Elle surgirait doucement des faubourgs ourlés de brume, repoussant les dernières nuées sombres qui offraient encore un asile au fugitif.
Ce tome est le premier d’un diptyque racontant une histoire indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Pelaez pour le scénario, Tiburce Oger pour les dessins et les couleurs. Le lettrage a été assuré par Estelle Kreweras. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées. Il se termine avec un dossier de quatre pages, intitulé Revue de presse, rédigé par le scénariste, avec des articles illustrés d’une photographie et de premières pages de journaux : La destruction des fortifications ?, Un nouveau métropolitain, Les Bretons, des nègres blancs ?, La terreur de Paris, Arrivée du 41e convoi, Une terrible tragédie.
Il y avait cette foule d’ombres. Tous ces visages brunis par la crasse, plissant seulement les yeux quand le soleil des riches, économe de ses bienfaits, daignait lui accorder quelques rayons. On entend encore le bruit de ces mains jeunes et déjà calleuses qui jouaient souvent du surin, par nécessité ou par bêtise, la lame récitant sa partition sémillante accompagnée de la mélopée gutturale de l’homme qu’on égorge. Ce peuple des bordures avait les clos des vignerons pour horizon, et les barrières d’octroi pour frontières. On se souvient qu’il s’égayait dans les guinguettes de la courtille, s’étourdissait dans les assommoirs poisseux, et s’émancipait dans les hôtels borgnes. Ce peuple de la zone avait échoué au-delà des fortifications. Il avait bâti une cité riante. Un dédale de planches vermoulues et de tôles froissées, aux rues boueuses à peine assez larges pour laisser passer la charrette du chiffonnier, encombrées de rebuts de la capitale. Ce peuple répudié qui avait essayé de reconquérir la ville, et avait tout perdu dans la fraîcheur d’un mois de mai, balayé par les chassepots. À l’heure où l’on s’apprêtait à sacrifier et éventrer Paris, il était temps que Paris se souvienne de ces gueux qui lui avaient promis l’abîme pour crépuscule, et l’enfer pour l’aube.
Le petit peuple de Paris vit dans des conditions en-dessous du seuil de pauvreté. Les Apaches détroussent les bourgeois. Les rues de Paris sont éventrées pour la construction du métropolitain. En janvier 1903, M. Ducoroy, conseiller du ministre des Travaux publics, Charles Dauger, inspecteur du conseil général des Ponts et Chaussées et M. Berry conseiller municipal de la majorité de droite, effectuent un des premiers trajets en métro sur la ligne reliant la porte de Vincennes à la porte Maillot, discutant à propos de la future ligne nord-sud, de ses enjeux économiques, des enjeux politiques avec l’intervention des Communards amnistiés. Le métro traverse une station dont le chantier est proche de la fin, et sort à l’air libre sur un pont métallique en hauteur. Un homme en long manteau, avec le visage masqué par une écharpe rouge et un feutre à large bord, se tient sur une des arches. Il saute sur le toit de locomotive et s’introduit à l’intérieur. Il éjecte le wattman qu’il fait passer par la porte. Il lâche une grenade dans le moteur électrique, brise un carreau en faisant feu dessus, et saute par la fenêtre.
Le premier contact du lecteur avec cette bande dessinée s’effectue par le biais de l’image de couverture : très dynamique, avec une belle évocation des toitures parisiennes, et ce personnage aux pans de manteau impossiblement longs et cette écharpe rouge le rendant immédiatement identifiable. La narration visuelle tient ces trois promesses avec un panache saisissant. Le lecteur comprend rapidement que l’intrigue repose sur une vengeance, avec les exécutions successives de plusieurs individus certainement coupables de terribles exactions envers un individu dont l’identité est révélée dans la fin de ce premier tome. Cette personne dispose de capacités physiques au-dessus de la moyenne tout en restant dans le domaine du plausible. Il s’est conçu une apparence physique frappant l’imagination, avec le sens de la mise en scène. Cela permet au dessinateur de le placer dans des postures théâtrales et de transformer chacune de ses interventions en une action spectaculaire. Le lecteur prend le temps de savourer l’Écharpe (surnom qui lui est donné par un Apache) debout sur une arche d’un pont métallique du métro, son agilité dans les acrobaties qui lui permettent de sauter sur le toit d’un wagon et d’y pénétrer dans une magnifique page muette, son assurance face à un groupe d’Apaches qu’il doit convaincre, avec seuls ses yeux intenses visibles dans son visage, de nouvelles prouesses physiques dans un grand magasin parisien, et une seconde intervention dans le métro. Les rétines du lecteur sont à la fête, et il savoure chaque action d’éclat, car les auteurs n’en abusent pas, l’Écharpe apparaissant dans vingt pages sur cinquante-quatre.
Dans le même temps, le scénariste a choisi une période et un lieu très précis : Paris en en 1903, avec une date facile à préciser puisque l’Écharpe est rendu responsable du plus grave accident dans l’histoire du métro parisien, survenu entre les stations Couronnes et Ménilmontant. Dès la première page, l’artiste en donne pour son argent au lecteur : les cabanes en bois des Parisiens défavorisés, une guinguette animée, une très large tranchée dans une avenue parisienne pour les travaux du métro. Tout au long de ce tome, il apporte un soin méticuleux et visiblement amoureux pour représenter plusieurs facette du Paris de 1903 : les rames d’époque du métro, l’architecture des passages surélevés en hauteur de la première ligne de métro, les façades et les toits des immeubles parisiens de plusieurs quartiers, les rues pavées, la vue depuis la rue Cortot proche de la butte Montmartre, des intérieurs bourgeois magnifiques, un atelier mal famé dans un quartier populaire, la splendide décoration intérieure des grands magasins Dufayel ouverts en 1856 rue de Clignancourt, plusieurs vues du cimetière du Père-Lachaise. Ces représentations évoquent également le passé par la mise en couleurs retenue : une forme de bichromie avec des nuances de gris comme apposées à l’aquarelle, rehaussées de quelques touches éparses de rouge. La reproduction historique est étoffée par les tenues vestimentaires d’époque, et les différentes voitures qui circulent dans les rues de la capitale.
L’artiste manie tout aussi bien les caractéristiques visuelles liées à ce vengeur masqué, proto-superhéros, évoquant l’apparence de The Shadow, un personnage créé par Walter B. Gibson en 1930/1931, dont la carrière reprend régulièrement, en particulier dans les comics, mais aussi au cinéma, avec un film en 1994. Il est aisément identifiable par son chapeau à large bord, le foulard rouge qui lui masque le bas du visage. La ressemble avec l’Écharpe s’arrête là car les auteurs n’ont repris ni sa pierre girasol montée sur une bague, ni son utilisation de deux uzis, ni son rire caractéristique. Oger en fait un personnage mystérieux, avec des postures dramatiques, une agilité remarquable, et des interventions rapides et brutales, son comportement montrant qu’il n’hésite pas à tuer, qu’il n’y a pas d’innocents, (la manière dont il jette le wattman par la fenêtre), un vigilant sans pitié. Le lecteur amateur de comics reste confondu d’admiration devant l’élégance et la conviction avec lesquelles l’artiste sait adapter ces caractéristiques très américaines à un personnage français, que ce soit pour sa tenue vestimentaire, ou ses interactions avec l’environnement parisien, mettant à profit ces caractéristiques, à l’opposé d’un mauvais décalque qui substituerait les gratte-ciels de Manhattan par des immeubles en R+5 ou R+6 de Paris.
Totalement séduit par la narration visuelle si riche et dynamique, le lecteur se laisse porter par elle, prêt à se contenter d’une histoire de vengeance bien troussée. Le scénariste puise la motivation de son exécuteur dans les conséquences de la Commune de Paris (du 18 mars au 28 mai 1871). Il évoque en particulier les répressions de l’insurrection parisienne durant la semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871, puis les exécutions sommaires et les internements au camp de Satory. Ainsi le contexte de l’époque ne reste pas à l’état de simple prétexte, les racines de l’intrigue se nourrissant dans cette histoire. À l’instar du dessinateur, Pelaez reprend des formes spécifiques de la littérature de l’époque : de courts chapitres s’ouvrant par une une du supplément illustré du petit journal, avec un dessin en pleine page très dramatisé venant illustrer un titre sensationnaliste. Il écrit des courts textes de transition entre deux chapitres et des flux de pensée dans chaque chapitre, à la manière un peu verbeuse et un peu fleurie des romans à sensation de l’époque. Il intègre des faits historiques, comme l’accident de métro du 10 août 1903. Sous réserve qu’il soit déjà un peu familier de l’histoire de la construction du métro parisien, ou qu’il se renseigne en ligne, le lecteur découvre que le scénariste évoque en sous-entendus d’autres éléments historiques d’époque, par exemple l’enjeu économique et politique du choix de la structure du futur réseau du métro. Le scénariste utilise également un peu d’argot parisien : tire-pipe (bouche) chieur d’encre (journaliste), décoller (égorger), manger des briques à la sauce caillou (crever de faim), se caler les joues (bien manger), poleuse (absinthe), descente de lit (fille facile), gouverneur qui file la comète (vagabond sans endroit pour dormir), dessalé (noyé),
Une très belle couverture dynamique qui attire instantanément l’œil, à la fois pour sa promesse d’aventures pleine d’action et pour la reconstitution historique de Paris. Les auteurs tiennent les promesses de cette image saisissante, tout du long de la bande dessinée, et même bien plus. La narration visuelle de Tiburce Oger est remarquable sur tous les plans, alliant vivacité des séquences spectaculaires et rigueur de la représentation des éléments historiques. L’intrigue repose sur une histoire de vengeance solide et sans pitié, nourrie par l’Histoire, en particulier le sort des Communards par les autorités et par les Parisiens eux-mêmes. Vif et enlevé, implacable et justifié.
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