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mardi 20 mars 2018

Le Moine fou, tome 3 : Le brouillard pourpre, ou, He Pao et les Barbares

Ce tome fait suite à La mémoire de pierre qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire en 10 tomes. Il est initialement paru en 1987, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Il s'agit d'une série en 10 tomes qui a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).

He Pao a quitté la vallée encaissée où les nonnes ont établi leur dispensaire. Elle attaque un camp de soldats de l'empereur en neutralisant leur sentinelle par surprise. En fait il s'agit du camp du Capitaine qu'elle a déjà croisé dans son village, puis dans la vallée du Moine Fou. Celui-ci lui explique qu'il aimerait bien qu'elle mette ses compétences de combattante au service de sa troupe, en formant ses hommes. Elle comprend que ce capitaine n'a pas que les intérêts de l'empereur en tête. Pour l'appâter, il lui propose de s'entraîner à monter à cheval sur une des montures de son armée. He Pao retrouve toute l'agilité qu'elle avait quand elle montait des buffles.

Sur son cheval, elle croise une troupe de barbares s'en prenant à des civils pour les dépouiller. Elle se rend compte qu'il s'agit d'un subterfuge et que ce sont des soldats déguisés en barbares. Mais de vrais barbares arrivent alors. Grâce à sa fougue, elle parvient à capturer Kim Ki Ju, leur chef, et à l'emmener jusqu'à la ville la plus proche pour le remettre aux mains des autorités. Elle n'est pas accueillie comme elle s'y attendait.

Le lecteur a hâte de retrouver He Pao, après l'acquisition de capacités extraordinaires dans le tome précédent, d'autant plus qu'elles ont été annoncées comme néfastes pour celui qui les possède et pour ceux qui l'entourent. Il renoue avec le récit par le biais d'un page muette dont l'auteur a le secret. À nouveau les couleurs sont délavées, attestant d'une forte luminosité. La scène se déroule dans une clairière herbue où des soldats papotent en patientant. Vink manie l'aquarelle avec délicatesse par petites touches claires et précises. Le lecteur observe qu'il détoure moins d'éléments à l'encre dans cette séquence d'une dizaine de pages, laissant les couleurs préciser les formes, ou s'en tenir à une impression produite par l'herbe. Il s'agit en fait de compositions savamment élaborées dans lesquelles le vert et le blanc se mêlent pour donner l'impression du relief, et de l'orientation des brins par zone, étant plus ou moins verts, ou plus ou moins blancs selon l'orientation du dénivelé par rapport au soleil. Du grand art discret, sculptant les formes sans se mettre en avant.

De la même manière, la dernière séquence se déroule également dans une plaine ouverte, cette fois-ci au petit matin, baigné dans un brouillard pourpre. Vink utilise une teinte majoritaire, déclinée en des nuances très proches pour rendre compte des ombres se mouvant dans le brouillard. Le résultat est à la fois éthéré et onirique du fait de cette teinte extraordinaire, mais aussi très précis en ce qui concerne les personnages et leurs tenues qui sont détourés par un trait entre gris et violet. Autant la première séquence donne une impression de réalisme faisant ressortir la violence des attaques comme inattendues et impossibles dans un environnement aussi paisible et chaleureux, autant l'avant dernière séquence est irréelle dans cette teinte irréelle et fantomatique.

Lors de la séquence médiane dans la ville, Vink détoure plus de détails avec un trait encré, mais il utilise toujours l'aquarelle pour donner du volume aux étoffes, ou pour représenter la végétation du jardin de la Cour aux Fleurs (= une maison close). Il n'y a donc pas de hiatus chromatique entre les différentes scènes. L'une des grandes forces de cette série réside dans sa partie graphique, à la fois pour une mise en couleurs personnelle et sophistiquée mais aussi par la recréation d'une époque. Le lecteur retrouve la tenue simple d'He Pao en début de récit (bottes, pantalon blanc, longue tunique mauve et chapeau de paille). Une fois hébergée dans la Cour aux Fleurs, elle bénéficie d'un bain, puis d'une tunique plus élaborée.

Le lecteur peut également détailler les tenues des autres personnages : les justaucorps et les bottes des soldats du Capitaine, les vêtements simples des paysans, les uniformes des barbares, les riches broderies de la tunique du sous-préfet, les tissus imprimés des robes des courtisanes, et même les tapis de selle des montures des soldats. Comme pour toutes les pages, l'artiste laisse la liberté au lecteur de lire rapidement les dessins, ou de s'attarder pour en contempler les discrets détails. Il construit ses cases de telle sorte que le lecteur puisse en avoir une compréhension d'ensemble rapide, et qu'il puisse consacrer du temps à les détailler s'il souhaite prendre son temps pour lire.


Vink emploie la même approche en ce qui concerne les environnements de chaque séquence. Pour celle d'ouverture, le lecteur peut, en fonction de sa fantaisie, laisser ses yeux s'imprégner de la verdure et de la forme des arbres, sans les détailler, ou il peut choisir de laisser son regard errer sur chaque surface pour apprécier les touffes d'herbe, la forme des feuillages, les ondulations du sol, la texture terreuse du chemin, les reflets bleutés des montagnes dans le lointain. Dans la scène de bataille au petit matin sur la plaine, il peut à nouveau apprécier l'ambiance globale qui se dégage de ces pages aux reflets violets, ou prendre le temps de regarder les formes dessinées par l'aquarelle, et apprécier leur précision remarquable. À nouveau, l'artiste rend tout le mouvement de l'eau, que ce soit les vagues ou le courant, dans la page où He Pao éprouve la sensation d'être emportée par les flots.

Lors de l'arrivée au pied des fortifications, le lecteur peut aussi détailler leur forme, leur implantation, reconnaître des briques disposées pour former un arc de voûte, voir les clous apparents renforçant le bois des portes, distinguer les parties en terre battue, et les parties pavées de la voirie. Il observe les différentes formes de toiture, et les différents types de tuiles utilisés. Il aimerait pouvoir s'arrêter sur le petit pont en arc passant au-dessus d'un petit canal pour se laisser hypnotiser par le miroitement de l'eau. Il laisse courir son regard pour admirer l'architecture des bâtiments de la Cour aux Fleurs, les formes des rambardes en bois, les tentures et les peintures décorant l'intérieur des pièces, ou encore un service à thé. Il constate l'étendue des dégâts causés par les affrontements en voyant les décombres de construction dans les rues les morceaux de maçonnerie, les poutres brisées. Sans avoir l'air d'insister, l'artiste décrit minutieusement les différents lieux où se déroule chaque scène.

De manière tout aussi naturelle, il donne vie à des personnages à l'apparence complexe. Chaque soldat du Capitaine dispose d'un détail vestimentaire ou facial qui le différencie des autres. Le Capitaine de l'armée impérial est un régal à regarder, avec son assurance, son aplomb et sa roublardise. Le lecteur guette des signes d'expression de Kim Ki Ju qui reste tout en retenue, digne malgré sa condition de prisonnier d'une jeune femme.il y voit les manières d'un individu d'une personne réservée qui réfléchit avant d'agir, ce qui se confirme dans son comportement par la suite. Le jeu d'acteur du vénérable Zhang est également naturaliste et très juste. Il s'agit d'un homme de haute stature, avec une forte carrure, conscient de ses capacités physiques, tout aussi conscient des limites de ses actions, à savoir qu'il ne pourra pas arrêter à la guerre à main nue à lui tout seul, ni même protéger indéfiniment les courtisanes de la Cour aux Fleurs.

Le lecteur n'a donc pas d'yeux que pour He Pao, mais elle capte immédiatement l'attention dès qu'elle est présente dans une case. Comme dans les tomes précédents, le lecteur éprouve des difficultés à croire à son jeune âge. Pour commencer, son corps présente les proportions de celle d'un adulte, et son visage n'a rien d'enfantin. Ensuite, elle se conduit de manière détendue et à l'aise en la présence des autres adultes, quelle que soit leur condition ou leur fonction. Enfin ses préoccupations ne sont pas tournées vers le jeu, ne portent pas la marque de l'empressement ou de la fougue associée à la jeunesse. Elle prend des décisions réfléchies qui sont souvent acceptées et suivies par les adultes. Tout se passe comme si les individus autour d'elle ressentent ses capacités extraordinaires et les associent à une sagesse née de la discipline découlant d'une longue pratique des arts martiaux.

De séquence en séquence le lecteur se rend compte que l'auteur compose ses prises de vue pour qu'elles donnent à voir l'environnement et les personnages, apportant une forme de composante touristique à la reconstruction historique. Au-delà de la qualité esthétique des images, il y a un vrai plaisir à pouvoir fouler l'herbe de la clairière, à regarder les arbres, les montagnes dans le lointain, l'urbanisme de la ville fortifiée, le jardin de la Cour aux Fleurs, la disposition du campement des Jin. Tous ces éléments participent à une évocation du passé détaillée et construite.

Vink n'a pas pour objectif de dresser des beaux tableaux, ou de construire des cases servant à mettre en avant des détails pour étaler sa culture. Il raconte une histoire intéressante pour elle-même, indissociable du contexte historique et géographique dans lequel elle se déroule. Il montre également les conséquences de cette période troublée. He Pao est une jeune femme qui n'a plus d'attache et qui dispose d'une santé et de ressources physiques propres à lui assurer de sortir saine et sauve des situations dangereuses. Autour d'elle, les autres personnes subissent et essayent de s'en sortir de leur mieux. Il y a donc ce Capitaine de l'armée impériale qui sent le vent tourner qui compte bien en profiter, même en se payant sur le dos des paysans. Ces derniers se retrouvent à la merci des barbares armés, et donc parfois de l'armée sensée les protéger. Les séquences dans la ville montrent des militaires inquiets de savoir s'ils pourront défendre leur position, et à nouveau des civils, victimes des affrontements. Les tenanciers de la Cour aux Fleurs essayent eux aussi de sentir le vent tourner, pour savoir quand ils devront changer d'allégeance, et éventuellement servir de nouveaux clients. Les faibles souffrent, subissant la violence des forts qui abusent de leur position dominante. Sans avoir besoin de se complaire graphiquement dans la boucherie qu'est une guerre, l'auteur fait ressortir ce que tous ont à perdre en temps de guerre, par comparaison avec la période faste du temps de paix.

Ces temps troublés font également ressortir le caractère des autres personnages. Le lecteur n'a pas l'impression qu'ils soient tous interchangeables ou insipides. Le vénérable Zhang dispose de quelques phylactères pour expliquer son point de vue à He Pao, et il se comporte en cohérence avec sa forte stature. De la même manière, le lecteur observe avec curiosité le comportement de Kim Ki Ju. Il est d'une taille nettement inférieure à celle de Zhang, et beaucoup plus réservé dans ses gestes. Il faut attendre plusieurs pages pour comprendre les motifs de son comportement. Comme dans un roman, ces 2 personnages finissent par faire équipe avec He Pao, cette dernière restant le centre d'intérêt du récit en tant qu'héroïne. Ils existent par leur personnalité, mais ils sont assujettis aux actions de la demoiselle. À nouveau, si le lecteur a opté pour l'explication relative à l'aura dégagée par He Pao du fait de sa connaissance des arts martiaux du Moine Fou, cette forme d'assistance apportée à une jeune femme qui est leur cadette n'introduit pas de dissonance narrative, ne mine pas la plausibilité du récit.

Le lecteur peut estimer que le comportement de He Pao relève plus de la témérité que du simple courage. Pour le coup, cette facette de sa personnalité peut être attribuée à son jeune âge, et à l'impétuosité qui s'y rattache. Mais l'auteur a choisi de faire de He Pao un personnage plus complexe qu'une simple péronnelle inconsciente du danger. Elle ne se conduit pas ainsi pour se mettre en avant ou par bêtise. Le savoir qu'elle a acquis dans le tome précédent est associé à un prix élevé à payer. D'une manière romanesque, elle a acquis des compétences en art martial, quasi surnaturelles, car assimilées de manière quasi spirituelle à partir d'un mode de transmission non conventionnel. Or la troisième partie de ce tome révèle la nature du prix à payer qui est consubstantielle de l'essence de cet art martial. De fait, ce prix à payer humanise He Pao, la faisant descendre du piédestal du héros plus fort que tout le monde et invincible, pour en faire un personnage tragique et fragile. Alors même qu'elle a acquis les capacités physiques dont elle rêvait, elle prend conscience que ce sont ces capacités physiques qui la rendent vulnérable.

Après les 2 premiers tomes, le lecteur guette tout ce qui pourrait s'apparenter à un symbole sous forme liquide. Il est assez surpris que l'eau ne joue pas un grand rôle dans ce récit. Il n'y a que l'étroit cours d'eau franchi sur un pont en arc au milieu de la cité, ce qui ne semble pas relever du symbole dans le contexte de la séquence. Par contre, lors de la terrible bataille finale, He Pao éprouve la sensation de dériver sur un fleuve impétueux et de sombrer dans les flots. Cette fois-ci le symbole est clair, car dans le même temps elle est totalement submergée par les pratiques du Moine Fou. La page finale la montre en train de cheminer le long d'un large fleuve, ce qui rappelle son surnom de Joyau du fleuve.

Ce troisième tome comble toutes les attentes du lecteur et au-delà. Il retrouve ce singulier personnage principal, dans une reconstitution historique savoureuse sans être ostentatoire. Il retrouve des personnages bien développés, dans une intrigue complexe et riche, sans être absconse, avec un questionnement philosophique sous-jacent, et des images magnifiques servant la narration, sans devenir des tableaux figés ou stériles.


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