autre bande dessinée, cette tirade ne serait qu'une suite d'élucubrations du méchant d'opérette pour montrer à quel point il est méchant. Ici, cela devient l'apologie éhontée de l'affrontement physique, de la destruction de l'ennemi, de son massacre, de la loi du plus fort. Le scénariste met tout son cœur dans la verve de Néron (encore embelli par les dessins).
Devant une telle ferveur, le lecteur ressent un malaise. La force de conviction de Néron dépasse le niveau du facsimilé de circonstance, comme s'il fallait prendre son discours au premier degré. Le lecteur se retrouve obligé de confronter son ressenti à un parti pris aussi extrême, il ne peut faire autrement que de condamner tout usage de la violence comme une forme de solution. Les propos de Néron conduisent à prendre conscience de la bestialité qu'il y a à mettre à terre un ennemi, un autre être humain. Le fait que Néron puisse jouir de cette violence en fait un être détestable et très concret, pas une sorte de fantoche, pas un simple simulacre de méchant. Le sort que Dracula réserve aux berserkers en fait aussi un manipulateur froid et calculateur, tout aussi détestable. La volonté d'Otto von Todt d'obéir aveuglément à l'ordre établi qui lui procure un statut social confortable le rend aussi détestable. La volonté de Claudia de s'amuser avant tout, y compris aux dépends d'autres individus la rend haïssable. Même Rebecca qui instrumentalise une partie de ses troupes est détestable.
Les dessins d'Olivier Ledroit et le scénario de Pat Mills positionnent le lecteur au milieu d'individus sans foi ni loi. Certes ils peuvent parfois adopter une attitude exagérée et ridicule comme s'ils se forçaient à être se comporter comme des méchants, mais leurs motivations et leur caractère attestent bien qu'il ne s'agit pas simplement d'une apparence. Comme dans un panier de crabes, la méchanceté de ces individus s'exerce avant tout sur eux-mêmes. Le scénariste n'a pas concentré tous ses efforts uniquement pour faire exister ces créatures viles et mesquines. De tome en tome, il déploie son intrigue pour en révéler l'ampleur. Il expose la géographie de Résurrection par le biais de l'Archi Hiérophante : à l'Ouest, la Zombie, Terra Vaudou et les autres états-désunis d'Atlantique, au Nord, Pandémonium, la Lémurie, et la Dystopie, au Sud, Hadès et Tartarus, et à l'Est se trouve Thanatos, et les terres des mages de Kabbalah et de Cyclopie. Les bases posées dans les 3 premiers tomes s'entremêlent pour former une tapisserie complexe où les vies des individus sont intriquées, soumises au soubresaut de l'histoire et aux décisions des puissants qui peuvent apparaître comme arbitraire. Sous des dehors fantastiques, Pat Mills met en œuvre des principes politiques historiques. Dracula tient essentiellement ses hommes grâce à la position dominante de la caste des vampires, et à l'approvisionnement en opium noir. Il donne en spectacle les ors et les pompes de son gouvernement, lors du bal des vampires.
Face à lui, la révolte gronde, mais ce n'est pas celle du peuple, c'est celle d'autres puissants qui se verraient bien à sa place. Les alliances se font et se défont au rythme des coups bas et des trahisons. Les comploteurs ont fixé le grand jour en conjonction de la Grande Marée quand l'agitation sera à son maximum, mais aussi pour marquer les esprits. Requiem, Otto von Todt, Rebecca, Sire Cryptus, Dracula, Dame Claudia Demona, Black Sabbat et même Igor sont ballotés par les événements, sans avoir prise dessus. En introduisant le principe de la réincarnation, Mills intègre une dimension générationnelle, rappelant que les actes des générations passées pèsent sur la génération présente. L'intrigue mêle scènes de bataille et conspirations dans les alcôves et les salons.
Alors même qu'il n'est pas possible de ressentir une forme d'empathie, encore moins d'amitié, pour les personnages, il est difficile de ne pas éprouver une forme de respect pour eux. Requiem en impose par sa haute stature, son armure d'ébène, avec ses décorations, ses chaînes, son air romantique, son teint albinos, et son visage revêche, un mauvais garçon ténébreux et romantique. Il est difficile de ne pas prendre fait et cause dans sa volonté de rédemption, dans son obsession de retrouver sa bien-aimée et de la sauver. De même, le lecteur ne peut pas rester insensible à la volonté de Rebecca de faire payer ses tortionnaires, de mener les lémuriens à la révolte pour se libérer du joug de la caste des vampires, une femme forte refusant d'être reléguée au statut de victime. Il est même difficile de résister à l'ignominie de Néron (décalque du Docteur Frank-N-Furter dans The Rocky Horror Picture Show) se lançant dans sa tirade, à la délectation qu'il prend à évoquer son plaisir de la mise à mort (Ledroit ayant ainsi l'occasion de suggérer l'érection qui s'en suit visible à la déformation de son slip). Alors qu'ils sont tous englués dans une tragédie grecque où pèsent la culpabilité, l'envie et la rancœur, Mills & Ledroit réussissent à leur conserver une part d'humanité.
Contre toute attente, les créateurs parviennent également à insérer quelques (rares) respirations humoristiques, d'autant plus drôles qu'elles sont noires et sadiques. Igor n'a le droit qu'à une seule scène dans laquelle il risque d'être découvert, cherchant à échapper à la détection au risque de finir incinéré. L'artiste lui a conservé son accoutrement de peluche violette, ainsi qu'un air ahuri irrésistible. Pat Mills lui conserve le rôle du bouffon, avec un étrange écho de la scène d'ouverture, puisqu'Igor court le risque de finir dans un four crématoire. Dans la même séquence, Sire Cryptus et Sire Mortis sont obligés de passer par un portique de détection démoniaque (de même nature que ceux dans les aéroports, mais pour déjouer toute tentative d'intrusion de démon). Le passager qui passe avant eux est démasqué pour le démon qu'il est, et il prononce une phrase évoquant l'occupation de ta mère en enfer (une action de sucer des organes masculins) puis il se met à baver un suc vert, comme la petite Regan McNeil dans L'exorciste. Le lecteur retrouve également le bruit inimitable des empaleurs (arme automatique de poing des chevaliers vampires) : TEPESS.
Le lecteur plonge à nouveau dans un monde de souffrances, de cruauté, de sadisme (cette pauvre dame tirée par une chaîne dont l'anneau est fixé sur ses grosses lèvres vulvaires), de méchanceté. Il se délecte des visions dantesques et imaginatives d'Olivier Ledroit. Il est à nouveau sensible au fait que le récit de Pat Mills charrie des thèmes qui dépassent les provocations morbides et macabres. Il y a donc la diatribe à vomir de Néron sur le massacre des ennemis qui fait réfléchir quant à l'usage de la violence comme solution à un problème. Lorsque le lecteur observe l'Archi-Hiérophante qui fait tuer un individu pour revêtir sa peau, il y voit une métaphore sur la façon dont les puissants peuvent utiliser la vie des autres à leur propre profit. Vu sous cet angle, le menu du banquet qui suit devient une litanie de l'être humain se gavant des ressources de la Terre, sans s'inquiéter de leur provenance, encore moins de leur renouvellement, ou de la souffrance générée pour qu'il puisse disposer de telles douceurs. Un lecteur familier des œuvres de Pat Mills relève tout de suite la phrase d'Otto von Todt : c'est un crime capital que de se retourner contre un officier supérieur et lui désobéir au combat. La force de ce constat est de mettre en lumière à quel point le militaire est inféodé au système dont il fait partie, comme Charley Bourne dans La grande guerre de Charlie de Pat Mills et Joe Colquhoun.
Ce quatrième tome est tout aussi somptueux dans sa morbidité gothique que les précédents. Olivier Ledroit est investi à 100% dans son œuvre, sans aucune concession au bon goût, encore moins à la bienpensance. Pat Mills s'en donne à cœur joie dans la morbidité et la cruauté. Contre toute attente de ce déluge d'horreurs et de personnages haïssables, se dégage en négatif une ode à la tolérance et la fraternité, à la nécessité capitale de composer avec son prochain. En récitant une litanie de comportements cruels et fourbes, les auteurs atteignent le double objectif de distraire avec ces horreurs, et de défendre en creux une ligne morale exigeante.
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