La peur les tenaille. Ils ont appris à marcher courbés.
Ce tome fait suite à Saria T01: Les Trois Clés (2007) qu’il faut avoir lu car les trois tomes de la trilogie forment une histoire complète. Sa parution initiale date de 2012. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Riccardo Federici pour les dessins et les couleurs, qui succède à Paolo Serpieri. Il comprend cinq-quatre planches de bande dessinée.
Dans le palais quelque peu délabré du Doge à Venise, la discussion est animée Il explique au duc Amilcar que l’homme qu’ils détiennent est leur seul espoir de mettre la main sur la Luna. Il doit parler ! Quels que soient les moyens employés. Le duc répond que ce ne sont pas les outils qui manquent. Lui et le Doge jettent un coup d’œil de l’autre côté de la paroi de verre où le prisonnier Orlando est en train d’être torturé. Il répète ces mots : la porte, la porte de l’ange. Le Doge s’approche de lui en lui demandant si c’est la Luna qui possède les clés. Il ajoute qu’ils ne lui veulent aucun mal, bien au contraire. Ils sont de la même famille. Ces clés sont à lui autant qu’à elle. Mais il saura en faire meilleur usage. L’Église seule peut éviter les pièges de l’orgueil et de l’ambition. La douleur a isolé Orlando qui continue sur sa lancée : il a touché les parois obscures. Et le bruit des os a retenti. Il est maudit. Il ne peut plus retenir le mal qui le ronge. Le Doge perd patience. Il ordonne que le lendemain la voix de Moïse soit administrée au prisonnier. Les tortionnaires sortent de la geôle et laisse le prisonnier seul.
À l’intérieur de la cellule, Orlando continue de parler seul, se disant qu’il faut qu’il apprenne la vérité à Saria. Mais le mal le saisit et son corps se transforme. Il devient un colosse monstrueux et rompt ses liens. Il défonce la porte, tue les gardes, court dans le couloir et saute par une fenêtre, pour plonger dans le canal en contrebas. Il provoque une grande gerbe d’eau en touchant l’eau, et des hommes de la Dyle des Forçats le repèrent. Dans la confusion de l’incendie et des fumées, ils parviennent à le récupérer à l’insu des soldats du Doge. Le canot s’éloigne, mais il est pris en chasse par un autre canot avec des soldats fasci à bord. Les fuyards profitent à nouveau de la chute d’une façade fragilisée, et ils mettent cap sur l’arsenal. À bord, Orlando apprend qu’il a été sauvé par la Dyle des Forçats. Le canot à moteur parvient se glisser entre de grands vaisseaux délabrés. Ainsi masqués à la vue de leurs poursuivants, ils passent en vitesse sub, et plongent sous l’eau. Le capitaine ordonne à l’équipage de prendre contact avec le Leopardi. Réponse : c’est fait, et le navire entame ses manœuvres. La baie sous-marine du navire s’ouvre, et le canot peut ainsi s’y engouffrer, échappant à ses poursuivants, se mettant à l’abri. À la surface, les canots des fasci constatent qu’il n’y a plus aucune trace des fuyards, à croire qu’ils se sont volatilisés. Orlando a été amené dans une autre chambre, à bord du dirigeable de la Dyle des Forçats.
Cinq ans se sont écoulés entre le tome un et le deux, du fait de la défection du dessinateur initial pour raison de santé. Dans une interview, le scénariste indique que le changement de dessinateur l’a complètement bouleversé car, sans modifier le contenu de son scénario, il a dû pivoter à 180° sur son axe afin d’envisager cette suite. Mais il a vraiment été ébloui lorsqu’il a vu les premières planches que Federici lui a remises, réalisées en couleur directe. Le lecteur ne peut savoir en quoi a consisté ce pivotement pour se remettre en phase avec la personnalité du nouvel artiste. Effectivement, ce dernier utilise différemment les lignes de contour : elles sont beaucoup plus discrètes que celle de Serpieri, et souvent d’une couleur sombre, plutôt que d’un noir net. Il représente donc plutôt les éléments et les personnages en couleur directe, leur donnant ainsi une texture : celle de la pierre pour les bâtiments en piteux état de cette version de Venise, pour l’eau des canaux et la lagune, pour la peau nue ainsi que pour les muscles qui semblent comme à nu du major Sirocco, pour les tissus de différentes qualités et le cuir teint en rouge, pour le bois des canots, du navire, du vaisseau volant, le métal de la cuirasse du major, la pluie et les vêtements mouillés, les parois semblant faites d’un mélange de pierre et chair pour le dernier lieu.
L’apparence plus photoréaliste des dessins change l’expérience de lecture. L’artiste représente très régulièrement les décors et les environnements, sans leur apposer cette marque d’anticipation si présente dans le tome un. Dans la vue d’un canal de Venise, le lecteur note les murs délabrés, les maigres échafaudages attestant de velléités de réfection, ainsi que les câbles métalliques, l’importance de ces derniers ayant été réduite. Par la suite, le dessinateur continue à représenter des câbles, en en faisant plus des veines irriguant la cité et les bâtiments, que des lianes entre déliquescence et liens pour entraver, ce qui diminue la sensation de décor d’anticipation. Pour autant, les lieux conservent leur gigantisme et leur caractère inquiétant voire angoissant : les hauts bâtiments approchant de la ruine qui encadrent les canaux étroits, le bassin de l’arsenal qui s’apparente plus à un cimetière labyrinthique pour navires, l’immense baie sous-marine qui accueille le canot à moteur, les hauts plafonds de la basilique, les étonnants bains pour les vétérans, l’immense espace du Campo de l’Obus, les cuisines du Doge d’une dimension monumentale, les macabres chambres de dépouillement des votes, ou encore la mystérieuse école noire. Le registre quasi photoréaliste donne à voir des êtres humains visuellement plus incarnés : le corps en souffrance d’Orlando, la jeune femme qu’est Saria qui perd une partie de sa dimension mythologique, les horribles séquelles physiques des vétérans, le surprenant phénomène se produisant sur la peau d’Ali Muslim Orfa.
Au fil des pages, le lecteur se dit qu’indépendamment de cette histoire de pivotement, le scénariste, ou alors le dessinateur, a su s’adapter et que ce tome regorge également de séquences visuellement mémorables : la transformation d’Orlando, la poursuite en canot à moteur dans les canaux de Venise, la découverte des bâtiments dans le bassin de l’arsenal, la séquence subaquatique, la découverte des bains au sein de l’établissement des Eaux du Repentir, le prêche d’Ali Muslim Orfa, les étonnants individus effectuant le dépouillement du vote (ils sont la démocratie, la voix du peuple parle par leur estomac), la découverte de la Porte de l’Ange, et bien sûr ce qui se trouve de l’autre côté dans un dessin en pleine page. L’intrigue reste sur les rails posés dans le premier tome : une Venise en déliquescence lors de la république, une jeune femme disposant des trois clés de la Porte de l’Ange et en position de rébellion, un pouvoir institutionnel prêt à tout pour le conserver, quitte à ne pas se soumettre aux résultats des élections démocratiques, un parti dans l’opposition appelé la Dyle des Forçats, la lutte pour la possession des clés à tout prix. Dans ce tome, l’auteur introduit un autre groupe de pouvoir : les vétérans de l’armée du régime en place, que le pouvoir ne semble pas avoir remerciés à la hauteur des services rendus, ou des sacrifices réalisés.
Le scénariste poursuit le développement des thèmes abordés dans le premier tome, à commencer par la conviction personnelle que tous les pouvoirs relèvent d’une nature totalitaire. En cohérence, le Doge décide de se prémunir d’un résultat de vote démocratique qui lui serait défavorable en instaurant un état de siège, le duc Amilcar exécutant cet ordre en demandant à ses hommes de débrancher la démocratie. Un peu avant, le Doge explicite son point de vue sur le peuple de manière très claire : le travail rend indépendant, et c’est là une maladie grave qu’ils doivent éradiquer. Il continue : le peuple doit vivre des largesses du pouvoir en place, uniquement de ces largesses. S’opposant au Doge, se trouve la Dyle des Forçats, évoquant de loin un peuple arabe, mais sans précision sur leur dogme religieux. Le moment est venu pour leur martyr de s’adresser au peuple et le chef de cette communauté effectue un discours préalable au cours duquel il indique que le nouveau martyr leur apprendra que la force n’est rien sans la compassion, la générosité, et que le martyr apporte des paroles de paix et de pardon. D’un côté, le lecteur s’interroge sur la dictature à laquelle peut mener un tel programme ; de l’autre côté, il sait que ce sont les valeurs morales défendues par les religions du Livre. Dans un autre registre, l’ange Galadriel continue de rechercher les fameuses clés. Elle va confronter Orlando sur son lit de mort, et le lecteur apprend la part de responsabilité qu’il porte dans les interventions de l’ange, mais aussi la faute de celle-ci.
Changement de registre pictural, potentiel pivotement à cent-quatre-vingts degrés de l’orientation de la narration, cinq années écoulées depuis le premier tome, pour autant ce deuxième tome est dans la droite lignée du premier, pour l’intrigue, les personnages et les thèmes. La narration visuelle se rapproche d’un registre photoréaliste très impressionnant, pour une sensibilité différente, mais toujours autant mortifère. Saria pourra-t-elle sortir du principe d’un pouvoir fasciste ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire