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jeudi 28 août 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 3 - Tome 1 - Tête noire

Les manants se taisent quand les rois décident.


Ce tome est le premier d’une tétralogie qui constitue le premier cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le deuxième et le troisième. Son édition originale date de 2015. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Au royaume de Tête Noire se trouve une forêt qu’il vaut mieux éviter. Certes, si on la traverse, on gagne une journée de marche vers le château du roi Brendam. C’est du moins ce qui se disait, mais rien ne semblait moins sûr quand on se retrouve devant les eaux trompeuses d’un marécage qu’il semble impossible de contourner. Le jeune Vivien et son serviteur Gus ont ignoré la sagesse populaire et préféré gagner une journée de marche. Ils s’arrêtent devant une mare plus importante, et un sifflement se fait entendre. Vivien se rend compte qu’une flèche vient de se planter dans sa cuisse gauche. Son cheval se cabre et le jeune homme tombe dans l’eau. Il demande l’aide de Gus et il relève la tête pour voir celui-ci brandir son épée au-dessus de sa tête, et le tuer. Deux hommes bien mis s’approchent et félicitent Gus. Celui vêtu d’une tenue cramoisie fait observer qu’il ne devait pas y avoir de témoin à l’assassinat, et il enfonce sa propre lame dans le ventre de Gus qui s’effondre à son tour dans l’eau du marais : les corps disparaissent très vite dans ces eaux traîtresses.



Juste après leur départ, la jeune Oriane et son garde sortent de leur cachette dans les bois. Elle s’empresse de tirer Vivien de l’eau, avec l’aide de l’homme. Elle le trouve beau, trop beau pour mourir aussi misérablement. Elle l’embrasse sur la bouche, sous le regard réprobateur de son serviteur. Vivien revient à la vie, et crache l’eau présente dans ses poumons. Puis les deux sauveteurs emmènent le jeune homme car il a besoin de soins. Il y avait au cœur de la forêt, une demeure où nul ne pouvait se vanter de s’y être arrêter, même quelques instants. Et c’était probablement mieux ainsi. À découvrir l’apparition macabre qui se pressait à l’entrée du domaine, on pouvait deviner que personne n’y était le bienvenu. Les habitants des lieux ne semblaient guère s’en soucier. Par ailleurs, leur attention se portait sur un événement imprévu qui paraissait fortement inquiéter la maîtresse des lieux… Dame Ceylan écoute ce que lui raconte le garde et demande si Oriane sait au moins qui est ce garçon. Son interlocuteur lui répond qu’elle finira bien par l’apprendre car elle ne quitte pas sa chambre, elle lui administre ses maudites potions que sa mère lui a appris à concocter. Le jeune homme a repris conscience, et allongé sur le lit, il accepte bien volontiers le breuvage que lui tend Oriane, qui explique qu’elle est fille de sorcière. Elle lui demande s’il souffre encore et il répond que oui à la cuisse là où la flèche l’a frappé. Elle enlève les draps pour le soigner.


Nouveau cycle de la série, même environnement, personnages différents. Le scénariste a conçu chaque cycle en les situant à une époque différente. Le lecteur éprouve la sensation de se lancer dans une lecture complètement différente, sans personnages connus au préalable, avec quelques éléments déjà présents dans les cycles Sioban et Les chevaliers du Pardon. En découvrant le nom du présent cycle, il sait sans aucun doute possible que les Sorcières en question sont les Moriganes présentes dans les deux autres. Il retrouve également les conventions propres au genre Médiéval fantastique : l’époque, les tenues, évoquant le bas moyen-âge. Et dans le registre fantastique : des pouvoirs aux contours indéfinis pour les sorcières. Pour le reste, du fait de l’époque du récit, il ne saurait être question des Sudenne ou des autres personnages déjà connus puisqu’ils ne sont pas encore nés. En fonction des composantes qui lui ont plu ou qui l’ont marqué, le lecteur peut regretter de ne pas tomber au détour d’une case sur un fitchell ou un masque de Vysald. En revanche, il retrouve la propension du scénariste à égrainer les noms des personnages comme bon lui semble, c’est-à-dire que le lecteur doit se fier à sa mémoire visuelle pour les identifier, car ils ne sont que très rarement nommés, et souvent assez loin dans la pagination. Enfin, il retrouve une intrigue liée au pouvoir temporel et à des relations familiales.



Béatrice Tillier !!! Le lecteur éprouve une hâte intense de retrouver ses planches, en collaboration avec Dufaux, au souvenir de leur trilogie Le bois des vierges (2008 à 2013). La magie opère dès la première page : des dessins finement ouvragés, d’une grande richesse. L’artiste utilise un trait de détourage des plus fins et délicats, d’une grande précision. Réalisant elle-même ses couleurs, elle entremêle les traits de contour et la couleur directe aboutissant à des dessins enchanteurs. Dès la première case, le lecteur tombe sous le charme : une forêt, des silhouettes en contrejour, une lumière blafarde, des troncs d’arbres dénudés, un sol incroyablement moussu, une eau totalement immobile. C’est à la fois une transcription de la beauté de la nature, et une vision personnelle. Avec l’intervention de la jeune femme, le lecteur note inconsciemment que l’herbe est devenue imperceptiblement plus verte. Puis dans une case de la hauteur de la page, il visualise à la fois la forêt, le chemin que le trio doit parcourir pour retourner au château, qu’il devine au fond de la partie supérieure de la case. Il se rend compte que la composition est ainsi faite que les personnages montent du bas sombre de la case pour se diriger vers le haut plus lumineux. Une demi-douzaine de planches plus loin, il prend conscience qu’il peut comparer avec le château du roi Brendam : pas tout à fait la même qualité de brume, des abords plus rocheux, une forêt avec une faune plus présente. Chaque lieu devient un enchantement, un paysage exhalant sa personnalité propre : la campagne verdoyante où se trouve une auberge, le lac à proximité d’un plus petit château avec ses nénuphars, la grève étroite au pied d’une falaise, avec un port constitué de quelques habitations, etc. Il se souvient que le scénariste avait déclaré vouloir rendre hommage à l’Écosse, et il comprend qu’il en découvre l’interprétation de cette artiste, habitée par le fluide des contes et légendes.


En milieu de tome, le lecteur se retrouve spectateur d’une scène saisissante : des villageois en procession sur un chemin, se rendent à l’extrémité d’une falaise et se laissent choir dans le vide. D’un côté, cela lui rappelle la mise en scène d’une procession funéraire dans le dernier tome du cycle Sioban. De l’autre côté, il prend conscience que ce sombre événement se déroule en fonction de la géographie du lieu, le comportement des villageois découlant pour partie de leur environnement. Par ailleurs, l’artiste fait preuve de la même minutie pour les scènes d’intérieur : le lecteur éprouve la sensation de voir s’exprimer la personnalité des habitants des lieux dans la manière dont ils les ont aménagés. La chambre chaude d’Oriane, la chambre maritale froide de la reine et du roi, l’auberge plus impersonnelle dans laquelle s’arrête Vivien, les pièces du château de Tobias un peu trop grandes pour le peu de personnes qui y vivent, la petite chaumière sur la grève plus familiale. Le lecteur apprécie tout autant l’investissement de l’artiste dans la création et la représentation des vêtements, avec des tenues très différentes entre les nobles et les simples paysans ou pêcheurs. C’est un rare délice que de pouvoir ainsi se projeter dans un monde pleinement réalisé, dans des endroits concrets qui donnent l’assurance de se poursuivre au-delà de la bordure de la case, de côtoyer et de faire la connaissance d’êtres humains avec chacun leur propre personnalité, tant par leur physionomie, leur tenue, leurs gestes.



Bien sûr, le scénario embrasse les conventions de genre : une jeune sorcière très mignonne et pleine de vie qui sauve un beau jeune homme qui s’avère être le fils caché du roi, le fils légitime qui cherche à protéger sa position par tous les moyens… Et il les dépasse d’entrée de jeu : le jeune homme a pleinement conscience que l’amulette que lui a remis son père constitue un signe de reconnaissance, mais implique également un changement de statut qu’il ne souhaite pas forcément. Le roi Brendam comprend immédiatement qui est le jeune homme, et il n’éprouve aucune envie de devoir renouer avec des éléments de son passé qu’il a sciemment laissés derrière lui. La reine qui nourrit ses propres ambitions et poursuit des objectifs personnels, tout en instrumentalisant son fils. La construction du scénario s’avère élégante et habile : un savant équilibre entre le candide en la personne de Vivien, des séquences permettant au lecteur de picorer des éléments du passé de ci de là. Tout cela fait que les schémas de confrontation classiques dépassent la dichotomie entre le bien et le mal, et le lecteur sent bien qu’il doit voir chaque personnage autrement que dans une opposition binaire. Il ressent pleinement que chacun a ses envies et ses projets, et que tout autant chacun est façonné par le passé, le sien, comme celui de sa famille ou de sa communauté. En fonction de sa sensibilité, il peut y percevoir comme un écho d’un des thèmes majeurs du cycle de Sioban : le principe du Yin et du Yang, le bien est cœur du mal et réciproquement. Il retrouve des questionnements similaires. Emprise ? Répétition des schémas familiaux ? Déterminisme sans échappatoire ? Destin plus fort que les sentiments et les émotions ? Haine et amour sont comme pelures d’oignon qui se détachent mal l’une de l’autre.


Une couverture splendide, les pages intérieures étant du même niveau exquis de qualité graphique. L’artiste soigne chaque case, méticuleusement, donnant à voir et même à toucher un monde quasi tactile. Le lecteur se retrouve en immersion totale aux côtés des personnages qui existent comme rarement. Le scénariste repart sur un récit entièrement nouveau, conté avec une rare élégance. En filigrane, les thèmes récurrents des autres cycles courent et pèsent sur les personnages. Fascinant.



mercredi 27 août 2025

In vino veritas

L’émotion du premier baiser… Des premiers émois… Des papillons dans le ventre…


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Elle a été réalisée par Irene G. pour le scénario, et par Manolo Carot pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Il se termine par une galerie de cinq pages comprenant quatre illustrations en pleine page, et deux en demi-page.


Un soir de la saint Sylvestre, huit amis se sont regroupés dans la maison d’un des couples. Les enfants sont couchés et dorment, la nuit est bien avancée. Les fêtards clament : Du vin ! Du vin ! L’un d’eux énonce qu’aucun verre ne doit rester vide. C’est le jour de l’an, toutes les bouteilles doivent être finies ce soir ! Il affirme qu’il a confiance en eux, ses amis, ils peuvent le faire. Il trinque : À leur vie ! Parce qu’ils ont tout ce dont ils peuvent rêver. Un autre ajoute : Eh ouais, comme les travelos ! Pam tance David en le traitant de relou. Max ne comprend pas pourquoi elle dit ça. David explique : ils ont une paire de seins, de belles fesses, et un membre entre les jambes, techniquement ils ont tout pour eux. Un autre conteste : il dit ça comme ça, mais on sait qu’ils sont tous obsédés de la chatte, un trou est un trou. Un autre demande si l’un des convives l’a déjà fait, et lui il l’ajoute sur sa liste de résolutions de l’année. On verra bien qui aura le courage de le faire. Le mari de Cassy indique que lui l’a déjà fait. Un autre lui demande de raconter, de ne pas s’arrêter là. Le dessinateur continue : il va leur raconter cette histoire. Mais pour que ce soit plus drôle, il leur propose de faire un jeu. Ce jeu s’appellera : Petites confessions entre amis. Une convive répond qu’elle adore les jeux. Pam estime que ça sent la grosse bêtise, mais qu’il explique.



Le dessinateur explique : C’est très simple. Chacun devra raconter dans le moindre détail son expérience sexuelle la plus obscure, secrète et inavouable. Un des convives indique que ce sera sans lui, un autre qu’il ne sait pas s’il va oser. David trinque à leurs petites confessions ! Avec leur permission, il leur montre la voie avec l’histoire la plus incroyable qu’ils aient jamais entendue. Pour ça, il faut remplir les verres à ras bord ! C’était une nuit d’été pendant un repas d’affaires. Il était crevé, il avait passé la soirée avec des personnes et des conversations ennuyeuses à mourir. Après s’être laissé remplir son verre à ras bord, il entame son anecdote. Dans le restaurant en bord de mer, tout le monde parlait budget, courbe de croissance, chute des prix de l’immobilier, etc. Soudain l’attention de David est attirée par une personne qui passe. Il tourne la tête et il voit une femme superbe sortir du restaurant et marcher sur la plage, jusqu’au bord de l’eau. David la voit se jeter dans la mer. Il sort en courant du restaurant, et plonge à son tour dans l’eau. Il parvient à rattraper la jeune femme et à la tirer sur la plage. Il commence à lui faire du bouche-à-bouche. Elle revient à elle et elle lui passe les bras autour du cou pour transformer le geste de sauvetage en une étreinte passionnée.


En prenant un peu son temps pour détailler l’illustration de couverture, le lecteur distingue sept ou huit corps nus dans une étreinte sensuelle. Il est vraisemblable qu’il ait choisi cette bande dessinée en toute connaissance de cause, puisqu’il s’agit d’un éditeur spécialisé dans les bandes dessinées pour public averti. Il s’agit bel et bien d’un ouvrage pornographique, très explicite, avec des gros plans. Sept des convives vont raconter à tour de rôle leur expérience sexuelle qu’ils jugent la plus obscure, secrète et inavouable. David avec une prostituée sur une plage, quatre pages. Pam avec deux sportifs dans une salle de sport, cinq pages. Max avec la mère de sa copine, six pages. Lara avec un de ses professeurs marié, quatre pages. Cassy se masturbant devant un dessin, quatre pages. Le dessinateur avec un transsexuel, huit pages. Fred à l’occasion d’une méditation spirituelle, sept pages. Soit un total de trente-huit pages explicites et graphiques. Chacune de ces séquences est dépeinte de manière très graphique, dépourvue de tout mot, avec parfois de rares phylactères comprenant juste une icône pour expliciter une intention. Les auteurs alternent donc les échanges entre les convives, la présentation rapide de la scène qui va suivre par l’invité qui livre sa confession, et les expériences proprement dites. L’artiste utilise deux modes de dessins différents : des traits épurés pour les discussions, des traits plus appuyés et des corps beaucoup plus incarnés pour les scènes chaudes.



Un ouvrage qui ne fait pas semblant : tout commence avec une couverture où des corps dénudés se mélangent. Puis l’illustration de la page de titre est totalement explicite avec sexe en érection, fellation et éjaculation. La première séquence de rapport, sur la plage, montre des gros plans pour un cunnilingus, avec sexe offert, et une solide érection pour le narrateur. Madame dispose d’une poitrine opulente. Le pénis de monsieur semble de taille normale, fortement innervé. Lors de la deuxième séquence, le dessinateur montre à nouveau les sexes en gros plan, avec double pénétration dont le lecteur n’ignore aucun détail, et éjaculation simultanée. La suivante commence par un instant de fétichisme sur une petite culotte en dentelle dans la chambre de la mère. Il s’en suit un rapport rapide et intense, avec à nouveau des gros plans, même si les deux partenaires restent habillés tout du long. Le suivant comprend une belle fellation, suivie par une position un peu acrobatique. Et les autres sont tout aussi dépourvus d’hypocrisie dans leur représentation, avec une attention particulière pour le rendu de la chair, l’artiste privilégiant des formes pleines d’adulte, plutôt que des corps fluets ou graciles qui pourraient faire penser à des adolescents à peine adultes.


Dans les brefs remerciements, Irene G. exprime sa reconnaissance au dessinateur, son compagnon, pour lui avoir permis d’être sa complice dans cette grande aventure faite d’amour, de passion et de créativité. Elle ajoute que chaque ligne de cette bande dessinée s’inspire de la complicité, des rires, des secrets et de l’intimité qu’ils partagent. Elle conclut que c’est un vrai privilège de pouvoir explorer ensemble les moindres recoins de leur imagination et de transformer tous ces moments en art. En effet le lecteur peut apprécier la variété des situations proposées, qui restent classiques, la vitalité des partenaires, l’intensité des étreintes, et à chaque fois quelques détails qui les rendent spécifiques. Chaque séquence de relation physique étant dépourvue de mots, ce sont les images qui apportent toutes les informations. Dès la première, le lecteur sourit en découvrant les icones dans les phylactères, au total de huit, venant comme un commentaire visuel sur les envies de l’homme ou les ressentis de la femme. Il constate également que les auteurs montrent la forme un peu courbée du pénis, et la coupe particulière des poils du pubis de la femme. Ainsi chaque séquence comporte des particularités qui en font plus qu’une simple collection d’images pornographiques génériques : la musculature des sportifs à la salle, ainsi que celle de Pam, le comportement énervée de la mère avec le copain de sa fille, le décalage de réaction de l’étudiante, l’intensité de la concentration de la jeune femme sur ses ressentis en se masturbant, la délicatesse et la prévenance de l’exploration entre l’homme et la personne trans (ainsi que ses piercings au téton), et la séquence onirique aux magnifiques couleurs de l’accouplement avec la déesse hindoue (des visuels de toute beauté).



Le lecteur ressent que les auteurs ont travaillé sur une forme de scénario plus étoffé que ceux de circonstance dans ce genre de bande dessinée. Certes la situation de départ sert de cadre pour que chacun raconte son expérience qui sort le plus de l’ordinaire, la plus mémorable comparée à la vie quotidienne. Cela permet de mettre en place chacune des scénettes à intervalle régulier, et entretemps chaque convive peut exposer le contexte de ce qu’il va narrer. Cela offre aussi l’occasion à chacun de réagir sur le comportement de l’un ou de l’autre. En fonction de son état d’esprit, le lecteur peut y voir des échanges banals de circonstance pour meubler entre deux scènes d’action, ou bien des interrogations, des constats des deux auteurs, à l’occasion de la réalisation de ce projet. En une ou deux phrases, les convives évoquent les professionnelles du sexe et leur choix de faire ce qu’elles veulent de leur corps, la volonté propre des femmes dans la recherche de relations sexuelles, le choix de dévoiler ses secrets et les conséquences émotionnelles, l’hypocrisie des relations extraconjugales des hommes mariés et pères de famille, la recherche de nouvelles premières fois (pour les premiers émois, les papillons dans le ventre…), le questionnement honnête sur le dégoût éprouvé pour la chair d’une personne du même sexe, le temps qui passe et l’impression de ressembler de plus en plus à son père (ce pauvre mec que personne n’aime, que personne n’admire, qui est de plus en plus triste et qui a baissé les bras depuis longtemps. Finalement ses souvenirs d’activité sexuelle agissent comme un révélateur de malaises personnels, un récit de genre qui va bien au-delà de sa condition.


La bande dessinée pour adultes est un genre en soi, très codifié, et dont les conventions priment généralement sur tout le reste, ne laissant aucune place pour autre chose. Les auteurs réalisent un récit de genre on ne peut plus explicite, avec des séquences graphiques et pleines de vitalité, sans aucune hypocrisie par rapport à ce genre. Progressivement, le lecteur se rend compte que les scènes de transition entre deux rapports font apparaître des doutes et des interrogations qui relèvent de l’intime psychologique et émotionnel. Une œuvre de genre plus sophistiquée que le tout-venant.



mardi 26 août 2025

SHI T06 La grande puanteur

Pour qui sait la redresser, l’échec est l’échelle menant à la victoire.


Ce tome fait suite à SHI - Tome 5 - Black Friday (2022). Il faut avoir commencé la série pour le premier tome pour comprendre l’intrigue. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Les femmes du village sont réunies dans une même maison. Dans la grande pièce, elles se prosternent toutes devant un groupe de quatre femmes au torse dénudé, avec chacune un tatouage sur le dos. Elles ont entonné une comptine : Il est question d’une demoiselle qui croise un démon fripon, en allant chercher de l’eau. Son nombre est Un, son nombre malin, Ichi son nom, son nom vilain. Elle s’enfuit, son seau à la main, comme lui avait dit sa maman. À l’ombre d’un cerisier, un vieux démon méditait… Dehors, la petite Kita regarde discrètement par la fenêtre, sa poupée dans la main. Elle est interrompue par sa mère qui lui rappelle qu’elle lui a déjà dit et répété qu’elle est bien trop jeune pour espionner le rituel de soumission à Rei, le roi démon. Sa mère insiste : sa fille ne peut pas imaginer à quel point les forces invoquées peuvent s’avérer dangereuses. Kita lui dit qu’il y a quelqu’un derrière elle. C’est tout un groupe d’hommes en armes qui se tient prêt à investir la maison. Leur meneur effectue un grand geste ample avec son sabre, et décapite la mère de Kita sous ses yeux. La fillette se met à courir, à s’enfuir en courant, comme lui avait dit sa maman. Elle est poursuivie par deux hommes, un armé d’un sabre, l’autre d’une lance. Dans le même temps, le groupe d’hommes a pénétré dans la maison, et ils massacrent toutes les femmes présentes, sans pitié. Puis ils mettent feu à la demeure.



En poussant de toutes ses forces sur ses petites jambes, Kita est parvenue jusqu’à la rizière, mais elle trébuche et l’homme à la lance l’a rattrapée. Kita est interrompue dans l’histoire de sa jeunesse par un des garçons du Dead Ends qui veut savoir si c’est à ce moment-là qu’elle a réveillé son démon cornu. Elle explique qu’elle allait sur ses huit ans et elle n’avait pas encore Ichi pour la protéger ou protéger ceux qu’elle aime. En répondant à une autre question, elle révèle que c’est cette nuit-là que pour la première fois elle a rencontré Sensei. Les sœurs Gift viennent rendre visite aux détenues de la prison pour femmes Holloway. Elles ont leur Bible à la main, et elles en offrent une à une prisonnière. Cette dernière ne sait pas quoi en faire, car elle ne sait pas lire. Les deux sœurs s’approchent de Jennifer, allongée sur son lit. Celle-ci leur demande si elles ne sont pas fatiguées de l’entendre ressasser ses remords concernant les deux cent quarante-deux victimes innocentes que son idéalisme coupable a sur la conscience. Elles lui répondent que sa cause était juste, et que dans son immense sagesse Dieu saura tenir compte des efforts qu’elle faît afin de sensibiliser l’opinion publique au sort atroce de millions d’enfants dans ce pays qui se prétend civilisé.


À nouveau le lecteur revient pour l’intrigue, toujours aussi curieux de savoir comment va se développer le groupe militant des Mères en Colères (Angry Mothers) pour devenir le groupe terroriste Shi. Il se demande bien également où va mener l’intrigue secondaire sur les enlèvements d’enfants dans les années 1950, et si les quatre démons seront réunis, ou au moins si le quatrième sera révélé. Tout commence par un retour dans le passé, quelques temps après l’introduction du tome précédent qui se déroulait dans une rizière, avec une ritournelle évoquant quatre démons, et mettant en scène la jeune Kitamura. L’artiste reprend le même dispositif pour marquer le passé : des cases sans bordure et des couleurs un peu atténuées. Il montre la violence cruelle et sans pitié des hommes exterminant des femmes qui ont acquis une forme de pouvoir qui leur donne de l’autonomie. Sans se montrer voyeuriste, il met en scène la sauvagerie des hommes qui tuent pour supprimer quelque chose qu’ils ne comprennent pas et qui menacent de remettre en cause leur patriarcat. Cette première scène est complétée par une seconde de deux pages : Sensei se retrouve devant la très jeune Kita encore enfant à sa merci. Le jeu d’acteurs présente une sensibilité et une grande justesse, le lecteur éprouvant immédiatement le désarroi et la compassion qui s’emparent de Sensei : il lui est impossible de supporter une telle barbarie chez ses compagnons, et il agit en conséquence.



Le récit revient alors à son temps présent, c’est-à-dire 1858. À nouveau le lecteur peut s’immerger dans chaque décor pour se projeter dans cette époque à Londres. La prison pour femmes avec ses robustes lits dans le dortoir commun, ses murs de pierre, de minuscules fenêtres à barreau, les latrines communes sans porte, le grand hall et la galerie donnant accès aux deux étages de cellules. La grande salle du Parlement. Les quais de la Tamise. La toujours luxueuse demeure des Winterfield, avec la gigantesque salle à manger, la salle de bain du couple et ses accessoires de toilettes. Les serres royales avec leur structure de verre et de métal, et les différentes plantes. Et peut-être le plus terrible des lieux : une usine dont la main d’œuvre est composée exclusivement d’enfants. Le dessinateur continue de se montrer totalement investi dans la représentation de ces lieux, veillant à la rigueur de la reconstitution historique, les donnant à voir au lecteur pour que celui-ci puisse éprouver la sensation de s’y trouver. Il apporte le même soin aux tenues vestimentaires.


Le lecteur retrouve avec grand plaisir les personnages. Il éprouve tout de suite l’envie de protéger la jeune Kita, une enfant traumatisée par la violence de voir une femme décapitée sous ses yeux, incapable d’en concevoir le sens. Dans ce registre, la candeur et l’envie de comprendre des enfants des rues recueillis par Sensei et Kita apparaissent tout aussi naturelles et touchantes. Lorsqu’il retrouve Jennifer couchée sur son lit de prison, il voit son visage et son langage corporel exprimer une forme d’acceptation plus que de résignation, et en même temps une envie de vivre toujours bien présente. Mis à part Sensei, les hommes continuent d’en prendre pour leur grade : le très autoritaire Desmond Fiddle, l’exercice abject du pouvoir patriarcal de Trevor Winterfield sur la veuve Camilla et son autosatisfaction à vomir. Étrangement, c’est le William Winterfield qui apparaît le moins répugnant alors qu’il passe son temps à cracher sur les membres de sa riche famille, tout en s’anesthésiant avec une copieuse consommation d’alcool. Dans les années 1950, le lecteur fait un peu plus ample connaissance avec le lieutenant de police (qui n’est pas nommé) et la secrétaire Miss Kristofferson. Il admire cette dernière pour sa capacité à endurer la place secondaire que la société lui a imposée, et sa capacité à se faire entendre et reconnaître pour ses compétences et son intelligence professionnelle. Il en vient à éprouver une forme de sympathie pour le lieutenant assez intelligent et sensible pour reconnaitre lesdites compétences chez une femme, et passer outre le rôle social imposé par les stéréotypes de cette époque.



Ce tome continue à développer les thèmes sociaux présents précédemment. Les auteurs montrent à nouveau le travail des enfants dans les usines, sans voyeurisme, sans laisser de doute sur ce que peuvent être les souffrances endurées par ces êtres humains qui ne sont considérés que comme des moyens facilement remplaçables. De ce point de vue, le stratagème mis en œuvre par Jennifer, Kita et Sensei pour contraindre la reine Victoria à agir comble le lecteur par son intelligence et la manière dont il est mené. La condition féminine continue également de tenir une grande place dans le récit, à la fois au premier plan, à la fois en trame de fond. Place de l’épouse comme mère des enfants, comme objet de plaisir, comme même pas capable de servir de faire-valoir de son époux… à l’exception de la reine elle-même. Et chaque fois que le comportement d’une femme atteste de manière patente de capacités au moins égales à celles d’un homme, voire supérieures, cela la met en danger. Si en plus elle manifeste des velléités d’indépendance ou d’autonomie, mal lui en prend, et il lui en cuira.


Bien évidemment, en conteurs aguerris, les auteurs donnent au lecteur ce qu’il attend : deux interventions des démons en pleine action. Ils confirment enfin l’existence du quatrième démon, attaché à une personne inattendue, révélée à la toute fin, ce qui génère une terrible impatience chez le lecteur de pouvoir lire la suite. Le scénariste n’oublie pas les éléments historiques : après La petite Dorrit (1857) de Charles Dickens (1812-1870) et une version aménagée du massacre de Trafalgar Square (1858, Black Friday), il met en scène l'épidémie de choléra de Broad Street (1854), décalée en 1858 dans la temporalité de la série. Il fait ressortir que tous les Londoniens sont logés à la même enseigne devant cette maladie… mais quand même les plus riches peuvent la fuir à la campagne dans leur domaine.


À l’issue de ce tome, le lecteur n’a pas forcément éprouvé la sensation de la fin d’un cycle, et il est sûr qu’il attend la suite avec impatience. La narration visuelle allie reconstitution historique riche et prenante, avec une direction d’acteurs impeccable de justesse et de sensibilité. Les thèmes relatifs à la place des enfants et des femmes dans la société, et leur exploitation, sont montrés sous d’autres facettes, dans le contexte historique. Le lecteur est de tout cœur avec les héroïnes, subjugués par leur résilience, malgré leurs actions parfois moralement condamnables, et par l’expression de leur rage sous la forme d’apparition de leur démon. Parfait.



lundi 25 août 2025

Nunavut

Que s’est-il donc passé ensuite ? Pourquoi ce délitement ?


Ce tome contient un récit sur le voyage de l’auteur au Labrador et au Nunvaut. Son édition originale date de 2024. Le texte a été écrit par Edmond Baudoin, et illustré avec des dessins de ce créateur et de son ami Troubs. Il comporte quatre-vingt-onze pages de récit, ainsi qu’une introduction de deux pages également rédigée par Baudoin. Il vient en complément de la bande dessinée réalisée par les mêmes auteurs : Inuit publiée en 2023.


Avant-propos de l’auteur - Nous vivons un temps extraordinaire dans l’histoire de l’humanité, nous sommes les témoins de la fin de quelque chose, qui ne s’appelle pas la fin du monde, mais d’un monde. Elle a commencé il y a une quinzaine de milliers d’années avec le compte de sacs de blé, et hégémoniquement s’est propagée sur l’ensemble de la planète, sauf sur des parcelles qui pendant longtemps n’ont pas intéressé le capitalisme. Il est normal de chercher des solutions hors de cette idéologie, des possibilités de vies pour le monde à venir, nous sommes beaucoup maintenant à nous poser ce genre de questions. Elle était sous-jacente lors de notre voyage, Jean-Marc Troubs et moi. La préservation de l’art est primordiale chez les peuples qui essaient encore de vivre hors de la consommation effrénée, mais est-elle seulement possible ? Nous sommes allés dans le Grand Nord canadien pour observer comment les artistes inuits s’en sortent avec leur histoire artistique, la modernité, les téléphones portables, et les marchands d’art. Un livre, Inuit, a été publié après notre voyage. Alors pourquoi ai-je ressenti la nécessité de travailler sur un complément à Inuit, Nunavut, et de demander à Troubs quelques dessins supplémentaires ? Parce que cette expérience en Terre de Baffin continue à me poser des questions, et parce que depuis notre voyage le monde a basculé encore un peu plus dans le chaos et génère dans sa décomposition toujours plus de misères. Il faut nous trouver des sorties, et je rêve d’y contribuer, un tout petit peu, avec du papier, des crayons et des pinceaux.



Au-delà de la vitre, mon œil descend en pente douce sur la mousse. Des ombres courent sur l’eau, les falaises, les prairies de lichen s’allument, s’éteignent sous les nuages qui cavalcadent comme des chevaux fous. J’attends une baleine qui ne viendra pas, et ce n’est pas bien grave. Je pourrais rester devant cette peinture silencieuse tout le reste de ma vie. À mes côtés, dans l’espèce de cabine de bateau qu’est le salon de Markus, j’entends la conversation en anglais. Ça ne me gêne pas, c’est un peu comme la plupart des chansons à la radio. Incompréhensible, mais vibrant d’une musique familière. Tout à coup, je suis dérangé par du français, ça veut dire qu’on me parle. C’est Markus. Il me dit que j’ai l’air perdu. Il ajoute que lui aussi se met souvent devant cette fenêtre : c’est une drogue, on devient facilement accro.


Étrange démarche : Troubs et Baudoin ont réalisé une copieuse bande dessinée relatant leurs rencontres au cours de leur voyage au Labrador, mêlant des observations matérielles et des portraits d’habitants répondant à une question en échange d’un dessin. De son côté, Baudoin a éprouvé le besoin de compléter cet ouvrage par un livre, rehaussé par des illustrations faites pour certaines par Troubs, et pour d’autres par lui. À la lecture, il apparaît que le texte s’autosuffit, sans besoin d’être soutenu par les images. Pour autant, le lecteur prend grand plaisir à les contempler. Il commence par remarquer que le dessin de couverture fait écho à celui de Le chemin de Saint Jean (2002), avec ce personnage assis au bord du chemin (vraisemblablement l’auteur lui-même) et une pierre en lévitation à la place de la tête. Il fait sens pour le lecteur que Baudoin ait demandé des illustrations supplémentaires à son compagnon de voyage, car l’expérience qu’il a pu faire du Labrador et du Nunavut aurait été différente sans lui. L’ouvrage comprend une trentaine d’illustrations. Le lecteur note que parmi elles se trouvent des portraits des personnes mentionnées : Jean-Marc Troubs par Baudoin (éminemment sympathique), Baudoin dessiné par Troubs sous un angle le rendant songeur, et leurs hôtes et guides Billy, Isabelle, Andrew Qappik, Manasie Akpaliapik. Il se trouve également de nombreux paysages dont celui vu par la fenêtre.



En fonction de sa familiarité avec l’œuvre des deux créateurs, le lecteur détermine sans peine l’auteur de chaque dessin. Il retrouve également des sujets propres à l’un ou l’autre. Un magnifique arbre à l’encre en page trente-trois, une silhouette au pinceau, présentant d’étranges similitudes avec un idéogramme, et après un temps le lecteur se rend compte qu’il y a une minuscule silhouette dans un canoë en arrière-plan, une puissance d’évocation quasi magique avec des traits qui semblent d’une spontanéité totale. De la page soixante-quatorze à quatre-vingt-un, Baudoin évoque comment la chasse au caribou est passée d’une traque avec un arc et des flèches sur plusieurs jours en lisant les signes dans la neige, à une sortie en quad avec un fusil. Le lecteur reconnaît également immédiatement la propension de Troubs à raconter sous forme de conte. Sont également intégrées des représentations par les deux dessinateurs, d’œuvres d’art inuits, celles qui ont tellement marqué l’auteur, et leur représentation de paysages naturels et urbains. Le lecteur se dit que l’auteur a souhaité donner plus de champ à son texte en montrant ce qui a pu susciter ses réflexions.


Le texte s’avère très facile à lire : Baudoin suit l’ordre chronologique de leur voyage, en rappelant les étapes, l’objectif. Il commence par évoquer les trois ans qu’il a passé en tant que professeur à l’université de Hull au Québec, son premier contact avec l’art inuit, qu’il rapproche de l’art brut, et sa volonté de rencontrer les artistes ayant réalisé de telles œuvres. Il évoque ensuite la réalité des horreurs perpétrées contre les Inuits par le gouvernement canadien dans le cadre d’une politique d’assimilation par la déculturation. Un peu plus loin, il raconte sa rencontre avec Jean-Marc Troubs et il évoque les trois ouvrages qu’ils ont réalisés ensemble : Viva la vida (2011), Le goût de la terre (2013), Humains (2018). Dans l’introduction, il explique que cette expérience en Terre de Baffin continue à lui poser des questions. Au cours de ses réflexions, il aborde plusieurs thèmes. Comme souvent, il évoque sa propre pratique de l’art. En l’occurrence, il répond à une remarque de son hôte qui lui fait observer qu’il trace des traits violents, et juste à côté, des lignes très fines. L’artiste répond que : C’est pour donner de la vie à ses dessins. La vie mêle constamment la violence et les caresses. La vie est une suite d’oppositions, de confrontations comme en musique. Baudoin reste interdit en songeant que : Un peu plus de vingt jours de promiscuité et de vie intense avec Billy, et pourtant ils savent, l’un et l’autre, que probablement ils ne se reverront jamais.



Les rencontres avec les Inuits ont amené de nombreuses remarques sur une forme de pureté perdue, une façon de vivre qui disparaît avec la modernité, une déliquescence de la culture inuite, le risque de sa disparition. En particulier, il écrit : Les métis et expatriés inuits qui habitent au Labrador regrettent de ne pas être aussi authentiques que ne le sont, à leur avis, ceux qui sont confrontés à la survie en Terre de Baffin. Enfin, pas tous. Certains se sont bien adaptés au néolibéralisme. Les artistes font le portrait d’un père et de son fils, qui rêve de la construction d’une route s’enfonçant dans les terres froides pour permettre l’exploitation des minerais qu’elles recèlent. Et ces croyants du progrès revendiquent eux aussi leur appartenance au peuple inuit. Lorsqu’ils quittent ces camelots de la modernité, leur guide Billy leur dit que : Au moins il sait quels sont ses ennemis.


Souhaitant rencontrer des artistes inuits, les auteurs font en sorte d’être présentés à ceux qui travaillent dans la maison des arts de Pangnirtung. Baudoin prend alors les précautions nécessaires pour relativiser les propos qui suivent, qu’il n’est pas un Inuit, et qu’il ne peut pas parler à leur place. En tant qu’artiste, il trouve que la majeure partie des œuvres produites le sont en vue d’être vendues comme des marchandises à des étrangers souhaitant posséder une œuvre d’art inuite, qu’elles sont jolies tout en ayant perdu leur âme. Il revient sur la découverte de l’art inuit par l’occident. Il écrit : Lorsque les galeries du monde entier découvrent les dessins, les sculptures inuits, c’est tout de suite l’engouement. Peu importe ce que cet art dit de la misère de ce peuple, de ses revendications, on ne veut voir que les formes. Et tout le monde se précipite sur ce neuf, qui n’est pourtant pas neuf. Ces femmes, ces hommes qui savent travailler de leurs mains, ont vent de l’intérêt qu’on leur porte. Artiste et Art, ces deux mots n’existaient pas dans leur langue, l’inuktitut. […] Le commerce des peaux ne rapporte plus, la fourrure n’a plus la cote, les trappeurs sont au chômage alors ils se recyclent, en artistes. Ils vont sculpter et dessiner ce qu’on attend d’eux, du joli, de la maman ours blanc avec le bébé ours blanc. Et tant pis pour la terrible vérité de leur quotidien : les suicides, la drogue, l’alcoolisme, les jeunes qui partent à la ville et meurent sur les trottoirs, la tuberculose. Il n’y a pas dans cette dérive l’organisation d’une pensée politique. Non, seulement notre façon de vivre, consommer, devenue la leur.


La bande dessinée Inuit réalisée par Troubs et Baudoin est tellement forte, que le lecteur s’interroge sur le besoin de la compléter par un autre ouvrage, et que dans le même temps il est impensable qu’il ne le lise pas. Il prend le temps pour s’imprégner des dessins, de ces paysages vus à travers la personnalité des deux artistes. Il découvre un texte d’une grande fluidité. Il comprend que l’auteur avait été fasciné par la puissance d’expression de l’art inuit, et par son originalité déconnectée d’une histoire capitaliste, une piste pour une alternative. Aussi bien au travers du mode de vie des Inuits à Pangnirtung (Nunavut) que par l’évolution de leur art, il s’interroge sur le devenir de leur culture, une réflexion qui peut se voir comme une métaphore de la possibilité de la survivance d’un mode de vie alternatif au capitalisme. Passionnant.



jeudi 21 août 2025

Quatre vies de Mario Marret

L’indépendance, pour quoi faire ?


Ce tome contient une histoire complète, de nature biographique, ne nécessitant pas de connaissances préalables sur la vie de Mario Marret (1920-2000). Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Nina Alamberg pour le scénario, et par Laure Guillebon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-soixante-quatre pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface d’une page rédigée par la scénariste en novembre 2022, quatre pages de photographies montrant Marret, une bibliographie de trois ouvrages pour en savoir plus, la filmographie que Marret, un article de l’historien Tangui Perron intitulé Bruno et Mario (ou de quelques transports amicaux au temps de l’internationalisme communiste et tiers-mondiste), un court paragraphe sur Suzanne Zedet, un autre sur Amílcar Cabral, et un autre pour chacune des autrices.


À Clermont-Ferrand, à l’hiver 1936, le jeune Mario Marret, encore adolescent, se rend à l’atelier de serrurerie de son employeur. Il passe devant une affiche du SIA / Solidarité Internationale Antifasciste, qui enjoint à ne pas oublier leurs frères et leurs sœurs d’Espagne qui se battent avec courage contre le fascisme. Elle porte également l’information d’une réunion de soutien à la maison du peuple, ce quinze novembre 1936, place de la Liberté, à Clermont-Ferrand. Il arrive à destination et rentre dans l’atelier. Le patron rappelle à l’apprenti qu’un ouvrier soigneux range ses outils à la fin de la journée. Il continue : à l’âge de Mario ce n’est pas pour le client qu’il travaille, c’est pour lui. Il le rassure : on ne mange pas autant d’argent qu’il croit à recommencer. La journée se passe à travailler, et enfin Mario met toutes ses affaires dans le tiroir pour les ranger, mais en vrac. Il dit au revoir à son patron, et il se rend à la réunion qui se tient à la maison du Peuple. Devant, il y retrouve un copain un peu plus âgé qui l’attend.



À la maison du Peuple, la réunion a déjà commencé, et un orateur a pris la parole : Le Front Populaire leur a promis le pain, la paix et la liberté, mais comment croire à sa paix lorsqu’il laisse un peuple frère sans défense de l’autre côté des Pyrénées ? Oui, il l’affirme : le Front Populaire laisse les prolétaires espagnols sans défense devant le fascisme. Il en appelle à la mobilisation des personnes présentes pour leur apporter leur aide, et il entonne le slogan : Des canons, des avions pour l’Espagne ! Vive l’anarchie ! Slogan repris par tous les présents. Ceux-ci échangent ensuite quelques paroles en Espéranto. Puis Mario quitte la réunion et se rend chez le médecin. Il a décidé de se faire opérer pour une vasectomie. Il ne veut pas procréer dans ce monde pourri. Au printemps 1939, Mario Marret a dix-neuf ans, il est en route vers les Pyrénées orientales. Il se mêle aux milliers de camarades espagnols contraints de traverser les Pyrénées avec la victoire de Franco. En juin 1939, les Républicains espagnols fuient leur pays devant l’avancée des troupes de Franco. De 100.000 à 200.000 sont parqués dans le camp d’Argelès-sur-Mer. Livrés à eux-mêmes sans le soutien des autorités françaises, leurs conditions de vie sont terribles.


Le texte de la quatrième de couverture informe que : Mario Marret a été espion anarchiste, explorateur polaire, cinéaste militant et psychanalyste. Le récit de sa vie commence en 1936, alors qu’il a seize ans et qu’il est en apprentissage, et déjà militant. Le contexte, sans être détaillé dans ces pages, est celui de guerre civile espagnole, un conflit opposant les Républicains (socialistes, communistes, marxistes et anarchistes) aux nationalistes menés par le général Francisco Franco (1892-1975). Les autrices ont choisi de focaliser leur narration sur Marret, sans transformer la bande dessinée en cours d’histoire. Pour autant, elle mentionne les conflits et les mouvements nationaux. La seconde guerre mondiale, les expéditions polaires françaises créées par l’ethnologue français Paul-Émile Victor (1907-1995), les maquis de la Guinée portugaise en 1966 et Amílcar Cabral (1924-1973) fondateur du Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, la grève des ouvriers de l’usine Rhodiacéta à Besançon au printemps 1967 et le film réalisé par Chris Marker (1921-2012, Christian Bouche-Villeneuve), l’apport de Jacques Lacan (1912-1982) psychiatre et psychanalyste français. Dans les pages en fin de tome, le lecteur peut en apprendre plus sur Suzanne Zedet (héroïne de Classe de lutte, le deuxième film du Groupe Medvedkine de Besançon), Amílcar Cabral, et sur l’internationalisme communiste et tiers-mondiste.



Un ouvrage de nature biographique : le lecteur se prépare à des pages denses, chargées en texte pour un fort volume d’informations, comme il est souvent de mise dans ce genre. Il comprend rapidement que les autrices ont choisi de consacrer un chapitre à chacune des quatre vies de cet homme. La bande dessinée s’ouvre avec une illustration en pleine page et en couleurs, une vue des toits d’un quartier de Clermont-Ferrand, avec uniquement l’année, et le nom de la ville. Puis viennent des pages avec peu de dialogues, où les cases racontent l’histoire en la montrant. La proportion de dialogue se densifie un peu lors de la réunion de soutien, tout en restant à un niveau de BD classique. L’artiste réalise des dessins dans un registre de nature réaliste et descriptif, très facile à lire, tout en comportant une bonne densité d’informations visuelles. Il s’avère qu’il y a peu de pages en couleurs, la majorité du récit étant en nuance de gris.  Les pages en couleurs sont au nombre de dix : les toits de Clermont-Ferrand, une vue sur la rade d’Alger, un bateau pilote guidant le navire Commandant Charcot en partance pour expédition dans l’Antarctique, Mario contemplant une aurore boréale, les spectateurs arrivant à la salle où se tient la réunion de la Deuxième semaine de la pensée marxiste à Besançon, Mario marchant seul et s’allongeant à même la roche pour contempler le ciel, Mario posant sa valise et ouvrant les volets de sa villa à Rustrel, un chat allongé au soleil sur un carrelage au milieu de plein d’outils, un voilier blanc passant devant un énorme complexe industriel portuaire, Mario en train de trinquer avec un ami à Rustrel dans le Lubéron. Il s’agit le plus souvent d’illustration en pleine page, avec des couleurs chaudes du soleil (un peu plus froides pour l’aurore boréale), comme des moments hors du temps que Mario peut savourer à loisir.


De fait, la narration visuelle s’avère douce et agréable, détaillée et immédiatement assimilable. Elle fait œuvre de reconstitution historique de manière discrète et normale, que ce soit pour les tenues vestimentaires, les éléments technologiques, ou encore les moyens de déplacement. Régulièrement, le lecteur savoure une planche avec ses cases sagement en bande, et sans un seul mot. Un groupe de jeunes hommes allant dynamiter un calvaire, Mario en opérateur radio fuyant sa planque en passant par la fenêtre, Mario souffrant d’un mal de mer carabiné, la marche des manchots en Terre Adélie, de tout jeunes hommes défilant avec leur fusil en Guinée portugaise, un groupe de trois personnes à la manœuvre sur un catamaran, etc. La dessinatrice fournit un travail remarquable pour montrer les occupations du personnage, en particulier en ce qui concerne le démontage et le remontage d’appareils radio ou de caméras. Le lecteur se retrouve ainsi aux côtés de Mario Marret se livrant à ses activités aussi bien en Antarctique qu’en Afrique, ou dans une salle de projection aux côtés de Paul-Émile Victor pour l’avant-première de son documentaire Terre Adélie (26 min, mention à la XIIIe Mostra de Venise en 1952), ou dans une salle de réunion avec des ouvriers en présence de Jean-Luc Godard (1930-2022) et Chris Marker.



Le lecteur commence par suivre un jeune anarchiste qui s’engage comme radio dans l’armée en cohérence avec ses convictions de soutenir les prolétaires espagnols, qui est capturé et tabassé, voire torturé, par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale étant accusé de travailler pour l’OSS, qui participe à une expédition en Antarctique remplaçant au pied levé le cameraman décédé, etc. Le caractère incroyable de cette trajectoire de vie apparaît avec plus de force si le lecteur est familier des événements historiques et sociaux évoqués, ou s’il va compléter sa connaissance sur ces sujets. La scénariste indique dans la postface qu’elle est historienne de formation et qu’elle s’est passionnée très tôt pour le cinéma militant. Pour retracer une vie aussi riche, elle a dû faire des choix dans ce qu’elle évoque. Pour autant, le lecteur ressent bien les références sous-jacentes implicites ou parfois juste nommées. Le prix du film de nature remporté par le court-métrage Aptenodytes forsteri (16 min) au festival de Cannes de 1954. Le groupe Mevedkine juste mentionné, c’est-à-dire une expérience sociale audiovisuelle associant des réalisateurs et techniciens du cinéma militant avec des ouvriers de la région de Besançon et de Sochaux entre 1967 et 1974, le nom du groupe étant un hommage au réalisateur soviétique Alexandre Medvedkine (1900-1989).


Le lecteur sait d’avance que toute biographie comprend une part de fiction, une forme d’interprétation inéluctable. Pour autant, il comprend que la scénariste a rencontré, interrogé, discuté avec quatre personnes ayant connu ou travaillé avec Mario Marret à chacune des périodes de sa vie. Certes, ainsi racontée, sa vie présente une cohérence dans son parcours, dans ses compétences, dans ses convictions et leur mise en œuvre, dans le concours de circonstances qui l’ont mené à chacune de ces quatre vies. Dans le même temps, le contexte social et politique est bien présent dans chaque phase, permettant au lecteur de projeter ses propres hypothèses, de se faire son idée personnelle à partir de ce qu’il voit. C’est l’une des grandes forces de ce choix narratif que de montrer plutôt que de commenter et d’expliciter, incitant ainsi le lecteur à se montrer participatif, à regarder avec curiosité les faits et gestes de cet homme si singulier. Il en vient d’ailleurs à regretter que les autrices n’aient allongé un peu leur ouvrage pour plus développer la partie relative à l’exercice de la psychanalyse.


Le texte de la quatrième de couverture expose des faits : espion anarchiste, explorateur polaire, cinéaste militant et psychanalyste. La bande dessinée fait la part belle à la narration visuelle, plus que d’habitude dans un ouvrage biographique, avec des dessins facilement lisibles, tout en contenant de nombreuses informations, à commencer par la reconstitution historique. Le contexte historique peut parfois demander au lecteur d’aller se renseigner plus avant pour mieux saisir les enjeux de telle situation, de tel choix, de telle action. Il en ressort avec une admiration sincère pour le parcours de cet homme, ses capacités, ses engagements, ses convictions, et la part d’aventures. Formidable.



mercredi 20 août 2025

Alef-Thau T06 L'homme sans réalité

C’est bien joli tout ça, mais on est encore des illusions !?


Ce tome fait suite à Alef-Thau T05: L'Empereur boiteux (1989), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1991. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs, avec Florence Breton pour les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée.


Où sont les belles prédictions ? Un vaisseau et une demi-douzaine de sphères sont en approche au-dessus du château de Tehetete. Dans l’enceinte fortifiée, se tiennent les gnomes, ainsi qu’Alef-Thau, Diamante, Louroulou. Le vieil immortel dépasse la tête en bas de la partie inférieure d’une sphère. Il ordonne à Diamante de rentrer chez elle, et tout de suite ! Elle répond qu’il n’en est pas question : elle ne veut plus jamais retourner là-haut, et elle demande à Alef-Thau de faire quelque chose. Le vieil immortel éclate de rire : il meurt d’impatience de voir ce que cette pauvre illusion qu’est Alef-Thau peut faire. Ce dernier s’adresse à la jeune femme : il est conscient qu’il ne peut rien faire et que le mieux est qu’elle parte, ça ne sert à rien qu’elle reste. Diamante se met à courir pour s’enfuir, suivie par Holibanoum. Les gnomes du château bandent leur arc et décochent des flèches en direction du vieil immortel, malgré les avertissements d’Alef-Thau. Celui-ci rit alors qu’il est touché : il est immortel et les blessures qu’il reçoit se répercutent sur ceux qui ont décoché les flèches. Diamante est parvenue à monter sur le chemin de ronde, toujours suivie par Holibanoum. Deux sphères tirent de petits missiles qui atteignent la muraille de plein fouet. Les robots entament la phase de récupération. Alors que Diamante et le gnome reprennent leurs esprits dans les décombres, un rayon provenant d’une sphère les font léviter et les aspire.



Voyant Diamante s’élever vers la sphère, Alef-Thau tombe à genou, l’épée de cristal à la main, totalement démuni. Alors que la jeune femme est avalée à l’intérieur de la sphère, le rayon disparaît et Holibanoum tombe dans l’eau d’une fontaine. Le vieil immortel donne l’ordre du rassemblent de toutes les unités, dans le vaisseau -mère. À l’intérieur de la sphère il accueille Diamante : il l’attendait et elle va assister à un beau spectacle. Elle lui rétorque qu’elle en a assez, qu’elle n’a plus rien à faire ici, que sa place est en bas, avec Alef-Thau. Il répond que son héros n’est qu’un guignol, et que l’immortalité il n’y a que ça de vrai. Elle se moque de lui en lui demandant s’il s’est vu avec son immortalité, un vrai macchabée ! Alors que ses compagnons lui ont appris à aimer, et que ça c’est la plus belle chose qui ait pu lui arriver. Le vieil immortel donne l’ordre de détruire Mu-Dhara. Le vaisseau-mère commence à produire une vibration et le château s’écroule en ruines. Les gnomes et Alef-Thau commencent littéralement à fondre, se liquéfiant chacun en une flaque de fluide vital. Bientôt seule la tête de d’Alef-Thau dépasse encore de sa flaque, ainsi que son épée.


À l’issue du tome précédent, le sort du mentor est pratiquement réglé, puisqu’il avait quitté sa forme physique et s’était réconcilié avec une personne importante. Dans le même temps, Alef-Thau est réuni avec Diamante, qualifiée de seule personne réelle de ce monde, et il dispose de deux bras et deux jambes, ce qui le rend plus valide qu’il n’a jamais été. C’est le moment que choisit le vieil immortel pour passer à l’action. Il s’agit d’un personnage mystérieux qui incarne la composante science-fiction du récit. Il a servi de mentor, ou plutôt de figure d’autorité pour Diamante lui dictant ce qu’elle doit faire, édictant sa raison d’être, à savoir régner sur cette planète appelée Mu-Dhara. La première séquence fait prendre conscience au lecteur qu’il a un point commun majeur avec la jeune femme : l’appellation Immortel est à prendre au pied de la lettre, ceux qui s’en prennent physiquement à lui subissent la blessure qu’ils ont infligée en retour, alors que lui reste indemne. Le scénariste continue de mener son intrigue tambour battant : le vieil immortel parvient à son but, c’est-à-dire faire enlever Diamante et la ramener dans le vaisseau-mère, en parallèle Alef-Thau se lance dans une quête pour délivrer sa bien-aimée. Le lecteur arrive à la dernière page totalement pris dans l’histoire, et il découvre la mention Fin du premier cycle en bas de la dernière case. Il peut s’en trouver quelque peu déstabilisé puisqu’il sait qu’il ne reste plus que deux tomes, ce qui fait un deuxième cycle beaucoup plus court.



Le lecteur retrouve également avec grand plaisir les personnages, à commencer par Alef-Thau. Celui-ci agit toujours comme le héros au cœur pur, se lançant dans l’aventure sans coup férir, accompagné d’un faire-valoir (non, ce n’est pas Diamante). Il a l’allure d’un jeune homme athlétique, ayant gagné en muscles. Il porte un costume à la couleur neutre, un haut sans manche assorti à son pantalon, une ceinture toute simple sans boucle apparente, et des sortes de chausses lacées par des bandelettes sur le mollet. Son apparence est complétée par sa belle tignasse blonde quelque peu rebelle, et sa longue natte qui lui descend jusqu’aux chevilles, se terminant par la feuille tranchante de l’arbre de sagesse, dont il ne fait pas usage dans ce tome. C’est un jeune homme plein de vitalité, vaillant et courageux, parfois en proie au doute. Le lecteur éprouve le plaisir indicible de le voir enfin complet sur le plan physique, en planche vingt-sept. Il a pleinement conscience qu’il s’agit vraisemblablement d’un état précaire et réversible, ce qui ne l’empêche pas de partager la joie du jeune homme. Il se rend compte qu’en planche quatorze il assiste à la résurrection du jeune homme, un processus récurrent dans la série. Alef-Thau est accompagné dans ses tribulations par le petit gnome Louroulou, servant de respiration comique de temps à autre, et très attachant par sa détermination parfois enfantine.


Les autres personnages s’inscrivent également dans la mémoire du lecteur. Grâce à un processus développé dans le tome précédent, Diamante continue de grandir plus vite que la normale, et elle atteint l’âge de jeune femme. Les auteurs se tiennent à l’écart de toute sexualisation à des fins de titillations gratuites à destination de jeunes lecteurs adolescents mâles. Elle est vêtue d’une manière similaire à celle d’Alef-Thau, avec une tunique qui lui laisse les jambes nues. Elle passe une partie de ce tome inconsciente, et donc en train d’être secourue par le héros, pour autant les rôles aurait pu être inversés, et Alef-Thau secouru par elle. Du fait de son rôle plus important, le lecteur prête plus d’attention au vieil immortel : un homme âgé décharné au torse nu (et l’avant-dernière séquence montre qu’il est entièrement nu), aux yeux globuleux, dont il manque la partie supérieure du crâne car son cerveau ainsi décalotté est relié à l’ordinateur ou aux commandes de sa sphère spatiale. Tout cela lui donne une allure de vieille momie manipulatrice et toxique, une sorte de vestige d’un autre âge qui aurait oublié de passer l’arme à gauche. Dans sa sphère, il est continuellement la tête en bas. Cette bizarrerie est expliquée lorsqu’il se retrouve désarmé face au héros : il explique que pour lui l’envers c’est l’endroit. Le lecteur prend cette déclaration dans un sens métaphorique, le sens des valeurs de cet individu étant inversé par rapport à celui des héros.



C’est reparti pour l’aventure : attaque d’un château-fort par des petits vaisseaux volants en forme de sphère, enlèvement de la belle jeune femme, destruction d’une planète, mort de la population, traversée d’un lac de fluide vital peuplé de créatures ectoplasmiques, infiltration du vaisseau-mère spatial, affrontement final contre le grand méchant, etc. Tout y est ! Comme à leur habitude, les auteurs mettent en œuvre les composantes récurrentes de la série : résurrection sous une forme ou une autre, corps astral pour échapper à une situation périlleuse, utilisation morbide de l’immortalité (Diamante se soumet au feu de soldats et même de chars, sachant qu’elle n’en mourra pas et que ses assaillants seront mortellement frappés en retour). Cette fois-ci les épreuves ne semblent pas passer par les quatre éléments (eau, terre, feu, air). En revanche, il est à nouveau question de la nature de ce monde. Pour commencer, le titre lui-même désigne ce questionnement : L’homme sans réalité. Ensuite, Alef-Thau est armée de son épée tout du long, et le lecteur se souvient qu’il s’agit de l’épée de cristal, qui s’est présentée comme la lumière, le seul être réel de cette planète. Le fluide vital joue à nouveau un rôle capital dans l’intrigue : le lecteur y voit plus une forme d’étincelle de vie de l’individu, qu’un fluide corporel reproductif… même s’il est question d’insémination d’un personnage et de sursemence. La dernière séquence amène effectivement une forme de clôture, pour ce premier cycle, tout en laissant en suspens la question de l’immortalité de Diamante, et l’interrogation sur la nature de la réalité, ou son corollaire sur ce qui est illusion. Toutefois, le lecteur se trouve bien incapable de deviner ce qu’il manque encore à Alef-Thau pour être complet.


Un tome qui marque la fin du premier cycle, avec des aventures haut en couleurs, une narration claire, inventive et divertissante. Des thèmes récurrents tels que la résurrection après des épreuves et une question sous-jacente de classe entre les immortels et le commun des mortels. Une promesse finale : d’ici peu, les personnages iront tous à la recherche d’une réalité.



mardi 19 août 2025

Plus vite, plus haut, plus sport

Une histoire incroyable, mais vraie, comme le sport n’en manque pas !


Il s’agit d’une anthologie relative à des anecdotes sportives. Son édition originale date de 2024. Il comprend dix récits, tous écrits par Julien Hervieux, chacun illustré par un artiste différent : François Boucq, Luigi Critone, Julien Solé, Fred Remuzat, Cédrick le Bihan, Damien Geffroy, Nicolaï Pinheiro, Étienne Le Roux, Virginie Augustin, Merwan. La colorisation a été réalisée par cinq artistes eux-mêmes (Boucq, Critone, Le Bihan, Geffroy, Le Roux), et par Robin Le Gall pour les cinq autres chapitres. Il comporte cinquante pages de bande dessinée.


Milon de Crotone, dessiné par François Boucq, six pages. Un grand costaud, accompagné de deux jeunes femmes accortes passe devant Milon de Cortone assir sur les marches d’un temple, en lui proposant de les accompagner à la plage. Le jeune homme refuse, prétextant qu’il revient juste de chez le coiffeur, qu’il doit remplir les moutons et surveiller les amphores. Et en plus, il n’a pas son maillot. Le bel athlète indique à une de ses compagnes qu’il croit surtout que Milon ne veut pas leur montrer qu’il est taillé comme un poète athénien. Vexé, Milon se lève et décide qu’il veut devenir costaud, et pour ça, il faut qu’il trouve des trucs à soulever pour se faire les bras. Il voit passer un paysan avec un bœuf et il essaye de soulever l’animal, qui est bien sûr trop lourd. Il décide d’aller acheter un veau : jour après jour, Milon porte son veau et comme le veau grandit, il porte toujours plus de poids. Un jour l’athlète entend parler des jeux olympiques et il décide de s’y inscrire… La légende de Milon de Crotone est importante pour l’histoire du sport à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle participe à forger le mythe du champion auréolé de gloire qui vole de victoire en victoire, ce qui est un peu supposé motiver les troupes. Ensuite, parce que mine de rien, l’histoire du bœuf n’est pas si bête : elle illustre un principe sportif essentiel, qui de commencer petit (enfin, façon de parler) et de viser plus haut après chacun de ses progrès. Enfin, même sa défaite a une morale : la force ne fait pas tout, et un peu de technique et d’intelligence peuvent triompher du muscle pur.



Raoul Paoli le colosse sportif, dessiné par Luigi Criton, cinq pages. Jeux olympiques de 1900, épreuve d’aviron : un juge est éclaboussé par un équipage passant à toute vitesse. Il se demande s’il n’aurait pas triché avec un moteur et il se rend à l’arrivée : il découvre un colosse devant lui, Raoul Paoli. Ce dernier n’a que treize ans quand il se distingue pour la première fois aux Jeux olympiques. Rapidement, sa force lui donne un certain avantage à la lutte, dont il devient champion de France de 1908 à 1912. À partir de 1913, il se met à la boxe, et… il en devient aussi le champion de France. (Catégorie poids lourds, le lecteur l’aura habilement deviné). En 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Raoul Paoli se retrouve dans l’infanterie, et il fait des ravages dans le camp adverse dans la guerre des tranchées. Il finit cependant par être blessé. Le chirurgien extrait de sa blessure une balle pour éléphant. En tout cas, pour lui, l’infanterie c’est terminé. L’administration décide intelligemment de l’envoyer dans l’aviation. Mais il apparaît rapidement qu’il est trop lourd.


S’il a déjà goûté à la saveur de l’anthologie Le petit théâtre des opérations du même scénariste, le lecteur anticipe des anecdotes triées sur le volet et un ton mêlant sarcasme et admiration, dans un savant dosage. Pour cette nouvelle anthologie, Julien Hervieux s’attache majoritairement au parcours de sportifs ou de personnes évoluant dans le monde du sport : Milon de Crotone (Vie siècle avant JC), Raoul Paoli (1887-1960, cinq olympiades en boxe et athlétisme), Duke Kahanamoku (1890-1968, nageur olympique), Roland Garros (1888-1918, première traversée de la mer Méditerranée), Adolfo Cotronei (1878-1950, journaliste escrime), Kathrine Switzer (1947-, marathonienne), Khatuna Kvrivishvili (1974-, archère soviétique aux jeux olympiques de 1992, géorgienne pour ceux de 2000, américaine pour ceux de 2008). Les trois autres récits sont consacrés à l’organisation désastreuse du marathon des Jeux olympiques de Paris en 1900, à la création de la voiture-balai dans le Tour de France, et à la création du jeu de Soule ainsi qu’à son évolution. Les fiches accolées à chaque chapitre sont le plus souvent consacrées à l’athlète ou à la personnalité, et développent un autre aspect comme l’importance de Milon de Crotone pour l’histoire du sport, la biographie de Raoul Paoli, le développement de la pratique du surf, l’hélice blindée dans les avions de la Première Guerre mondiale, la fin de la pratique du duel en France, Roberta Gibb (1942, marathonienne).



Le choix d’avoir un artiste différent par sujet permet de leur conférer une saveur propre, rehaussant ainsi leur particularité. Chacun des dessinateurs réalise des cases dans un registre descriptif et majoritairement réaliste. Ainsi le lecteur peut se projeter dans la Grèce antique avec les toges et les culottes en ligne noué, les tranchées de la Première Guerre mondiale, derrière les tribunes de la piscine olympique en plein air, dans les rues de Paris en 1900, dans le ciel en plein combat aérien, en plein champ pour un duel à l’épée, dans les rues de Boston pour un marathon, dans un train en 1911 pour tricher au Tour de France, dans une salle avec une chaise pour provoquer des décharges électriques, ou encore devant un château en 1369. Le niveau de détails peut varier d’un chapitre à l’autre, avec toujours une attention portée à la reconstitution historique, à la fois par les tenues vestimentaires, par les accessoires et par les moyens de locomotion. Ainsi le lecteur peut admirer un beau spécimen de vache (accessoire soulevé par Milon de Crotone), Raoul Paoli en train de tourner dans un film à Hollywood, le beau collier de fleurs hawaïen de Kahanamoku, une carotte (enseigne rouge obligatoire depuis 1906) d’un bureau de tabac, un des premiers avions (avec ses ailes en toile, proche d’un vélo avec des ailes), le salon luxueux de la fédération d’escrime, une piste d’entraînement d’athlétisme, une belle palette de chapeaux sur les responsables de l’organisation du Tour de France dans les années 1910, un bel arc de compétition très technique, les protège-têtes spécifiques de la soule.


Impossible de résister aux touches d’exagération humoristique de Boucq dans la première histoire : l’assurance totale de Milon de Crotone dans sa force. Critone dessine un Raoul Paoli plus monolithique, jouant sur le fait que le scénariste lui donne toujours la même réplique : Greuh. L’encrage de Solé s’avère plus épais et plus gras, pour une impression plus organique et palpable. Remuzat réalise des dessins plus clairs, avec un beau soleil qui donne une ambiance de comédie totalement appropriée au vu du degré d’impréparation et de chaos du marathon de 1900. Le Bihan donne une tronche plus marquée aux personnages dont Roland Garros. Geffroy fait ressortir la démarche opportuniste et sans gêne du journaliste grâce au langage corporel et au jeu des acteurs. Le lecteur se prend immédiatement d’amitié avec Kathrine Switzer dont le visage et l’attitude montrent qu’elle est totalement imperméable à la misogynie ambiante. Le Roux sait insister sur les regards fourbes et les prises de vue révélatrices des tricheries. Augustin marie avec élégance des réactions un peu exagérées avec des situations mettant en lumière leur caractère anormal, Merwan réalise des dessins qui donnent une sensation plus brouillonne pour rendre compte des mêlées très viriles propres à la soule.



Le savoir-faire du scénariste opère comme dans sa série sur les militaires en intervention sur le petit théâtre des opérations, avec monsieur le Chien. Il évoque aussi bien les sportifs que le contexte dans lequel ils s’illustrent. Pour Milon de Crotone, il évoque sa vie, et bien sûr le principe de porter sur ses épaules chaque jour un jeune veau, portant ainsi un poids plus important chaque jour, jusqu’à pouvoir porter un taureau une fois le veau devenu adulte. Le scénariste va ainsi mettre en avant la valeur de chacun des sportifs : Paoli un colosse courageux combattant lors de la Première Guerre mondiale, Kahanamoku promouvant le surf et devenant le shérif d’Honolulu, Garros inventant l’hélice blindée, Switzer faisant fi de la misogynie omniprésente, Kvrivishvili d’une constance surhumaine. Le lecteur constate que Hervieux en profite d’ailleurs pour glisser quelques anecdotes sur la guerre, comme ça en passant, en loucedé.


Ces histoires racontent également l’apparition d’un nouveau sport (le surf), la construction progressive de certaines épreuves (en particulier le marathon et la soule), l’amélioration de l’organisation (le marathon encore), et les tentations de tricheries (dont certaines très inventives pour le Tour de France). Le lecteur prolonge bien volontiers chaque chapitre avec la page de texte illustrée. Ainsi il en apprend plus sur la vie historique de Milon de Crotone et son importance symbolique pour le sport, l’importance du catch en France dans les années 1960 et 70 (avec des catcheurs comme Chéri Bibi ou le bourreau de Béthune, et le commentateur Thierry Roland), la concurrence du surf en tant que pratique sportive avec la présence de requins dans certains spots, la pagaille totale du marathon de Paris de 1900, les hélices blindées des premiers avions (Hervieux réussit à parler de guerre), un journaliste des plus opportuniste et le dernier duel connu en France (en 1967 entre Gaston Defferre et René Ribière), la grossesse comme mode de dopage, l’entraînement de Jennifer Lawrence pour Hunger Games (avec une championne olympique de tir à l’arc), et l’existence de sports aux règles inattendues comme l’Eukonkanto, la course-poursuite avec un fromage (au Royaume-Uni), ou encore le Quidditch (avec des règles absurdes créées dans le seul but de se moquer des sports aux règles compliquées).


On peut faire confiance à ce scénariste pour choisir les anecdotes croustillantes avec une intuition sûre et pour s’entourer d’artistes sachant aussi raconter l’histoire dans un environnement solide qu’en faire ressortir les caractéristiques absurdes et drôles. De Milon de Crotone à la soule, en passant par des sportifs exceptionnels et des situations ubuesques. Aussi instructif que divertissant.