Peindre le réel équivaut à le penser par l’image, une trahison féconde.
Cet ouvrage porte sur René Magritte (1898-1967) peintre surréaliste belge, et son œuvre, mais, comme l’indique le titre, ce n’est pas une biographie. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Vincent Zabus pour le scénario et par Thomas Campi pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.
Un chapeau melon ! Qui eut cru qu’un jour, lui, Charles Singulier, il s’abandonnerait à la fantaisie d’acheter une futilité de ce genre. Et avec plaisir, qui plus est. Et il ose même le porter. Quelle extravagance ! il faut dire que la perspective d’être officiellement promu ce lundi a de quoi griser le plus imperturbable des hommes. Comme quoi, vingt ans de travail sérieux ont plus de valeur que le fayotage auquel se sont livrés nombre de ses collègues. Midi. Dans 24 heures, il sera un homme nouveau. Il faut qu’il se calme. Et qu’il enlève ce foutu chapeau. Un peu d’air lui fera du bien. Au fil de ses pensées, il a traversé le marché en plein air, puis remonté sa rue jusqu’à la porte d’entrée de son appartement. Il rentre à l’intérieur passe devant et regarde le miroir de l’entrée qui, étrangement, reflète son dos. Il s’approche de la fenêtre à guillotine. Elle est bloquée et à force de tirer pour la soulever le verre se brise. Il regarde son image fracturée sur les morceaux de verre par terre. L’image de Fantômas apparaît sur son écran de téléviseur et il s’adresse à Charles : c’est à cause lui, Magritte, car Charles n’aurait pas dû mettre son chapeau. Maintenant ça ne va plus s’arrêter.
Charles Singulier a du mal à comprendre. L’avatar de Fantômas continue : ils sont ici pour informer Charles de l’objet de sa mission. Charles se retourne : une géante nue se tient dernière lui. Elle lui indique qu’il doit percer le mystère de Magritte. Fantômas lui dit qu’il a été choisi, à cause du chapeau qui était le sien. La femme ajoute : en le portant, il est entré dans son monde, maintenant il doit en saisir les secrets, sinon… Fantômas complète : sinon son chapeau restera à jamais vissé sur sa tête. Tant que Charles n’aura pas accompli sa mission, il portera le chapeau. Il essaye en vain de retirer le chapeau melon, sans succès. Il débranche sa télévision pour faire disparaître Fantômas, sans succès. L’image de dos de Charles, identique à celle du miroir, apparaît ensuite sur ledit écran. Il se retourne et découvre un petit carton sur sa table basse : au recto figure le nom de Fantômas, et au verso Le cinéma bleu, 13h. Il se rend à pied, à cette invitation. Une jolie jeune femme évoque le peintre. Magritte a toujours adoré les films de Fantômas qu’il allait voir adolescent au Cinéma Bleu de Charleroi. Avec les nouvelles d’Edgar Poe, Fantômas fait partie des œuvres fondatrices qui le marquent durablement. Le refus de l’ordre établi revendiqué par le roi des voleurs plaisait au peintre. De même, le changement d’identité de Fantômas ne pouvait que séduire Magritte, lui qui n’aura de cesse d’étonner en affichant une personnalité changeante suivant les époques. La conférence est terminée, les spectateurs se rendent dans les salles de l’exposition pour admirer les tableaux du peintre.
Ceci n’est pas une biographie : un bel avertissement en guise de sous-titre, ainsi qu’un écho de la phrase figurant sur le tableau La trahison des images (1928/1929). Le lecteur suit un personnage sur lequel il n’apprend quasiment rien. Les dessins montrent que Charles Singulier est un homme blanc, habitant à Bruxelles, mince et d’une grande taille, habillé en costume avec une cravate, portant le chapeau melon de René Magritte, une apparence évoquant un pâle reflet du peintre, une version affadie. Il doit accomplir une mission bien vague : percer le mystère de l’artiste. Le lecteur se dit qu’il peut y voir une incarnation littérale de la démarche des auteurs : à défaut de percer ledit mystère, charge à eux de le présenter, de le mettre en scène, de donner à voir ce mystère sous différents angles pour en présenter différentes facettes… Et peut-être donner quelques clés de compréhension, quelques faits et quelques circonstances présentant pour partie le contexte dans lequel René Magritte a grandi et a produit ses œuvres. Cette bande dessinée n’est pas une biographie dans le sens où elle ne retrace pas la vie et l’œuvre de René Magritte dans l’ordre chronologique, avec une ambition d’exhaustivité quant aux circonstances ayant engendré un artiste aussi singulier, pour reprendre l’adjectif servant de patronyme au personnage principal.
Dès la première page, le lecteur se sent confortablement installé dans une narration visuelle très sympathique : des couleurs douces pour le marché avec un savant dosage entre éléments représentés avec précision, et formes donnant plus dans l’impression produite. Le premier contact avec le personnage principal s’effectue à la fois avec les courtes cellules de texte établissant la situation en une douzaine de phrases sur deux pages, et c’est parti pour la mission. Charles Singulier ne paye pas de mine, un monsieur anonyme, assez pour que le lecteur puisse s’y reconnaître sans effort, assez particulier pour ne pas faire mentir son patronyme. En page cinq, le lecteur comprend facilement que les morceaux de verre reflétant une image brisée de Charles et l’apparition de Fantômas à l’identique de l’affiche du premier film (1913) réalisé par Louis Feuillade donnent des indications sur la manière dont le personnage perçoit la peinture de René Magritte, et donc par voie de conséquence de la manière dont les auteurs vont la présenter. Le coup du chapeau inamovible relève du surréalisme, tout en constituant également un phénomène d’empreinte de l’œuvre de Magritte sur Charles Singulier. L’esprit de l’artiste l’a touché, a laissé une marque sur lui et il ne pourra s’en défaire qu’en s’y intéressant, c’est-à-dire littéralement en accomplissant la mission que lui confie cet avatar de Fantômas.
La suite de la narration visuelle se situe dans le registre de la première séquence. Le dessinateur continue d’utiliser des couleurs douces, une palette évoquant celle de René Magritte. Un mode de représentation sans trait de contour, en couleur directe, comme les tableaux de Magritte. D’ailleurs, il est amené à réaliser plusieurs reproductions de ses œuvres. Tout d’abord lors d’une visite du musée René Magritte à Bruxelles, de nuit, plusieurs tableaux célèbres : Le modèle rouge, L’invention collective, La clairvoyance, Mal du pays, La magie noire, Condition humaine. Puis quelques-unes éparpillées dans les séquences, en particulier quand les images des cases se décollent pour révéler des œuvres en dessous, comme La lampe du philosophe, Clairvoyance, Perspective du balcon, Le faux miroir, La légende des siècles. Le lecteur observe également que les bédéistes jouent avec les codes de leur support comme Magritte pouvait jouer avec les conventions de la peinture : intégration d’éléments oniriques (la géante nue dans le salon de Singulier, Fantômas apparaissant sur l’écran éteint), de nombreux éléments absurdes, comme les deux chasseurs au bord de la nuit, sans visage), le feuillage des arbres qui est en deux dimensions dans le cimetière, l’irruption d’un train miniature dans le salon de Singulier par la cheminée (évoquant le tableau La durée poignardée), l’utilisation d’un tableau pour en faire un trou dans une porte (La réponse imprévue), le placardage du tableau Georgette Magritte sur les murs de la cité, des mots s’inscrivant sur les images, les grelots qui flottent dans l’air (La voix des airs), le passage d’un plan d’existence à un autre, d’une réalité à une autre, le désordre chronologique, les apparitions et disparitions de la jeune femme et du biographe officiel de l’artiste, etc.
La narration visuelle constitue une lecture très accessible et très agréable, tout en se nourrissant des facéties et des rapprochements visuels de René Magritte. Le lecteur se sent vite gagné par ce jeu de citations et d’écho, ainsi que par la dimension ludique de la structure du récit. Effectivement, le scénariste ne se sent pas tenu de respecter le déroulement chronologique de la vie de Magritte, comme le ferait un biographe académique. Pour autant, lors d’une demi-douzaine de passages, il expose des éléments biographiques que ce soit le séjour dans la banlieue parisienne ou les conditions de la mort de Regina Bertinchamps, la mort de l’artiste. Dans le même temps, il ne fait qu’évoquer en passant les réunions du groupe des surréalistes belges, ou les relations de Magritte avec d’André Breton (1896-1966), la valeur marchande de ses tableaux n’apparaissant que lors d’une fugace allusion, l’analyse restant à l’état embryonnaire pour les tableaux et leur modernité par rapport à la production de l’époque. Le rôle de son épouse Georgette n’est que succinctement évoqué et elle-même n’apparaît que d’une bien étrange façon. De temps à autre, un personnage effectue une remarque sur l’artiste ou sur son œuvre. Deux protagonistes différents font observer que Magritte n’aime pas qu’on fouille dans son passé, ce qui vient apporter une explication au fait que les auteurs eux-mêmes ne le fouillent pas beaucoup. Le lecteur relève quelques observations éparses sur l’œuvre. Vingt ans de travail sérieux ont plus de valeur que le fayotage auquel se sont livrés nombre de mes collègues. L’œuvre de Magritte est figurative, mais elle est un attentat permanent contre la représentation. Peindre le réel équivaut à le penser par l’image, une trahison féconde. La vraie vie est toujours un ailleurs qui n’existe pas. La peinture n’agit pas comme un miroir passif de la réalité, elle la métamorphose. On ne fume pas dans une pipe peinte. L’œil du peintre est un faux miroir. Tout objet en cache un autre. Magritte déteste la psychologie. Elle essaie d’expliquer le mystère, tout le contraire de sa démarche.
Ceci n’est pas une biographie : en effet, cette promesse est tenue. L’artiste réalise une narration visuelle en osmose avec la peinture de René Magritte, ce qui permet d’intégrer ses œuvres, soit comme telle, soit comme dispositif narratif, sans solution de continuité. Le scénariste joue également entre les éléments biographiques désordonnées, les énigmes des tableaux, le paradoxe de la vie rangée de Magritte et la remise en cause rebelle contenues dans ses œuvres, avec quelques questions et réflexions sur sa démarche artistique. Les auteurs laissent le lecteur avec une dernière question : Pourquoi vouloir répondre aux questions que la peinture nous pose ?
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