Les manants se taisent quand les rois décident.
Ce tome est le premier d’une tétralogie qui constitue le premier cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le deuxième et le troisième. Son édition originale date de 2015. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.
Au royaume de Tête Noire se trouve une forêt qu’il vaut mieux éviter. Certes, si on la traverse, on gagne une journée de marche vers le château du roi Brendam. C’est du moins ce qui se disait, mais rien ne semblait moins sûr quand on se retrouve devant les eaux trompeuses d’un marécage qu’il semble impossible de contourner. Le jeune Vivien et son serviteur Gus ont ignoré la sagesse populaire et préféré gagner une journée de marche. Ils s’arrêtent devant une mare plus importante, et un sifflement se fait entendre. Vivien se rend compte qu’une flèche vient de se planter dans sa cuisse gauche. Son cheval se cabre et le jeune homme tombe dans l’eau. Il demande l’aide de Gus et il relève la tête pour voir celui-ci brandir son épée au-dessus de sa tête, et le tuer. Deux hommes bien mis s’approchent et félicitent Gus. Celui vêtu d’une tenue cramoisie fait observer qu’il ne devait pas y avoir de témoin à l’assassinat, et il enfonce sa propre lame dans le ventre de Gus qui s’effondre à son tour dans l’eau du marais : les corps disparaissent très vite dans ces eaux traîtresses.
Juste après leur départ, la jeune Oriane et son garde sortent de leur cachette dans les bois. Elle s’empresse de tirer Vivien de l’eau, avec l’aide de l’homme. Elle le trouve beau, trop beau pour mourir aussi misérablement. Elle l’embrasse sur la bouche, sous le regard réprobateur de son serviteur. Vivien revient à la vie, et crache l’eau présente dans ses poumons. Puis les deux sauveteurs emmènent le jeune homme car il a besoin de soins. Il y avait au cœur de la forêt, une demeure où nul ne pouvait se vanter de s’y être arrêter, même quelques instants. Et c’était probablement mieux ainsi. À découvrir l’apparition macabre qui se pressait à l’entrée du domaine, on pouvait deviner que personne n’y était le bienvenu. Les habitants des lieux ne semblaient guère s’en soucier. Par ailleurs, leur attention se portait sur un événement imprévu qui paraissait fortement inquiéter la maîtresse des lieux… Dame Ceylan écoute ce que lui raconte le garde et demande si Oriane sait au moins qui est ce garçon. Son interlocuteur lui répond qu’elle finira bien par l’apprendre car elle ne quitte pas sa chambre, elle lui administre ses maudites potions que sa mère lui a appris à concocter. Le jeune homme a repris conscience, et allongé sur le lit, il accepte bien volontiers le breuvage que lui tend Oriane, qui explique qu’elle est fille de sorcière. Elle lui demande s’il souffre encore et il répond que oui à la cuisse là où la flèche l’a frappé. Elle enlève les draps pour le soigner.
Nouveau cycle de la série, même environnement, personnages différents. Le scénariste a conçu chaque cycle en les situant à une époque différente. Le lecteur éprouve la sensation de se lancer dans une lecture complètement différente, sans personnages connus au préalable, avec quelques éléments déjà présents dans les cycles Sioban et Les chevaliers du Pardon. En découvrant le nom du présent cycle, il sait sans aucun doute possible que les Sorcières en question sont les Moriganes présentes dans les deux autres. Il retrouve également les conventions propres au genre Médiéval fantastique : l’époque, les tenues, évoquant le bas moyen-âge. Et dans le registre fantastique : des pouvoirs aux contours indéfinis pour les sorcières. Pour le reste, du fait de l’époque du récit, il ne saurait être question des Sudenne ou des autres personnages déjà connus puisqu’ils ne sont pas encore nés. En fonction des composantes qui lui ont plu ou qui l’ont marqué, le lecteur peut regretter de ne pas tomber au détour d’une case sur un fitchell ou un masque de Vysald. En revanche, il retrouve la propension du scénariste à égrainer les noms des personnages comme bon lui semble, c’est-à-dire que le lecteur doit se fier à sa mémoire visuelle pour les identifier, car ils ne sont que très rarement nommés, et souvent assez loin dans la pagination. Enfin, il retrouve une intrigue liée au pouvoir temporel et à des relations familiales.
Béatrice Tillier !!! Le lecteur éprouve une hâte intense de retrouver ses planches, en collaboration avec Dufaux, au souvenir de leur trilogie Le bois des vierges (2008 à 2013). La magie opère dès la première page : des dessins finement ouvragés, d’une grande richesse. L’artiste utilise un trait de détourage des plus fins et délicats, d’une grande précision. Réalisant elle-même ses couleurs, elle entremêle les traits de contour et la couleur directe aboutissant à des dessins enchanteurs. Dès la première case, le lecteur tombe sous le charme : une forêt, des silhouettes en contrejour, une lumière blafarde, des troncs d’arbres dénudés, un sol incroyablement moussu, une eau totalement immobile. C’est à la fois une transcription de la beauté de la nature, et une vision personnelle. Avec l’intervention de la jeune femme, le lecteur note inconsciemment que l’herbe est devenue imperceptiblement plus verte. Puis dans une case de la hauteur de la page, il visualise à la fois la forêt, le chemin que le trio doit parcourir pour retourner au château, qu’il devine au fond de la partie supérieure de la case. Il se rend compte que la composition est ainsi faite que les personnages montent du bas sombre de la case pour se diriger vers le haut plus lumineux. Une demi-douzaine de planches plus loin, il prend conscience qu’il peut comparer avec le château du roi Brendam : pas tout à fait la même qualité de brume, des abords plus rocheux, une forêt avec une faune plus présente. Chaque lieu devient un enchantement, un paysage exhalant sa personnalité propre : la campagne verdoyante où se trouve une auberge, le lac à proximité d’un plus petit château avec ses nénuphars, la grève étroite au pied d’une falaise, avec un port constitué de quelques habitations, etc. Il se souvient que le scénariste avait déclaré vouloir rendre hommage à l’Écosse, et il comprend qu’il en découvre l’interprétation de cette artiste, habitée par le fluide des contes et légendes.
En milieu de tome, le lecteur se retrouve spectateur d’une scène saisissante : des villageois en procession sur un chemin, se rendent à l’extrémité d’une falaise et se laissent choir dans le vide. D’un côté, cela lui rappelle la mise en scène d’une procession funéraire dans le dernier tome du cycle Sioban. De l’autre côté, il prend conscience que ce sombre événement se déroule en fonction de la géographie du lieu, le comportement des villageois découlant pour partie de leur environnement. Par ailleurs, l’artiste fait preuve de la même minutie pour les scènes d’intérieur : le lecteur éprouve la sensation de voir s’exprimer la personnalité des habitants des lieux dans la manière dont ils les ont aménagés. La chambre chaude d’Oriane, la chambre maritale froide de la reine et du roi, l’auberge plus impersonnelle dans laquelle s’arrête Vivien, les pièces du château de Tobias un peu trop grandes pour le peu de personnes qui y vivent, la petite chaumière sur la grève plus familiale. Le lecteur apprécie tout autant l’investissement de l’artiste dans la création et la représentation des vêtements, avec des tenues très différentes entre les nobles et les simples paysans ou pêcheurs. C’est un rare délice que de pouvoir ainsi se projeter dans un monde pleinement réalisé, dans des endroits concrets qui donnent l’assurance de se poursuivre au-delà de la bordure de la case, de côtoyer et de faire la connaissance d’êtres humains avec chacun leur propre personnalité, tant par leur physionomie, leur tenue, leurs gestes.
Bien sûr, le scénario embrasse les conventions de genre : une jeune sorcière très mignonne et pleine de vie qui sauve un beau jeune homme qui s’avère être le fils caché du roi, le fils légitime qui cherche à protéger sa position par tous les moyens… Et il les dépasse d’entrée de jeu : le jeune homme a pleinement conscience que l’amulette que lui a remis son père constitue un signe de reconnaissance, mais implique également un changement de statut qu’il ne souhaite pas forcément. Le roi Brendam comprend immédiatement qui est le jeune homme, et il n’éprouve aucune envie de devoir renouer avec des éléments de son passé qu’il a sciemment laissés derrière lui. La reine qui nourrit ses propres ambitions et poursuit des objectifs personnels, tout en instrumentalisant son fils. La construction du scénario s’avère élégante et habile : un savant équilibre entre le candide en la personne de Vivien, des séquences permettant au lecteur de picorer des éléments du passé de ci de là. Tout cela fait que les schémas de confrontation classiques dépassent la dichotomie entre le bien et le mal, et le lecteur sent bien qu’il doit voir chaque personnage autrement que dans une opposition binaire. Il ressent pleinement que chacun a ses envies et ses projets, et que tout autant chacun est façonné par le passé, le sien, comme celui de sa famille ou de sa communauté. En fonction de sa sensibilité, il peut y percevoir comme un écho d’un des thèmes majeurs du cycle de Sioban : le principe du Yin et du Yang, le bien est cœur du mal et réciproquement. Il retrouve des questionnements similaires. Emprise ? Répétition des schémas familiaux ? Déterminisme sans échappatoire ? Destin plus fort que les sentiments et les émotions ? Haine et amour sont comme pelures d’oignon qui se détachent mal l’une de l’autre.
Une couverture splendide, les pages intérieures étant du même niveau exquis de qualité graphique. L’artiste soigne chaque case, méticuleusement, donnant à voir et même à toucher un monde quasi tactile. Le lecteur se retrouve en immersion totale aux côtés des personnages qui existent comme rarement. Le scénariste repart sur un récit entièrement nouveau, conté avec une rare élégance. En filigrane, les thèmes récurrents des autres cycles courent et pèsent sur les personnages. Fascinant.