L’ignorance est la mère de l’épouvante.
Ce tome fait suite à La Venin T01 Déluge de feu (2019) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’une histoire complète en cinq tomes. Sa publication originale date de 2020. Il a été réalisé par Laurent Astier pour le scénario, les dessins et la couleur. Il comporte cinquante-six pages de bande dessinée. Il comprend un dossier de six pages à la fin : la reproduction des carnets d’Emily, tels que l’auteur les a découverts lors de ses recherches, relatant ses observations sur Galveston, agrémentés de photographies d’époque. Le lettrage de la bande dessinée est assuré par Jean-Luc Ruault, la calligraphie des carnets par Jeanne Callyane. Une carte des États-Unis occupe la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : y figure le tracé des voyages d’Emily.
Non loin de Fort Sill, dans l’Oklahoma en août 1900, le colonel du fort et ses hommes escortent la carriole qui ramène Annette Ross Hume, photographe, et son mari. Il explique qu’ils ne pouvaient pas rentrer seuls, car elle a été kidnappée alors qu’elle était sous sa responsabilité. Ils l’ont récupérée si déshydratée qu’il a fallu trois jours et tous les soins de sœur Maria et de son mari pour qu’elle puisse reprendre la route. D’ailleurs ses sauveurs sont également sur le chemin du retour. Le colonel s’adresse au sergent pour savoir pour quelle raison ils rentrent bredouilles. Emily avait attaché un bouquet d’épines à la queue de son cheval ce qui les a menés sur une fausse piste. Ils ont fouillé le désert sur des kilomètres et rien trouvé. Tom Horn, enquêteur de Pinkerton, ajoute qu’il a vu passer un train pendant la poursuite, elle a dû sauter dans un wagon quand ils étaient occupés à filer son maudit canasson. En sortant une affiche de sa fonte, le colonel ajoute que la fille du gouverneur a fait dessiner et lancer un avis de recherche avec mille dollars à la clef. Il en a reçu plusieurs exemplaires ce matin. Tom Horn décide de rejoindre son collègue Charlie Siringo à la poursuite du Wild Bunch. Le colonel indique au sergent qu’il sera jugé par un tribunal militaire pour l’attaque du village comanche.
Emily se fraye un passage au milieu de la foule de la fête du Travail qui se déroule dans la grande rue de Galveston au Texas. Elle sort enfin de cette marée humaine, et elle crève de chaud dans ses habits de bonne sœur. Elle sonne à la porte de l’orphelinat religieux de la ville. Une sœur vient lui ouvrir. Se présentant sous le nom de Maria, Emily demande à voir le révérend Allister Coyle. Son interlocutrice lui répond qu’il va bientôt finir son cours avec les plus grandes de ces demoiselles. Il la recevra sûrement juste après. Dans les couloirs, Maria sourit à une fillette, Claire, qui fait la tête et qui est en train de subir les remontrances d’une autre sœur. Le révérend fait entrer Maria dans son bureau. Elle explique qu’elle vient du Nouveau-Mexique et qu’elle va jusqu’à la Nouvelle-Orléans pour travailler dans un quartier défavorisé. Il lui demande si elle a croisé le père Curtis qu’il connaît très bien. Elle explique qu’elle ne l’a croisé que rarement. Il souhaite savoir comment il va. Elle s’embrouille.
En entamant ce deuxième tome, le lecteur a encore en tête toute la richesse du premier : l’intrigue prenante, la reconstitution historique, la narration visuelle généreuse et rigoureuse, la personnalité complexe du personnage principal. La couverture lui indique que Emily a décidé de conserver l’habit de nonne qu’elle a subtilisé à sœur Maria dans le tome précédent. La page de titre comporte une case de la largeur de la page avec un sourire des plus terrifiants. Une première séquence de deux pages pour clore une situation du tome précédent : le retour à son domicile de la photographe Annette Ross Hume (1858-1933) qu’Emily avait abandonnée ligotée en plein désert, et l’impossibilité pour le sergent d’échapper aux conséquences de ses actes (pourvu qu’Emily ne recroise plus jamais sa route). Après Silver Creek en juillet 1900, Emily séjourne à Galveston fin août, début septembre de la même année, où elle se présente en tant que nonne à l’orphelinat religieux tenu par le révérend Allister Coyle. Dès le premier entretien, celui-ci comprend que la jeune femme est en train de lui mentir, sans pouvoir savoir sur quel point. Dès cette prise de contact, l’auteur fait comprendre que le révérend est un vil individu, un prédateur de la pire espèce qui abuse des fillettes qui sont sous sa responsabilité. Cette ambiance malsaine perdure tout du long du tome, car la confrontation est inéluctable, et le lecteur sait qu’elle ne se passera pas comme Emily l’a envisagée.
L’auteur joue avec les nerfs du lecteur qui sait que les abus sexuels sur mineur ne vont pas cesser du jour au lendemain, que l’intervention de la Venin mettra probablement un terme aux agissements du révérend, mais qu’elle ne réparera pas des vies cassées, que ces fillettes souffriront de cette atteinte à leur intégrité toute leur vie. Il éprouve la sensation d’avoir la gorge nouée ne pouvant qu’attendre le déroulement des événements tout en espérant qu’Emily intervienne au plus vite pour faire cesser ces horreurs. Il devient le jouet d’une tension viscérale impossible à combattre. Sauf à disposer au préalable de connaissances historiques spécifiques à cette région, il est pris par surprise par un bouleversement survenant aux deux tiers du récit. Comme dans le tome un, l’auteur intercale des retours en arrière sur la jeunesse d’Emily encore fillette qui subit également le comportement injuste et la maltraitance des adultes. Le lien se fait entre les traumatismes des fillettes de l’orphelinat et ce qu’endure Emily, la rendant plus tragique en tant que victime de trahisons successives par des adultes en qui elle plaçait une confiance acquise d’avance comme un enfant.
Dès la première case, le lecteur se trouve transporté dans l’ouest américain : les deux cavaliers, la tenue de la photographe, l’uniforme du colonel. Chaque tenue vestimentaire reflète l’époque et la zone géographique : la calotte de sudiste du sergent, l’habit de nonne d’Emily, celui du révérend, les robes de petite fille (compliquées à enfiler et sûrement dessinées par ceux qui n’en ont jamais portées, sans oublier les petits nœuds dans les cheveux), la tenue simple du jardinier (avec son haut de forme improbable), le châle et le fichu de la vieille madame Pretszinsky dans l’artère enneigée de New York, la robe noire très stricte de tante Magda, la jupe très ample et confortable d’Emily pour conduire sa cariole, etc. Il retrouve les deux inspecteurs de Pinkerton, Charlie Siringo et Tom Horn. Emily a conservé son goût pour la lecture, en particulier pour Moby Dick (1851) d’Herman Melville (1819-1891). En page vingt-sept, il voit Emily lire The prince and the pauper, (1882, Le prince et le pauvre) de Mark Twain (1835-1910). Du coup, il s’estime très perspicace de reconnaître les deux garçons qui jouent avec la jeune Emily en 1888 à Jackson dans le Tennessee, avant de se souvenir qu’en fait, l’auteur l’a aiguillé sur la bonne voie en évoquant Twain : il ne peut s’agir que de Tom Sawyer et Huckleberry Finn.
En auteur complet, Laurent Astier conçoit son récit également en termes visuels dans la minutie de la reconstitution historique et de cette année 1900 qui n’a pas été choisie au hasard, et également dans des moments inoubliables. Le terrifiant sourire du révérend Allister Coyle, la longue perspective de la grand rue de Galveston, la façade monumentale de l’orphelinat, une rue du Bronx recouverte de neige en mars 1888, le face à face entre Emily et le révérend au cours duquel elle le confronte à sa nudité, l’arrivée à la ferme dans le Tennessee, le bouleversement à Galveston, la vue en perspective à l’intérieur du magasin général où Emily s’achète un fusil Browning Scarce FN semi-automatique, calibre 35, modèle de luxe. Emily poursuit sa route pour accomplir sa vengeance et le lecteur se retrouve surpris de voir les expressions violentes sur son visage alors qu’elle tient le révérend en joue à bout portant. Il se rappelle qu’elle a été une enfant maltraitée et qu’elle en ressent encore les conséquences et les traumatismes.
Dans le même temps, les scènes du passé viennent compléter l’histoire personnelle d’Emily, à la fois sur le plan de son caractère et de ses valeurs. Le lecteur sourit en voyant que cette femme solitaire et autonome est sauvée par deux fois par un homme, le Comanche Ba-Cluth (Coyote vagabond), celui qui va et vient dans ce monde en foulant la terre sans la meurtrir. D’ailleurs sa présence et son intervention s’avèrent bien opportunes. Mais les ordres donnés aux deux inspecteurs de la Pinkerton semblent indiquer qu’Emily a attiré l’attention d’autres personnes que les chasseurs de primes motivés par la récompense promise par la fille du gouverneur Mc Grady. Les deux dernières pages se déroulent à Tombstone dans l’Arizona, et elles introduisent un nouveau personnage Michael Graf, disposant lui aussi d’informations inattendues. Le lecteur comprend que l’intrigue globale présente une envergure plus importante que celle qu’il avait supposée à la lecture du premier tome.
Le premier tome est excellent, le deuxième tout autant. Une narration visuelle riche et généreuse faisant revivre cette période de l’ouest américain, le lecteur se trouvent en immersion totale. La promesse de la vengeance d’Emily est tenue : elle continue sur sa lancée avec cette fois-ci un révérend dans sa ligne de mire. La tension est à couper au couteau, car elle ne peut pas supporter un seul instant qu’il continue à faire souffrir des enfants. Un événement historique vient encore plus mettre à mal les plans bien établis d’Emily. En outre, le lecteur découvre que l’intrigue présente beaucoup plus d’épaisseur qu’il ne pensait. Vite la suite.
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