Ce n'était rien.
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2012, réédité en 2023. Il a été réalisé par Audrey Spiry pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée.
Juliette, vingt-quatre ans, sort d’une eau transparente, pour regagner la plage de sable blanc. Ses pieds ressentent le flux et le reflux des douces vagues. Elle rejoint sa serviette, avec un coup d’œil en arrière pour voir son compagnon Luis, trente-trois ans, nager vers le large. Elle éprouve la sensation d’être au bout du monde, et lui de l’autre côté. Quelque temps plus tard, elle termine de stocker ses affaires dans un bidon étanche et elle s’apprête à le refermer. Luis lui demande si elle pourrait prendre sa serviette, parce que son bidon est plein à cause du pique-nique. Elle le fait, il la remercie. Derrière son bureau, Yann, le moniteur de canyoning, constate que la petite famille vient d’arriver, la maman Erika, le papa Gilles, leur grande fille Margot d’une dizaine d’années, et leur petite Léna, cinq ou six ans. Juliette pose son genou sur le couvercle de son bidon pour tasser la serviette et pouvoir le visser, sans s’apercevoir que la petite Léna la regarde faire avec curiosité. La famille sort à l’extérieur ainsi que Yann, Luis et Juliette sortent à leur tour dans la vive lumière. Il s’excuse de s’être emporté la veille. La petite famille est partie de son côté ; ils attendent sur le trottoir que Yann vienne les chercher.
Yann arrive dans un van bariolé, et fort encombré. Juliette et Luis monte à l’arrière, mettant par terre ce qui se trouvait sur la banquette. Yann met ses lunettes de soleil en indiquant qu’avec ce soleil le canyon va être magnifique. À sa question, le couple répond que c’est la première fois qu’ils font du canyoning. Yann continue : ça fait quatre ans qu’il est moniteur de canyoning, et l’hiver il est professeur de ski. Ça ne plaît pas beaucoup à sa copine : il part six mois de l’année alors pour construire quelque chose… C’est vrai, c’est pas facile. Il demande à Luis dans quoi il bosse. Celui-ci répond : dans le cinéma. Il ajoute que Juliette vient de terminer ses études, et elle cherche du boulot. C’est l’époque des grandes décisions. Pendant le trajet, elle regarde par la fenêtre pour admirer le paysage. Allongée, elle compte les poteaux électriques qui défilent. Luis continue : c’est ses premières vacances depuis trois ans. Le cinéma, c’est tout sa vie. On bosse, on vit ensemble, on ne peut pas lâcher le train en marche. Ça le prend soir et week-ends, le temps n’existe plus, c’est hyper grisant ! C’est comme une famille. Ce n’est pas facile tous les jours, mais le jeu en vaut la chandelle. Ils arrivent à destination, la voiture de la famille arrive juste derrière eux. Tout le monde sort : le vent souffle fort. Ils prennent le temps d’admirer le paysage. Ils enlèvent leurs habits pour ne garder que leur maillot de bain, et ils prennent leur bidon. C’est parti pour une demi-heure de descente à pied jusqu’à l’entrée du canyon. Le paysage est magnifique.
Première page : il nage, elle retourne à sa serviette. Pages deux et trois : entièrement rouge sans aucun dessin, et uniquement une courte phrase sibylline au milieu de la page de droite. Puis le récit passe à la boutique, point de départ pour la journée de canyoning, et premier contact entre tous les personnages. Ils sont au nombre de sept, le couple, la famille de quatre et le moniteur, il n’y en aura pas d’autre au cours du récit. Le lecteur montre aux côtés du couple pour faire le voyage de l’aller dans le van de Yann, avec quelques cases s’attachant aux sensations, le paysage qui défile, l’impression des cahots, des virages de la route de montagne, de l’abandon de la somnolence, de la discussion sans conséquence à bâton rompu. Arrivée au lieu de stationnement : le vent fort, le paysage à couper le souffle, les gestes banals pour se changer et prendre les affaires. Cinq pages de marche jusqu’au point de départ de la descente dans la rivière. Il est temps d’enfiler les combinaisons, de mettre son casque d’en boucler l’attache, de se mettre à l’eau assez froide. De faire quelques pas dans l’eau, quelques mouvements de nage, d’éprouver la résistance et la texture du sol. Sans effort, le lecteur est ainsi déjà arrivé à la page quarante, sur un rythme calme, presque indolent, en toute tranquillité.
Cette approche naturaliste se trouve également présente dans les dialogues. Les personnages parlent normalement, avec des phrases courtes, en omettant parfois la négation. Yann se montre enjoué comme ses clients l’attendent d’un moniteur, doté d’une assure certaine sans être condescendante, en tant que qu’habitué de cette descente, de ses caractéristiques. Juliette & Luis échangent des propos affectueux, basés parfois sur des sous-entendus, sur des expériences vécues ensemble, des émotions partagées, sans pour autant que leurs propos soient excluants pour les autres. En tant que petite fille, Léna fait des phrases plus courtes, avec plus de ressenti direct et non filtré, un enthousiasme intense et irrépressible, une façon très naturelle de voir le monde uniquement à partir de son point de vue. Progressivement, le lecteur se rend compte que les autres personnages jouent un rôle moins important, avec des dialogues moins fournis. Situations et dialogues finissent par apparaître banals de personnes normales se livrant à une activité concrète, favorisant la contemplation et une forme d’isolement par rapport aux autres. Dans le même temps, la narration visuelle présente des caractéristiques graphiques et esthétiques uniques.
Pourtant, la couverture ne ressort pas particulièrement : une jeune femme en combinaison de plongée descendant l’eau, avec l’air peut-être surpris ou juste les yeux sciemment écarquillés pour voir dans l’élément liquide. En découvrant les pages intérieures, le lecteur se dit que l’image de couverture a perdu en intensité à être imprimée sur une couverture mat. Ensuite, il se dit que le choix même de cette illustration, sa composition gomme la plus grande singularité des dessins. L’artiste n’utilise pas les traits de contour, optant pour un rendu de type couleur directe. Son usage de l’outil informatique aboutit à une sensation de peinture à l’huile, et de dessins presque malléables, comme si chaque zone de couleur se déformait pour s’adapter aux formes qui l’entourent, comme si chaque frontière entre deux zones colorées présentait un degré de plasticité. Comme si l’artiste peignait chaque élément avec un pinceau à la pointe molle, permettant des arrondis à chaque contour, une sorte de fluidité des formes. Ces caractéristiques graphiques rendent à merveille les sensations aquatiques : le courant, la mer d’huile, les bulles d’air, l’effet déformant de la surface, la diffraction, l’onde, les zones où se rencontrent différents courants, les chutes d’eau, etc. Le lecteur peut ressentir la caresse de l’eau, l’effet de flottement des individus, la viscosité de la mousse sur les rochers, les remous, les effets de luminescence, les nuances de la couleur de l’eau en fonction de l’intensité du soleil, de l’angle de ses rayons en fonction du moment de la journée, etc. Ce mode de représentation fait des merveilles également pour les effets de végétation et pour l’expressivité des visages.
Le lecteur prend autant de plaisir que Juliette à voir le paysage défiler par la vitre du van, à regarder avec les marcheurs autour d’eux alors qu’ils descendent vers l’accès au canyon, et bien sûr tout du long de la descente de la rivière à l’air libre comme dans des cavernes souterraines. Il sourit en voyant les quelques passages où l’artiste passe en mode expressionniste jouant avec les formes pour représenter un personnage par son ressenti plutôt que par son apparence physique. Ainsi se déroule cette descente, avec quelques passages un peu plus délicats : un saut de sept mètres dans un bassin en contrebas, un passage trop étroit, des remous, une exploration imposée d’une caverne où se sont fourvoyées Juliette et Léna, rien de grave… Enfin… Dans cette succession de petits riens, il plane comme une forme d’inquiétude. Le lecteur ne saurait la définir car il n’y a pas à proprement parler d’angoisse, de moment de confrontation, d’éclats, mais de minuscules décalages, une phrase qui semble bizarrement formulée, une réaction légèrement différente de celle attendue. Cette vague sensation finit par agir sur l’état d’esprit du lecteur qui se dit qu’un accident va survenir pendant la descente du canyon, alors même que chaque moment déconcerte par sa banalité, son caractère ordinaire. Il peut même finir par trouver que la séduction de l’esthétique visuelle ne suffit pas toujours à retenir son attention. Que ses attentes ne sont que trop partiellement comblées. Finit par venir un moment où il prend conscience de l’accumulation de ces petits riens, de ces petits décalages. Il comprend le changement qui est survenu en profondeur dans l’un des personnages, alors même qu’il n’a pas eu accès à ses pensées, qu’il n’y a pas eu de dialogue d’exposition ou d’explication, que le processus s’est effectué en profondeur.
Une couverture un peu cryptique, avec une image assez sobre. Si sa curiosité le pousse à feuilleter cette bande dessinée, le lecteur note tout de suite l’agencement inusuel des couleurs, ce rendu un peu huileux très agréable à l’œil, ce qui peut suffire à attiser sa curiosité. À la lecture, la narration ressort comme posée, naturaliste et tranquille. Pas désagréable, tout en semblant s’écouler paresseusement, sans tension. Puis vient un moment dans l’esprit du lecteur où il s’interroge sur le malaise indéfinissable qu’il ressent. Il se rend compte qu’il interprète de manière orientée des petits riens que certains personnages ne ressentent même pas. Avec le dénouement, il reconsidère le chemin qu’il vient de parcourir en canyoning, comment les interactions banales et normales entre deux personnages ont fait se cristalliser de vagues impressions en une prise de conscience qui s’impose naturellement comme une évidence organique. Un cheminement inéluctable tout en douceur.
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