Ce qui grandit l’homme, c’est avant tout de traverser la vie sans faire de mal aux autres.
Ce tome fait suite à War and Dreams T02 Le code Enigma (2008) qu’il faut avoir lu avant. Sa première publication date de 2009. Il a été réalisé par Maryse Charles pour le scénario, et par Jean-François Charles pour les dessins et la couleur. Il compte quarante-six pages de bande dessinée.
Cela faisait maintenant une dizaine de jours que Erwin était revenu sur ce bout de plage, face à l’Angleterre, à Cap Gris-nez sur les côtes françaises, et il n’avait encore entrepris aucune recherche pour retrouver Opale, car il se la rappelait à la fois si fragile et si confiante, et il ne voulait pas brusquer leurs souvenirs, ni le destin. Il ne savait trop ce qu’en pensait Marian. Elle l’avait d’abord traité de doux rêveur. Puis l’influence bénéfique de Pierre, ce Français dont elle avait fait la connaissance, semblait l’avoir rendue plus tolérante. Il en était heureux même s’ils passaient moins de temps ensemble qu’auparavant. Erwin est obligé d’arrêter sa voiture car il y a un barrage de police sur la route. Londres en avril 1943, un officier introduit le capitaine Archie Wyeth au premier ministre Winston Churchill, en le présentant comme l’un de leurs meilleurs agents du Renseignement. Il a été formé au Caire par Pierre Landilec. Wyeth expose ce qu’il sait : cela fait plusieurs mois que les Allemands envoient des messages dans le Pas-de-Calais, concernant une certaine opération appelée Wiese. Il s’agirait d’un nouveau type d’arme pointée sur l’Angleterre. Churchill complète : ils ont déjà entendu parler de ses fameuses armes secrètes baptisées V3, pour Vengeance, par opposition à leur V de la Victoire, mais il ne s’agit encore que de menaces.
Archie Wyeth continue : plus pour longtemps, car les Allemands sont décidés. Dans quelques mois, ils commenceront quelque part entre Calais et Boulogne, la construction d’une base secrète destinée à accueillir ce qu’ils appellent le Mille-Pattes. Quelques mois plus tard dans cette base secrète : le Tausendfussler, dit le Mille-Pattes, est un canon à longue portée et à tubes multiples. Ses obus en forme de petites fusées doivent être expédiées à la vitesse de cinq mille cinq cents mètres seconde et à la cadence de six cents pièces par jour. Les déportés arrivent maintenant par trains entiers en gare de Calais. Ce sont pour la plupart des sous-hommes et des bêtes selon la classification de Mohnke, le sous-officier S.S. qui vient d’être affecté au chantier. Les Slaves, généralement des Polonais, font partie des sous-hommes. Épuisés par les privations, il leur arrive, le travail terminé, de s’endormir dans les galeries, couchés à même le sol, dans la poussière et le bruit. Ils peuvent obtenir une double ration de nourriture, à condition de travailler dans les galeries du fond. C’est ce que choisissent les plus jeunes et les plus costauds. Parmi ceux que Mohnke appelle les bêtes, il y a deux femmes juives vêtues d’un simple sac de jute qui avait contenu du ciment et qui leur brûle la peau. Mohnke les bat au moindre prétexte. Erwin imagine sa mère et sa sœur traitées ainsi, et il trouve l’uniforme qu’il porte de plus en plus sinistre.
Cette série plonge ses racines dans des événements concrets de la seconde guerre mondiale : le désert de Libye en avril 1941 où l’armée britannique affronte l’armée allemande commandée par Erwin Rommel (1891-1944) dans le premier tome, la situation en Égypte, le départ pour le STO, l’opération Crusader pour le tome deux. Dans ce tome-ci, les auteurs évoquent le premier site de lancement du canon V3 Tausendfüssler dans la forteresse de Mimoyecques, son bombardement par les Américains, ainsi que les soldats allemands envoyés sur le front russe pendant l’hiver 1944/45. Ils y consacrent une quinzaine de pages, et encore une dizaine à un Français envoyé au STO de retour dans son village, au retour d’un Britannique en Égypte, à un viol d’une Française par un soldat américain après la Libération, et à deux rencontres avec Winston Churchill. L’artiste se montre facétieux avec celui-ci : tout d’abord confortablement installé dans son fauteuil le cigare à la main dans son bureau de Londres, puis dans le parc de la maison de campagne du premier ministre dans le comté de Kent, à Chartwell House. Il est en train de monter un mur, avec du ciment et des briques et il reste du côté où des ouvriers s’affairent pour mélanger le ciment, son interlocuteur étant de l’autre alors qu’il cale une brique entre eux deux. L’artiste investit le temps nécessaire pour ces représentations, majoritairement en couleur directe, avec quelques traits de contours. Dans le chantier de Mimoyecques : la locomotive à vapeur massive, les prisonniers et les travailleurs réduits à de de pâles silhouettes, plus loin leur regard hagard, abruti de fatigue et aussi entre peur des soldats allemands et de leurs brutalités, et regard comprenant encore de la défiance. Le lecteur peut également voir l’organisation du chantier : les baraques, les véhicules et les grues, les zones de stockage des matériaux, les outils à main, la réserve des obus, les wagonnets à pousser, les différentes galeries, etc.
L’artiste fait preuve de la même minutie pour chaque scène de guerre, en termes de reconstitution historique, également en termes d’action. Le lecteur retrouve Joe Bubble à son poste de mitrailleur dans un B17, avec un magnifique arrière-plan du sol très loin en-dessous entièrement en évocation à demi mangée par les nuages, à l’aquarelle. Les bombes tombent sur le chantier de la forteresse de Mimoyecques. Alors que le lecteur pourrait craindre que l’horreur de la situation se trouve amoindrie par l’aquarelle, la mise en scène évoque avec force l’évacuation rendue terrifiante par la masse d’êtres humains empruntant les mêmes tunnels, les mêmes échelles, par le feu qui se propage enveloppant d’un seul coup les individus, par l’incertitude de ce qui se trouve devant. L’évacuation vers l’air libre s’avère tout aussi éprouvante avec les regards hantés et fatigués, et les cadavres jonchant le sol des tunnels. La progression dans la neige sur le front russe fait littéralement froid dans le dos à voir ces hommes mal équipés, n’ayant pas l’habitude d’un tel hiver, puis pris pour cible par l’armée russe. Charles rend tout aussi bien compte des séquences civiles dans le passé ou dans le temps présent du récit : une magnifique vue d’un village côtier depuis un champ en hauteur, une cérémonie de mariage sous le soleil, le petit cimetière attenant à l’église en Normandie, la cabane sur pilotis dans les dunes et les canards qui passent, le meurtrier qui surgit dans la cuisine de Laure alors qu’elle épluche des pommes de terre, l’arrivée de Yael une petite fille à l’aéroport, la flânerie à la brocante, etc. Les aquarelles font des merveilles descriptives, ainsi que pour rendre compte de la luminosité, des grandes étendues sauvages terrestres et maritimes.
La série a commencé en présentant quatre personnages de nationalité différente Allemand, Américain, Britannique, Français, impliqués dans la seconde guerre mondiale dans des endroits différents du globe, mais tous liés au même village dans le Cotentin. Le présent tome montre dans quelles circonstances, leur fil de vie en vient à se croiser, même s’ils ne se retrouvent pas face à face. Sans avoir jamais rencontré Joe Bubble, Erwin doit évacuer le chantier de Mimoyecques bombardé par Bubble. Sans l’avoir jamais rencontré, Joe Bubble se retrouve à accomplir cette mission, grâce aux renseignements transmis par Archie Wyeth. Enfin, Julien Lécluse intervient avec la Résistance dans le même village. Le lecteur éprouve la sensation de pouvoir voir le schéma complet formé par ces quatre fils narratifs, et en effet le quatrième tome est d’une nature différente.
Dans le même temps, l’autrice en dit plus sur la situation actuelle de chacun des quatre principaux personnages, et sur les événements qui les ont marqués à vie et qui ont eu un impact à l’échelle du reste de leur vie. Depuis le début, les auteurs se sont tenus à l’écart d’une histoire avec des bons et des méchants, montrant en particulier une affection pour le soldat allemand Erwin posté sur les côtes de la Manche, sans pour autant exonérer ou cautionner les actes de guerre de cette nation. Le lecteur voit que la suite du déroulement du conflit l’a envoyé sur le front russe où il a été capturé et envoyé aux travaux dans une isba. Ils ne se montrent pas tendres vis-à-vis de l’Américain et du Français. Une fois l’histoire terminé, ces personnages existent encore dans l’esprit du lecteur et il repense à ces drames, à la manière dont ces hommes ont vécu après l’expérience de ces traumatismes. Les uns comme les autres ont commis des exactions en temps guerre, ont tué ou opprimé en en ayant conscience. Physiquement, certains s’en sont sortis indemnes, mais psychologiquement tous ont été marqués, devant s’en accommoder et tâtonner pour trouver comment vivre avec, pour certains en supporter la culpabilité. D’une certaine manière, la scénariste apporte un dénouement à ces conflits psychiques ; différent pour chacun des quatre personnages principaux, surprenant pour au moins l’un d’entre d’eux.
En terminant ce tome, le lecteur éprouve presque l’impression qu’il s’agit du dernier, alors qu’il y en a encre un. Il retrouve tout ce qu’il a apprécié dans les deux premiers : la reconstitution historique, les fils entrelacés de la vie de quatre soldats de nationalité différente, les enjeux émotionnels et affectifs, les superbes paysages. Il ressent à plusieurs reprises un pincement au cœur, attestant de l’attachement qu’il a développé pour Erwin, Archie, Julien et Joe, et pour leurs proches. Quatre êtres humains devenus soldats dans un conflit armé, sans possibilité de choix pour eux, devant vivre le temps présent de la guerre, et vivre avec les séquelles le reste de leur vie.
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